En Question n°106 - septembre 2013

Les « déplacés internes » et les peuples indigènes en Inde

Le jésuite et sociologue indien Walter Fernandes fait pour nous le tour de la question des déplacements forcés en Inde. Les peuples tribaux et les dalits sont fréquemment victimes d’expropriations par l’Etat indien pour le bien de l’économie indienne, pour son développement ou pour attirer des investissements étrangers. L’analyse fait le tour des dégâts sociaux occasionnés par une telle politique dirigiste. 

Les « déplacés internes »[1] et les peuples indigènes en Inde
 

On entend souvent parler des déplacements externes, communément appelés migrations. Mais nous connaissons beaucoup moins le phénomène des déplacements internes, ceux qui ne transgressent pas les frontières nationales. Ils sont passés sous silence parce qu’ils n’ont pas de dimension internationale ; le phénomène est beaucoup moins étudié et chiffré. Pourtant, les déplacements internes sont souvent aussi importants voire plus importants que les déplacements externes. Pour ne citer que le conflit syrien, le Haut Commissaire des Nations Unies pour les Réfugiés estimait en septembre 2013[2] que le conflit avait engendré environ 2 millions de déplacements externes et 4,25 millions de déplacements internes.

Par cette analyse, nous ferons la lumière sur ce phénomène de tous temps mais peu connu, en étudiant de plus près les déplacements forcés à l’intérieur de l’Inde. Au moment où Europalia Inde invoque la diversité culturelle comme principal atout de l’Inde, il nous semble important d’également informer la société civile belge et les responsables politiques et socioéconomiques quant aux relations tendues entre l’Etat indien et ses populations tribales. Nous évoquerons le caractère plus ou moins contraint ou forcé des déplacements des peuples tribaux, en retraçant l’histoire moderne des déplacements forcés en Inde. Nous verrons comment le colonialisme a imposé une logique de développement économique et commerciale, mais aussi comment l’Etat indien a étendu l’échelle des déplacements forcés pour des fins de développement économique. Nous ferons le tour des conséquences sociales et sociétales de tels déplacements.

Quelques ordres de grandeur
 

La Cour suprême de l’Inde a interprété l’article 21 de la Constitution sur le droit à la vie comme le droit de toute personne à une vie dans la dignité. Quand on voit des millions de personnes déplacées ou privées de moyens de subsistance pendant les six dernières décennies au nom du développement national, on se demande si ce droit s’applique au pauvre. Il n’existe pas de recensement officiel du nombre de déplacés internes en raison du développement. Des chercheurs qui ont étudié la question dans 12 des 28 États de l’Inde, depuis l’indépendance en 1947 jusqu’en 2004, avancent une estimation de 60 millions, déplacés de 25 millions d’hectares. Environ 50% de ces territoires sont des terres ou des forêts de communautés. Les déplacés internes sont paupérisés et marginalisés.

Paupériser les sans pouvoirs
 

C’est ce qui fait des déplacés internes un problème de droits humains, d’abord parce qu’une majorité d’entre eux appartiennent à des communautés rurales pauvres. Les tribaux qui s’appellent eux-mêmes indigènes représentent un petit 8% de la population de l’Inde mais constituent 40% des déplacés internes. Les Dalits (qu’on appelait autrefois intouchables) en représentent 20%, tandis que d’autres communautés rurales pauvres forment également un groupe de 20% de la population. Le fait que la plupart d’entre eux appartiennent à des communautés marginalisées explique pourquoi il n’y a pas de recensement fiable de leur nombre et pourquoi, en six décennies, seulement 17% d’entre eux ont été réinstallés. La proportion de déplacés internes réinstallés est plus faible dans ces communautés. On entend ici par ‘réinstallation’ l’établissement en une fois dans un nouveau lieu, avec ou sans support économique et social. Cela ne conduit pas nécessairement à une ‘réhabilitation’, c’est-à-dire une reconstruction de leur vie économique, sociale et culturelle. Donc, même le petit nombre de ceux qui sont réinstallés ne sont pas réhabilités, c’est-à-dire ne sont pas nécessairement en mesure de commencer une nouvelle vie après avoir perdu leurs moyens de subsistance. La plupart des autres et même beaucoup de réinstallés sont paupérisés, privés de foyer, de pays, d’emploi et sont devenus des gens sans identité et sans droit à une vie dans la dignité.

