Le 31 mars 2014

Appartenances particulières et bien commun de la société

Retour sur un « Rapport » oublié

La publication récente d’un volume qui, sous le titre « Les Assises de l’Interculturalité » rassemble les réflexions de nombreux spécialistes, étrangers et belges, sur la démarche des Assises et son « Rapport final », nous donne l’occasion de revenir sur cette importante initiative malheureusement restée jusqu’ici sans résultat. Le « Rapport final » avait le mérite de proposer, sur divers points litigieux, des solutions de compromis. Au delà de ceux-ci (ou plutôt en deçà et comme leur fondement), nous avançons la thèse que les appartenances particulières (ethniques, culturelles, religieuses) ne sont pas nécessairement en tension avec la citoyenneté commune mais qu’elles peuvent au contraire la favoriser en permettant aux personnes de « se sentir bien » dans la société et d’y jouer un rôle actif. 

Dans une première partie de cette analyse, en manière d’introduction, nous rendrons compte succinctement du contenu de ce volume, en mettant en relief ce qui nous apparaît comme ses principaux apports. Dans une seconde partie, nous tâcherons de penser à nouveaux frais le rapport entre les appartenances particulières et la citoyenneté commune, l’appartenance à la société politique responsable du bien commun. Faut-il se contenter de négocier des compromis – démarche qui reste incontournable – ou ne peut-on voir émerger comme fondement de ces compromis une volonté commune de construire une société, un monde dont chaque personne se sentirait membre à part entière ?

Les Assises de l’Interculturalité.
 

Pour rappel, les Assises de l’Intercuturalité sont le fruit d’une décision du gouvernement fédéral (Van Rompuy) du 18 mars 2008. Elles ont été inaugurées le 21 septembre 2009, sous les auspices de la Ministre de l’Égalité des Chances, Madame Joëlle Milquet. En 2009 et 2010, elles ont donné lieu à diverses activités (302 projets locaux reconnus et soutenus). Un Comité de pilotage (composé de 22 experts) a été constitué et a commencé ses travaux en septembre 2009. Il a produit un Rapport final édité en novembre 2010[1]. Mais, entretemps, l’actualité politique de notre pays passait par une longue crise gouvernementale : élections anticipées en juin 2010, suivie de 18 mois de négociations jusqu’à la formation du gouvernement Di Rupo, le 6 décembre 2011. C’est comme vice-première ministre d’un gouvernement « en affaires courantes » que Madame Milquet reçut et présenta le rapport. Cette circonstance explique en bonne partie l’absence de réaction qu’il a connue jusqu’ici dans le monde politique. 

Pour une relance…
 

On peut penser que c’est dans le but de réveiller l’attention et d’enclencher un suivi politique au travail des « Assises » que deux universitaires, qui furent, respectivement, co-présidente et membre du Comité de pilotage, Marie-Claire Foblets (KUL) et Jean-Philippe Schreiber (ULB) ont coordonné l’ensemble d’études qui paraît aujourd’hui sous le titre trilingue : Les Assises de l’Interculturalité, De Rondetafels van de InterculturaliteitThe Round Tables on Interculturalism[2]Les articles sont écrits dans la langue de leur auteur ; ils sont tous suivis d’un résumé en anglais et le volume est complété par la traduction anglaise du Rapport. Il faut sans doute voir dans ce fait la volonté de donner à cet ensemble de réflexions (et par ricochet au Rapport lui-même) une portée qui déborde le simple cas de la Belgique.

Après une introduction qui situe les Assises en rappelant vingt ans de « débats sur l’intégration » (Edouard Delruelle), le volume se divise en cinq parties. La première « Regards extérieurs » rassemble les appréciations d’un certain nombre de spécialistes d’autres pays ; la seconde regroupe des réflexions sur le processus des Assises et sa méthodologie ; sous le titre « Lectures pointues », la troisième partie recueille les critiques, parfois acerbes, qu’encourent tant la méthode que les propositions ; la quatrième partie rapporte les avis divers sur trois « questions épineuses » : l’éducation, le marché du travail, la neutralité. La cinquième partie enfin regroupe, sous le titre « Témoignages », les réflexions générales de quelques experts.

