Le 27 octobre 2016

Inscrire la laïcité dans la Constitution ?

Synopsis : La proposition est avancée par plusieurs politiques dans le contexte de la visibilité de l’islam dans notre société. En réalité, la laïcité au sens juridique et politique est déjà suffisamment assurée

Dès mars 2015, le député MR Richard Miller a déposé une proposition de révision de la Constitution pour y introduire l’affirmation de la laïcité de l’État. Au lendemain des attentats de novembre à Paris, Laurette Onkelinckx (PS) lui emboîte le pas, bientôt suivie par l’Open VLD Patrick Dewael et par Didier Gosuin et Olivier Maingain (Défi). Nombre d’articles et de réflexions autour du thème se bousculent dans les médias. Essayons de faire le point.

Selon le petit Robert (quand le terme apparaît pour la première fois en 1990), « la laïcité est le principe de séparation de la société civile et de la société religieuse, l’État n’exerçant aucun pouvoir religieux et les Églises aucun pouvoir politique ». Ce principe s’est affirmé au sein de sociétés de tradition catholique, au terme d’un long processus d’émancipation par rapport à l’Église. La France incarne aujourd’hui le modèle de l’État laïque, ce principe étant affirmé dans sa Constitution. En Belgique, la situation est plus nuancée : au sens précis de la définition rappelée ci-dessus, elle est bien un État laïque. L’article 19 de la Constitution garantit, en effet, la liberté des cultes et l’article 20 affirme que « nul ne peut être contraint de concourir d’une manière quelconque aux actes et cérémonies d’un culte, ni d’en observer les jours de repos ». Mais le terme n’apparaît dans aucun texte juridique.

L’importance de la religion catholique dans la formation et l’évolution historique de la Belgique se manifeste de deux manières dans l’édifice juridique actuel : les traitements des ministres du culte sont à la charge de l’État (la Belgique est restée fidèle au concordat conclu entre Napoléon et le Saint Siège en 1801, alors que la France l’a dénoncé en 1911) et, au niveau de l’enseignement, le réseau libre est reconnu et même subsidié et le réseau officiel offre des cours de religion. Pour rétablir l’équilibre, l’État ne subsidie pas seulement les ministres des différents cultes actuellement reconnus (catholique, protestant, anglican, orthodoxe, musulman : article 181, § 1er de la Constitution) mais aussi les « délégués des organisations reconnues par la loi qui offrent une assistance morale selon une conception philosophique non-confessionnelle » (article 181, § 2). L’article 24 de la Constitution affirme que l’enseignement est libre. Celui que la communauté organise est neutre ; mais « tous les élèves soumis à l’obligation scolaire ont droit, à charge de la communauté, à une éducation morale ou religieuse » et « les écoles organisées par les pouvoirs publics offrent le choix entre l’enseignement d’une des religions reconnues et celui de la morale non-confessionnelle ». Le mot « neutre » apparaît ici et toute une réflexion s’est développée sur la neutralité de l’école, le devoir de neutralité des enseignants, etc. Mais jamais il n’est question de laïcité.

La singularité de la situation belge, c’est que, s’ils n’apparaissent pas dans les textes légaux, ces termes de laïques et de laïcité sont employés couramment et ouvertement revendiqués pour désigner les personnes qui se réclament d’une conception de la vie dégagée de toute référence religieuse (« confessionnelle ») et l’ensemble des institutions qui les regroupent. C’est la « laïcité organisée », représentée principalement par le « Centre d’Action laïque » et son correspondant flamand, l’UVV (Unie Vrijzinnige Verenigingen). Ces organismes se considèrent comme les représentants de la communauté non-confessionnelle et à ce titre développent une « laïcité philosophique », un « humanisme délivré de toute référence divine » auquel peuvent se référer tant les professeurs de morale laïque que les divers « délégués » dont parle l’article 181, § 2 de la Constitution. La laïcité (philosophique) organisée a été, historiquement, le fer de lance des différentes évolutions qui ont abouti à la situation légale actuelle, la neutralité de l’État belge, tempérée ou teintée par l’équilibre entre les différents piliers reconnus, ce qu’avec le « Rapport final » de la « Commission du Dialogue interculturel » nous pourrions appeler « le pluralisme philosophique »[1].

