Le 16 janvier 2008

L’engagement des jeunes, la participation et la transmission des valeurs

En Belgique francophone, les mouvements de jeunesse concernent quelque 100.000 personnes. Rien que par ce nombre, ils représentent une réalité importante. En outre, ils se caractérisent par un haut degré de qualité éducative. Engagement, capacités relationnelles, souci d’autrui, expérience directe des choses, gratuité, voilà des valeurs qui, développées, contribuent à la formation de citoyens responsables, actifs, critiques, solidaires. Et si les modalités de l’engagement peuvent évoluer, ces valeurs demeurent essentielles pour le vivre ensemble en société. Telle est la raison pour laquelle le Centre AVEC est heureux de publier cette contribution d’Olivier Servais, qui reprend, sous une forme légèrement modifiée, le chapitre qu’il avait écrit dans un livre bilan : Scouts, Guides, Patros. En marge ou en marche ? (Bruxelles, Luc Pire, 2007). 
 

Dans un ouvrage récent[1], les mouvements de jeunesse francophones font le bilan de leurs apports à la société. Au cœur de leur préoccupation, la question complexe de l’engagement.

La réalité des mouvements de jeunesse, c’est notamment un rayonnement positif important en Communauté française de Belgique. C’est du moins ce qui ressort d’une étude d’opinion menée en février 2006 auprès de 600 personnes de plus de 15 ans par la société TNS Dimarso.

Parmi les éléments mis à jour par ce sondage, il ressort qu’une personne sur deux, en Communauté française, a été ou est encore aujourd’hui impliquée dans un ou plusieurs mouvements de jeunesse – que ce soit en qualité de membre ou de parent de membre.

Par ailleurs, la majorité des personnes sondées ont des attentes fortes par rapport aux mouvements de jeunesse. Par exemple, 75% pensent que les mouvements sont un complément à l’éducation, et 85% attendent qu’ils transmettent des valeurs utiles à la vie en société. Il semble par ailleurs que les mouvements parviennent à y répondre – c’est du moins ce que pensent plus de 84% des personnes interrogées pour chaque dimension considérée.

Sur le plan de l’image générale, enfin, les mouvements de jeunesse semblent bénéficier d’une image plutôt positive. A tout le moins, 70% des personnes sondées se refusent à leur attribuer une image négative. Et pourtant, malgré une image positive, les temps sont durs pour le volontariat, on assiste sans conteste à une radicale mutation des modalités de l’engagement.

Mutation des modalités de l’engagement
 

Les mouvements de jeunesse, en ce qui concerne cette problématique, renvoient en réalité à une triple question. Cela a été signalé dans l’ouvrage évoqué, notamment par Jacques Defourny, l’engagement est indéniablement lié à la vie associative et aux mouvements de jeunesse en particulier, et par extension à la vie économique de la cité. Et les données ne sont pas minces. En Communauté française de Belgique, nous dit-il, il y a environ 82.000 jeunes animés en mouvements de jeunesse. A cela s’ajoute le nombre d’animateurs engagés dans les mouvements, ce qui fait un total de 100.000 jeunes. Suivons maintenant son raisonnement : « Sur le plan de l’activité, l’encadrement de ces jeunes dans les mouvements représente un volume de prestations de travail bénévole considérable. En moyenne, on peut estimer à environ 500 à 600 heures par an et par animateur le volume d’activité généré par ces associations. Environ une moitié de ce capital temps est dépensée pour le camp (préparation, animation, évaluation), le reste étant consommé durant l’année – soit entre 30 et 40 semaines d’animation. On estime encore ce travail entre 8 à 10 heures par semaine par animateur. Au total, la somme est impressionnante : onze millions d’heures de bénévolat par an, et ce pour les 18.800 animateurs que comptent les fédérations. En vocable d’économiste, cela signifie une « masse de ressources », un « input », un « facteur de production » important. »[2]