Le travail des enfants se développe parmi eux, à cause du chômage élevé des adultes. Dans 10 des 12 États étudiés, près de 85% des adultes travaillaient dans les champs comme cultivateurs ou ouvriers agricoles ou assuraient des services dans le village comme commerçants, coiffeurs, etc. Comme ils n’ont pas les compétences que requièrent les métiers qu’on leur propose après leur déplacement, 45% d’entre eux se retrouvent sans travail et les autres doivent faire face à une dégradation de leur condition professionnelle, comme, par exemple, des cultivateurs indépendants qui deviennent des journaliers. Quand les adultes sont sans emploi et que la famille n’a pas d’autre revenu, les parents cessent d’investir dans l’éducation des enfants en vue de l’avenir et en font des sources de revenu dans l’immédiat. Par exemple, 49% des familles de déplacés internes dans l’Ouest du Bengale en Inde Orientale et 56% en Assam dans le Nord-Est ont cessé d’envoyer leurs enfants à l’école pour en faire des ouvriers et gagner un revenu pour la famille. Des études montrent également qu’en l’absence d’autres ressources, le corps des femmes devient lui aussi source de revenu. La prostitution s’accroît parmi les femmes déplacées internes. Traditionnellement les communautés rurales, surtout tribales, traitaient les ressources environnementales et naturelles comme un bien commun hérité des ancêtres, dont la génération présente devait user selon ses besoins tout en le préservant pour la postérité. Avec le manque d’emploi et les bas revenus, ils font de la terre, des forêts et d’autres ressources renouvelables, des sources de revenu immédiat. En les surexploitant, ils entrent dans le cercle vicieux de l’appauvrissement, de la destruction de l’environnement, d’une pauvreté encore plus grande et de la dégradation ultérieure de l’environnement.

De la paupérisation à la marginalisation
 

Ce changement n’est pas seulement économique. C’est une nouvelle attitude culturelle et politique par rapport à leur genre de vie et à leur avenir. Comme individus et comme communautés, ils perdent l’espoir dans l’avenir et essaient de survivre dans le présent par n’importe quel moyen d’existence qu’ils peuvent trouver. Les corps des femmes et des enfants qui étaient le cœur de la dignité humaine deviennent des sources de revenu immédiat. Le travail des enfants les prive à la fois de leur enfance et de leur éducation pour devenir adultes. Les femmes perdent toute dignité. La terre, les forêts et les autres ressources environnementales cessent d’être renouvelables et deviennent des sources de revenu immédiat. Des études montrent qu’ils ont aussi développé une image négative d’eux-mêmes. Comme individus et comme communautés, ils intériorisent l’image que la classe moyenne se fait d’eux comme des êtres inférieurs et incapables de se développer. Les traditions des indigènes et de pas mal d’autres communautés rurales accordaient aux femmes un statut social supérieur à celui que leur reconnaissent les castes et les classes dominantes. C’était lié à leur contribution active à l’économie familiale par leur travail dans les champs et les forêts de la communauté. La femme détenait un certain pouvoir de décision tant que les ressources étaient communautaires.

Le nombre et le type d’emplois que crée le projet de développement ne remplacent pas le travail que les déplacés internes faisaient et ils n’ont pas les compétences que ces nouveaux emplois requièrent. Le peu d’emplois non qualifiés qui sont accordés aux déplacés internes vont aux hommes qui sont considérés comme les chefs et gagne-pains des familles. Dans la réinstallation sur de nouvelles terres, la terre est donnée à l’homme. Elle passe de père en fils. Ainsi est transféré aux hommes le peu de pouvoir que la femme avait dans leur tradition. Réduites à être seulement des femmes au foyer, elles intériorisent lentement l’idéologie de la classe dominante selon laquelle la place de la femme est à la cuisine et elle n’est pas assez intelligente pour assumer autre chose que des travaux non qualifiés de bas niveau.

Les spécialistes du comportement appellent cela marginalisation. L’appauvrissement (ou paupérisation), symbolisé par le bas revenu et le manque d’autres biens matériels, est un changement économique. La marginalisation va plus loin ; elle détruit le système social, culturel et politique et la conception du monde religieuse et idéologique qui les ont portés depuis des siècles. Leur économie et leur identité ont été construites sur le fondement des ressources que le projet de développement détruit. Beaucoup d’entre eux ont vécu dans une société et une économie informelles, dans des aires « arriérées » négligées par l’administration. Une vie fondée, dans l’ensemble, sur la communauté et l’oral. Ils sont jetés sans préparation dans une société formelle basée sur l’écrit et sur l’individuel. Ils sont incapables de s’y débrouiller et se retrouvent paupérisés et marginalisés.