L’ambiguïté du terme dans le contexte belge a été mise en relief par un arrêt de la Cour Constitutionnelle, daté du 12 mars 2015, qui, en réponse à une question préjudicielle du Conseil d’État, déclare qu’un élève de l’enseignement officiel ne peut être contraint de suivre un cours « philosophique » quel qu’il soit. Interférant avec une réflexion menée depuis longtemps sur la nécessité d’introduire un cours de citoyenneté commun à tous les élèves d’une classe, cet arrêt a suscité bien des débats et mis en branle toute une procédure. Le résultat en est la mise en route, dès l’année scolaire 2016-2017, d’un système où les parents ont le choix pour leurs enfants entre deux heures-semaine de cours de citoyenneté et un mixte d’une heure de citoyenneté et d’une heure de religion ou morale. Avec tout un débat où les milieux de la laïcité organisée revendiquent pour les professeurs de morale l’exclusivité des cours de citoyenneté !

Sans surprise, c’est de personnalités politiques de divers partis mais tous proches de cette laïcité organisée qu’émanent les appels à inscrire la laïcité dans la Constitution. Que s’est-il donc passé, quel élément nouveau est-il apparu dans le paysage politique pour motiver cette hâte ? Le lien avec les attentats et le regain d’islamophobie qu’ils ont engendré paraît indéniable. Dans les diverses propositions qui explicitent ce qu’on entend par « laïcité », on retrouve en bonne place « la stricte neutralité religieuse dans les services publics », expression qui recouvre en fait l’interdiction du port de signes distinctifs. Il semble bien notamment que le jugement par lequel le tribunal du travail de Bruxelles a annulé un article du règlement intérieur d’Actiris qui interdisait à ses employées le port du voile a été une motivation de plus pour certains protagonistes de cette inscription. Comme l’écrit Carlos Crespo, président du MRAX dans une carte blanche publiée par Le Soir du 3 février 2016 : « Nul ne peut sérieusement feindre d’ignorer qu’aujourd’hui la plupart de ceux qui invoquent la nécessité d’une réaffirmation de la séparation entre l’Église et l’État ne défient plus une institution religieuse mais toisent une minorité de croyants. » On aurait en Belgique ce que, dès mai 2015, Emmanuel Todd affirmait pour la France : « la revendication de la laïcité, c’est l’autre nom de l’islamophobie »[2].

Mais qu’en est-il pour le fond de la question ? Nous pensons que cette inscription de la laïcité dans la Constitution est superflue : la laïcité politique au sens de la séparation stricte de l’État et des religions (neutralité de l’État et liberté religieuse) existe déjà. Nous faisons volontiers nôtre l’avis d’Hervé Hasquin, dans une interview publiée par La Libre Belgique le 31 décembre 2015 : « Le principe de laïcité n’est pas nécessaire pour la bonne conduite de notre pays, il ne va rien changer. Inclure ce débat va créer des frictions complémentaires… »[3].

Finalement, cette proposition d’inscrire la laïcité dans la Constitution n’est qu’un épisode nouveau du débat sur le port de signes religieux dans l’espace public – le voile, toujours le voile. Le Rapport final des Assises de l’Interculturalité avait, sur ce point délicat, proposé une solution de compromis, qui n’a malheureusement pas retenu l’attention des politiques[4]. Nous pensons que, sur ce point précis, une avancée législative pourrait être utile pour mettre fin à des décisions administratives et judiciaires disparates mais cela ne justifie pas l’introduction d’un nouveau terme dans la Constitution. Comme plusieurs intervenants l’ont bien noté, un débat pareil soulèverait d’autres aspects du compromis à la Belge, notamment le système scolaire : certains le souhaitent peut-être.

Il faut bien reconnaître qu’il y a, dans le chef d’une partie au moins des milieux de la laïcité organisée, un glissement de la revendication, non seulement légitime mais libératrice, de la totale indépendance de l’État par rapport aux religions vers une exclusion de toute expression de celles-ci dans l’espace public. Dans les faits (et en tout cas dans l’immédiat) c’est la religion musulmane qui est visée. On doit malheureusement reconnaître que l’ouverture d’un pareil débat ne fera qu’alourdir le climat de méfiance qui plombe aujourd’hui l’existence de nos compatriotes musulmans. 

Notes :

  • [1] Sur les divers aspects de la laïcité, telle qu’elle se présente en Belgique, la revue « En Question » a publié un dossier en 2008 : « Laïcité, laïcités », « En Question », n° 86, septembre 2008.

    [2] Emmanuel Todd est un anthropologue, auteur de plusieurs ouvrages sur la société française. Après les attentats de janvier 2015 et les réactions qui ont suivi, il a publié : Qui est Charlie ?Sociologie d’une crise religieuse. Paris, Seuil, 2015.

    [3] Hervé HASQUIN, historien et homme politique, a été recteur de l’Université libre de Bruxelles et est secrétaire perpétuel de l’Académie Royale de Belgique.

    [4] Interculturalité. Rapport final des Assises de l’Interculturalité, 2010, pp.46-47 et 81.