Mais au delà de la dimension purement économique, l’engagement fait également référence à la participation à un monde fait de valeurs et à la transmission de celles-ci. Cela est d’autant plus important que l’on doit faire le constat d’une transformation accélérée de notre société au cours de ces dernières années : émergence de l’individualisme, fin de l’application de principes d’autorités supérieures, raccourcissement de la temporalité, redéfinition de la notion de collectivité à partir du concept de réseau. Ces réseaux, en particulier, réaffirment l’importance de la qualité des relations, laquelle prime désormais sur la position prescrite par une organisation structurelle. Avec pour conséquence une crise de la hiérarchie et de l’institution. C’est ainsi que, paradoxalement, de nombreuses enquêtes mettent en avant aujourd’hui l’importance des proches (la famille et les amis, en particulier), alors que par ailleurs on assiste à une désaffiliation tant par rapport aux institutions que par rapport au politique[3]. Empreints d’un certain anti-dogmatisme, d’un rejet de la logique d’autorité et d’un sens pragmatique certain, les gens ne croient plus aux grandes idéologies mais entretiennent ce souci de pouvoir concrètement travailler avec d’autres, ensemble. On a parlé à cet égard de la mutation des modes de militance. Muriel Ruol qualifie la transformation de passage d’une militance lourde, lisez d’une adhésion de longue durée dans une famille idéologique donnée qui lui en donne globalement la cohérence, à un engagement souple, fait d’adhésions multiples, et dont la cohérence est impulsée par l’individu. C’est à certains points de vue, le versant société civile de l’État social actif. Chaque individu se juge responsable de ses choix et de ses engagements, et de ce fait il prend son autonomie à l’égard des structures collectives. Ceci a pour conséquence immédiate l’affaiblissement des organisations de petite taille qui vivaient littéralement des ressources de ce volontariat.

Parallèlement à ces résultats, d’autres enquêtes voient également émerger la question du sens de l’engagement[4]. Dans le cadre d’une mutation sociale telle que celle qui a été évoquée ci-dessus, il va de soi que les raisons qui président à l’engagement ont beaucoup changé elles aussi. Ainsi, les modes de régulation de l’engagement tel qu’il est vécu ne trouvent plus d’écho dans le modèle traditionnel du rapport à l’autorité. Par voie de conséquence, les conflits interpersonnels sont plus problématiques qu’auparavant : on a tendance à plus rapidement quitter un groupe dans lequel on éprouve des difficultés sur le plan relationnel, quitte à se réengager ailleurs, libre.

Difficultés à s’engager… quand-même !
 

Ce sentiment absolutisé de liberté constitue un obstacle à l’engagement dès lors que cet acte met de facto un frein à cette liberté. A cet égard, le temps dont tout le monde semble manquer, devient vite un capital important pour lequel des stratégies de conservation se mettent en place.

Un autre obstacle réside dans la multiplicité des enjeux, laquelle entraîne des hésitations, des difficultés à faire des choix clairs.

Par ailleurs, un engagement, par définition, est quelque chose de durable. Si tout change très vite, en raison de l’accélération de la temporalité, qu’on s’investit à un endroit puis qu’on change pour s’investir ailleurs, la notion même d’engagement est mise à mal et l’engagement est freiné, du fait du manque de continuité.

Par comparaison, on pourra aussi pointer le surinvestissement de certains, souvent les mêmes, qui peut être plutôt profitable ou plutôt destructeur.

Les raisons évoquées ci-dessus ne semblent cependant pas entamer l’ensemble des engagements en mouvements de jeunesse. En effet, les jeunes des mouvements sont encore nombreux. Il y a donc quand-même des personnes qui, malgré ces changements, continuent à s’investir. Plusieurs raisons peuvent être épinglées à cet égard.

Celle qui ressort d’emblée découle du fait que la communauté locale – l’unité scoute, l’unité guide ou le patro – est avant tout une aventure humaine où l’on peut développer des relations humaines.

Ensuite, en reprenant les contributions d’Alain Éraly[5] et de Jacques Defourny[6] dans l’ouvrage évoqué plus haut, la seconde raison réside dans le sens et l’approche des questions de l’homme. Les mouvements de jeunesse sont effectivement soucieux de développer une réflexion sur la société, en tentant de mettre des mots sur les choses, mais aussi apprennent à agir. Il s’agit donc de concevoir l’action des mouvements comme un action réflexive, raisonnée, à partir de laquelle on va pouvoir tenter de penser ses agissements, au fur et à mesure qu’on les élabore ensemble. Du reste, évidemment, les mouvements ne se sont pas totalement transformés : il continue d’y avoir un engagement par filiation naturelle, mais ce n’est vraisemblablement plus l’unique vecteur d’engagement, bien au contraire.