Du colonialisme à la globalisation
 

À la base de ce processus on trouve l’idéologie qui considère le développement seulement comme la construction d’infrastructures et néglige le développement humain. Ce paradigme a commencé à l’âge colonial, a été renforcé après 1947 et s’est encore intensifié avec la globalisation. Le déplacement lui-même a toujours existé dans l’antiquité et au Moyen-Age pour construire des barrages, des villes ou d’autres projets. Mais les projets n’étaient ni nombreux ni importants, la population était réduite et la terre abondante. De sorte que les familles déplacées pouvaient se réhabiliter elles-mêmes sans grand problème et tant la société que l’économie restaient les mêmes. Cela a changé avec le colonialisme. Légitimé comme mission d’éducation civilisatrice de l’Europe, son objectif était de transformer l’économie de la colonie pour en faire une fournisseuse de capital et de matières premières pour la révolution industrielle européenne et un marché captif pour ses produits finis. De nouvelles lois sur la terre et la forêt furent introduites pour faciliter la taxation en vue de la formation de capital, et la terre a été transférée à des mines, plantations, routes et autres projets britanniques destinés à produire et à transporter des matières premières. Le premier pas fut le Permanent Settlement 1793 qui confia la terre à des propriétaires fonciers qui collectaient la taxe au profit du régime colonial. Cela continua avec d’autres lois et culmina dans le Land Acquisition Act 1894 qui reconnaît seulement la propriété individuelle et fait du milieu naturel et de toute terre sans titre de propriété individuel la propriété de l’État.

Ces lois sont basées sur le principe du domaine éminent de l’État. Appelé terra nullius (terre de personne) en Australie, dans les Amériques et autres régions de colonisation blanche directe, cela veut dire tout d’abord qu’une terre sans titre de propriété individuel n’appartient à personne de sorte que n’importe qui peut l’occuper. La seconde facette du domaine éminent est que l’État, et lui seul, a le droit de définir un projet public et d’acquérir même des propriétés individuelles sans le consentement du propriétaire. Pour la terre possédée individuellement, l’État paie une compensation au « prix du marché » qui, dans les zones « arriérées », est extrêmement bas mais il ne le fait pas pour les terres détenues par les communautés, alors même que les gens y ont habité pendant des siècles avant que les lois coloniales fassent d’eux des usurpateurs. La loi n’oblige pas les États à reloger les gens qui ont perdu leur terre.

Ces interventions ont amené la dépossession de millions de personnes mais leur nombre exact n’est pas connu. Certains l’évaluent à 35 millions mais ce n’est qu’une estimation. Cependant il est notoire qu’elles ont jeté un grand nombre de personnes qui dépendaient des ressources communautaires dans un travail sous-payé. Endettés et appauvris, beaucoup d’entre eux furent transportés comme main d’œuvre à bon marché dans des conditions d’esclaves vers des mines et des plantations en Inde et dans d’autres colonies en Afrique, dans les Indes Occidentales, le Pacifique et l’Asie du Sud-Est. Certains résistèrent et l’histoire rappelle beaucoup de luttes et beaucoup de répression. Le Land Acquisition Act est toujours en vigueur 66 ans après l’indépendance, avec des amendements qui rendent l’acquisition plus facile pour le secteur privé. Mais les droits des gens n’ont pas progressé. La conception du développement n’a changé que marginalement. Le régime britannique acquérait la terre pour le profit. L’Inde d’après l’indépendance s’est définie comme un État de bien-être mais la plupart des projets de développement donnent la priorité à l’efficience économique parce que, dans l’ensemble, les leaders indiens attribuaient l’avance de l’Occident à la seule technologie.

Ils étaient convaincus que, si l’Inde était en retard, elle ferait en quelques décennies ce que l’Occident avait mis un siècle à réaliser. Quelques leaders reconnaissaient qu’à la base du progrès occidental il y avait l’exploitation de la classe ouvrière dans les pays et celle des colonies au loin. Mais ils considéraient aussi que la technologie était la principale réponse et pensaient que l’État pourrait assumer ses obligations sociales et assurer un développement équitable en prenant le contrôle de l’économie par le secteur public, et que la technologie guidée par cette approche pourrait résoudre les problèmes de chômage, de pauvreté et d’illettrisme et faire en sorte que les bienfaits du développement atteignent tous les Indiens.