D’autres raisons, plus privées, s’enracinent dans les motivations des membres. À cet égard, le besoin de reconnaissance semble être de plus en plus profond. Qu’il s’agisse de reconnaissance sociale, de reconnaissance personnelle, de reconnaissance collective, cela semble être un élément important.

Animer avec des Valeurs
 

Au cœur des raisons d’engagement de presque 20.000 animateurs dans l’encadrement de quelques 80.000 jeunes, se trouve la question, on l’a dit, du sens : au nom de quoi ?  Pour développer quoi ?  Pour quel projet ?  Derrière ces questions se trouve la dimension des valeurs, qui transcendent le tout.

La première valeur qui peut être véhiculée dans l’engagement, et c’est peut-être un peu paradoxal mais tellement manifeste, c’est l’engagement lui-même. Il semble en effet que l’engagement soit une valeur fondamentale des mouvements de jeunesse. On y retrouve en effet l’idéologie de l’engagement comme quelque chose de positif, dès lors qu’il est partagé.

La seconde valeur importante est le souci d’autrui. Ce souci comprend évidemment l’idée de faire attention à l’autre, mais également celle de cheminer avec l’autre, de progresser et de se développer ensemble. Il y a une intention de se responsabiliser soi-même et de se construire sur le plan identitaire, avec autrui et pour autrui.

L’expérience directe des choses apparaît également comme une valeur qui guide la découverte en mouvements de jeunesse. Cette valeur, très fédératrice, amène à préférer l’acquisition de nouvelles connaissances par l’action, le faire, plutôt que par la pensée ou l’étude de savoirs. À cet égard, le projet, par lequel l’expérience s’organise et peut être partagée, a un rôle central, au point de dépasser son strict statut de moyen pour devenir une quasi-valeur.

Evidemment, l’ensemble de ces relations sociales et l’ensemble de ces actions se développent dans un cadre où la gratuité est importante. Caractéristique du troisième pilier de l’économie – le secteur non-marchand, de l’associatif et des mouvements de jeunesse en particulier, la gratuité apparaît comme une valeur qui permet de garantir l’esprit des choses, en imbibant finalement l’ensemble des autres valeurs, pour leur donner naissance.

Enfin, on pourra également mentionner l’importance énorme de la progression dans les mouvements. Que cela soit sur le plan personnel, professionnel ou institutionnel, le changement est perçu comme un phénomène positif qui témoigne de la vitalité des mouvements.

Dès lors que ces valeurs sont vécues et pas uniquement dites, les mouvements développent des compétences qui semblent nécessaires pour s’insérer dans la société en devenant des citoyens responsables, actifs, critiques et solidaires. En premier lieu, on mettra en lumière les capacités relationnelles. Il s’agit évidemment de compétences de type savoir-être qui, bien que parfois marginalisées dans le système classique d’enseignement et d’éducation, n’en sont pas moins fondamentales : la capacité de comprendre l’autre en faisant preuve d’empathie, celle de pouvoir se dire sans blesser en étant assertif, la capacité de faire preuve d’une présence dynamique, d’entreprendre et risquer… Ces attitudes s’avèrent plus que nécessaires, surtout quand on sait les dérives, politiques notamment, auxquelles peuvent conduire des difficultés relationnelles.

Les défis pour l’avenir
 

Les défis liés à cette transformation des modalités de l’engagement volontaire sont multiples pour le monde associatif, et ils sont importants.

Le premier de tous s’ancre véritablement dans la notion de citoyenneté. De l’avis des partenaires des mouvements tels que l’école, les parents, les autres associations, veiller à une véritable citoyenneté face aux mutations de la société nous semble être un des enjeux fondamentaux auxquels les mouvements de jeunesse vont avoir à répondre.

Le second défi porte sur le multiculturalisme. Nous sommes certes dans des sociétés qui sont multiculturelles depuis longtemps, mais dans lesquelles la rencontre entre les cultures va probablement encore s’accroître. On se rend bien compte qu’il y a une difficulté au niveau des mouvements de jeunes à se situer dans cet environnement complexe et qui change rapidement. L’enjeu réside bien dans le développement d’un contact, d’une action, de projets qui peuvent faire le lien entre nos différentes cultures. A cet égard, un partenariat avec l’école et une complémentarité avec les autres associations qui travaillent déjà dans ce secteur s’imposent.

Le troisième défi s’inscrit dans la foulée des transformations fortes de nos sociétés : il s’agit de pouvoir véritablement définir la fonction sociétale des mouvements de jeunesse. En effet, aujourd’hui, la famille n’a plus le rôle qu’elle avait hier et l’école (de même que d’autres institutions) est en crise. En tant que lieux tiers, les mouvements de jeunesse doivent clarifier la fonction qui leur incombe dans ce nouveau contexte social. S’il est important que la réponse émane des mouvements eux-mêmes, il sera utile de pouvoir la renégocier avec leurs partenaires : l’école, les familles et le politique.

Un quatrième défi, qui n’est pas sans lien avec celui qui précède, réside dans le changement d’image des mouvements de jeunesse. On ne connaît que trop la caricature du scoutisme. Elle constitue véritablement un frein au développement et aux activités scoutes, guides et patro, et ce d’autant plus qu’elle correspond de moins en moins à la réalité. Ici, il s’agira d’opter pour un travail en partenariat avec les médias, desquels les mouvements de jeunesse ont parfois l’impression d’être pris pour cibles privilégiées.

Plusieurs pistes concrètes peuvent également être évoquées dans la foulée des défis qui précèdent. La première découle de la nécessité, pour les associations, de jouer un rôle (peut-être davantage que l’école, d’ailleurs) dans la relance d’une citoyenneté participative. À la fois tarte à la crème et constitutive d’un potentiel important, la proposition d’un service civil par le biais des mouvements de jeunesse pourrait faire l’objet de considérations plus approfondies.

La seconde, plus générale, porte sur la valorisation de l’engagement bénévole. Dans une société où la marchandisation devient une valeur de référence, où « combien tu gagnes » et « qu’est-ce que j’y gagne » deviennent des questions critérielles, la reconnaissance sociétale (et pas seulement à l’interne des mouvements) de la gratuité semble plus que jamais nécessaire. Il ne s’agit donc pas seulement de favoriser cet engagement par une reconnaissance verbalisée, mais bien par l’allocation de moyens, le soutien à la formation.

D’un certain point de vue nous assistons à un grand tournant d’une partie non négligeable de notre société civile. Un pan entier du social qui constitue une part centrale de notre identité belge, est en redéfinition majeure. Les défis sont lourds, et l’avenir nous dira si l’engagement volontaire, véritable habitus de notre société, a su largement perdurer au-delà des logiques d’engagement traditionnel.

Bibliographie sommaire

Bawin-Legros B., Voyé L., Dobbelaere K., Elchardus M., Belges toujours. Fidélité, stabilité et tolérance. Les valeurs des Belges en l’an 2000, Bruxelles, De Boeck Université, 2000.

Christians L.-L., Servais O., dir., « Au delà du syncrétisme : le bricolage en débat », in Social Compass, 2005, Vol. 52, no. 3, pp. 275-336.

Delhez Charles et Servais Olivier, « Où en sont religion et spiritualité », in Revue Générale, 2006, vol. 141, n°8-9, pp. 7-16.

Hervieu-Légier Danièle, Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003.

Mathieu Bernard et Servais Olivier, dir., Scouts, Guides, Patros. En marge ou en marche ?, Bruxelles, Luc Pire, 2007.

Ormières J.-L., L’Europe désenchantée. La fin de l’Europe chrétienne ?  France, Belgique, Espagne, Italie, Portugal. Paris, Fayard, 2005.

Notes :

  • [1] Mathieu Bernard et Servais Olivier, dir., Scouts, Guides, Patros. En marge ou en marche ? , Bruxelles, Luc Pire, 2007. Le texte qui suit reprend, avec des modifications mineures, la contribution de l’auteur dans cet ouvrage (pp. 159-164).

    [2] Defourny Jacques, « Les mouvements de jeunesse : une perspective d’économie sociale », in Mathieu B. et Servais O., op. cit., pp. 134-135.

    [3] Voir par exemple, Bawin-Legros B., Voyé L., Dobbelaere K., Elchardus M., Belges toujours. Fidélité, stabilité et tolérance. Les valeurs des Belges en l’an 2000, Bruxelles, De Boeck Université, 2000.

    [4] Delhez Charles et Servais Olivier., « Où en sont religion et spiritualité », in Revue Générale, 2006, vol. 141, n°8-9, pp. 7-16.

    [5] Éraly Jacques, « Les mouvements de jeunesse et l’enjeu de la citoyenneté », in Mathieu B. et Servais O., op.cit., pp. 83-88.

    [6] Op. cit., pp. 133-141.