Cela n’est pas arrivé parce que la modernisation a été introduite dans une société indienne fondée sur l’inégalité de caste et de genre, dans laquelle les bienfaits du développement atteignent ceux qui ont déjà le pouvoir, à moins que des mesures soient prises pour promouvoir l’équité. L’accès à ces bienfaits exige une préparation psychologique, culturelle et sociale à travers une éducation formelle et une formation technique. Sans de tels efforts pour aider les classes jusqu’ici négligées à avoir accès à leurs services, les écoles, hôpitaux et institutions semblables rendent ces avantages disponibles mais pas accessibles. Il y a des indications selon lesquelles, en l’absence de pareilles mesures, les apports de la modernité ont profité aux classes moyenne et supérieure. La classe moyenne s’est développée, passant d’environ 30 millions, soit 10% de la population en 1951 à 250-300 millions, soit 25%, aujourd’hui Mais la pauvreté aussi s’est accrue, particulièrement parmi les tribaux sans pouvoir qui vivent dans les régions « arriérées ». 90% de la houille, 50% du minerai de fer et 80% de beaucoup d’autres minerais, y compris d’uranium, ainsi que des ressources en eau et des forêts se trouvent dans leurs régions. C’est ce qui explique la forte proportion des tribaux parmi les déplacés internes, en même temps que la décision de construire 48 grands barrages hydro-électriques dans l’Inde du Nord-Est pendant cette décennie, et plus encore ultérieurement.

Globalisation et acquisition des terres
 

Sur base de cette conception du développement, l’Inde a emprunté de l’argent et de la technologie sophistiquée sous forme de prêts à long terme et d’« aide extérieure » de l’Occident pour mettre en œuvre des projets requérant beaucoup de capital. À partir de 1980, le temps est venu de rembourser ces prêts. La demande de la classe moyenne de biens de consommation plus nombreux et meilleurs a forcé le pays à importer des produits finis. La dette qui en a résulté a forcé l’Inde en 1991 à introduire la nouvelle politique économique de libéralisation. Avec son orientation exclusive vers le profit et le consumérisme de la classe moyenne, le terrain social est désormais négligé. Le gouvernement a décidé en 1994 que davantage de terres étaient requises pour attirer l’investissement privé indien et étranger et que beaucoup de ces terres se trouveraient dans les zones tribales. Le secteur privé convoite des terres tribales pour des mines dans l’Inde centrale et pour des ressources en eau dans le Nord-Est. La globalisation intensifie ainsi la transformation de la terre, de moyen de subsistance pour les gens en produit pour le profit privé. Plusieurs lois ont été édictées pour faciliter son acquisition. Cela signifie une plus grande paupérisation et marginalisation des faibles. Cette politique est mise en œuvre. Par exemple, en 2005 et 2006, le Bengale de l’Ouest a consacré 93.995 hectares à des industries et davantage encore à d’autres projets. L’État d’Orissa, à l’Est, a consacré 40.000 hectares à des industries entre 1951 et 1995 mais a acquis 40.000 hectares de plus dans la décennie suivante. L’Andhra Pradesh a acquis, entre 1996 et 2000, à moitié autant de terre pour l’industrie qu’entre 1951 et 1995. Goa a acquis 3,5% de son territoire entre 1965 et 1995 ; si tous ses plans aboutissent, il en acquerra 7,2% en une décennie. Une condition imposée par le Fonds Monétaire International est de maintenir le déficit budgétaire dans les 5% du PIB. L’État y arrive en opérant des réductions dans le secteur social mais il continue à subsidier l’industrie. Par ailleurs, la mécanisation réduit les possibilités d’emploi dans une économie indienne « labor intensive » qui requiert 10 millions de nouveaux emplois chaque année. Selon l’Organisation Internationale du Travail, plus de 10 millions d’emplois ont été perdus dans le pays depuis 1991.

Cela soulève des questions sur ce type de développement qui fut créé pour répondre à des besoins coloniaux, fut modifié pour répondre aux besoins de la classe moyenne indienne et, avec la libéralisation, s’est encore transformé en faveur du profit privé indien et étranger. Mais toujours contre les pauvres. L’Inde a besoin de développement mais de quel type ? Comme beaucoup de décisions sont prises en Europe et aux USA, les militants des droits de l’Homme au Nord et au Sud doivent s’unir pour exiger un développement équitable. Aujourd’hui beaucoup en Europe mettent en question le travail des enfants et la dégradation de l’environnement. Ceux-ci résultent de décisions prises par l’Occident, il faut donc travailler ensemble pour changer les politiques et ne pas se limiter à reconnaître les problèmes.  

Notes :