Comme l’écrit Jean-Yves Carlier, les Assises sont parties d’un fait, le fait de la multiculturalité de la société, résultat d’une immigration qui a fait souche[3]. Cet état de fait n’est pas propre à notre pays, il est commun à plusieurs pays d’Europe Occidentale, comme aussi, plus traditionnellement d’Amérique du Nord. L’émergence de questions liées à la présence visible de minorités ethniques, culturelles et/ou religieuses et à la revendication par celles-ci d’une certaine reconnaissance de leur diversité, cette émergence est commune à plusieurs pays, comme en témoignent en particulier les diverses Commissions qui, dans les dernières années, ont été constituées et ont produit des Rapports sur la question : Royaume-Uni (1997), France (2003), Belgique (2005 et 2010), Québec (2008), Australie (2009). En Belgique, la question a déjà été abordée en 2005 par la Commission du Dialogue Interculturel. Il n’est pas inutile de rappeler ici en quels termes cette Commission formulait le défi. Après avoir affirmé que « la Belgique est une démocratie fondée sur le pluralisme » et détaillé les trois pluralismes « dont notre histoire… a assuré, au terme de crises et de tensions, la promotion », à savoir le pluralisme politique et syndical, le pluralisme philosophique et le pluralisme communautaire, elle invitait à réaliser « une quatrième forme de pluralisme, le pluralisme culturel » et elle définissait la tâche dans les termes suivants : « Il s’agit de transformer en pluralité active la diversité culturelle issue des courants d’immigration, d’inventer un cadre institutionnel, politique mais aussi d’instaurer tout un climat social, pour permettre à ceux dont la culture d’origine est souvent non européenne, de vivre leur citoyenneté à part entière mais aussi pour permettre aux Belges d’origine européenne de les comprendre et de les accepter comme tels »[4]. Le Rapport final de la Commission est un remarquable état de la question et dessine les grandes lignes d’une politique. Mais sur les points litigieux, comme le port de signes religieux dans l’espace public, il se borne à exposer les différents points de vue et ne prend pas position. Et surtout il n’a guère eu d’impact sur le plan politique et n’a pas empêché la poursuite des controverses et le durcissement des positions respectives.

C’est pour tâcher d’aller plus loin que furent organisées les Assises. Éclairé et encouragé par les multiples recherches et débats organisés pendant un an, le Comité de pilotage a pris le parti pragmatique de proposer, notamment sur ces points litigieux, des solutions de compromis. Pour reprendre les termes de Jean-Yves Carlier : partant du constat, le fait de la multiculturalité, pour élaborer un projet, une société interculturelle, elles ont trouvé une méthode : la construction par la rencontre et la recherche de compromis. « Ce fut, dit-il encore, un modèle de processus à long terme selon la technique du débat pluraliste ». On peut dire que l’ensemble des experts étrangers, rassemblés dans la première partie du livre, partagent cet avis positif. C’est notamment le cas de Jean Baubérot, membre – il est vrai minoritaire – de la Commission Stasi en France et d’un autre Parisien, Christophe Eberhard qui y voit « un témoignage puissant d’une véritable démarche dialogale »[5]. On peut dire que les contributions de la 2e partie (réflexions sur la méthodologie) et la plupart des « témoignages » de la 5e partie partagent cet avis globalement positif, même si tous apportent des nuances et critiquent telle ou telle proposition. Tous s’accordent pour s’étonner des réactions négatives qui ont accueilli le Rapport et pour regretter le manque de suivi politique. Comme l’indique le titre, les « lectures pointues » (traduction anglaise : critical reflections) s’engagent plus avant dans l’analyse de la démarche et tentent, chacune à sa manière et de son point de vue déterminé, de comprendre pourquoi elle est tellement difficile. Quant aux contributions de la 4e partie, « Questions épineuses », elles exposent les avis, parfois assez tranchés, de divers experts sur diverses propositions de compromis du Rapport : port des « signes convictionnels » à l’école ou dans la fonction publique, accommodements raisonnables sur le marché de l’emploi, révision du calendrier des jours fériés, etc. Nous n’avons nullement l’intention de reprendre tous ces points mais nous espérons tirer profit de certaines remarques ou suggestions qui nous ont paru éclairantes pour notre propos qui est – rappelons-le – d’aller plus loin, si possible, qu’un simple compromis pragmatique entre deux positions antagonistes, si nécessaire qu’il soit, vers une véritable alliance ou « conspiration » de tous les corps (ou appartenances) intermédiaires pour le bien commun.

Deux balises.
 

Avant d’entrer dans la réflexion spécifique sur le rapport entre les appartenances particulières et le bien commun de la société, nous croyons nécessaire de rappeler deux dimensions ou deux points de vue sur la société, deux manières de la comprendre qu’on ne pourra jamais négliger. Elles sont rappelées utilement par plusieurs contributions de l’ouvrage. Nous les voyons comme deux balises qui encadrent la réflexion. Il s’agit, d’une part, du point de vue économique et social, des « enjeux liés à la matérialité de l’existence » selon une expression d’Édouard Delruelle ; d’autre part, du rôle émancipateur de l’éducation qui tend à faire de chaque personne un citoyen responsable.

Le Rapport du Comité de pilotage n’ignore évidemment pas la dimension sociale du problème (comme en témoignent notamment les propositions concernant l’accès à l’emploi). Mais Edouard Delruelle craint que l’attention qu’on porte à la diversité culturelle détourne des vrais problèmes. Lui-même membre du Comité, il a tenu à marquer sa réticence dans une « note de minorité », jointe au Rapport et il commente sa position dans son introduction au volume de 2013[6]. Selon lui, il n’y a pas à choisir entre « multiculturalistes » et « républicains » mais il faut plutôt remettre l’accent sur le défi des réalités matérielles : emploi, logement, formation, et les « mesures sociales classiques ». Même si nous pensons qu’il faut prendre en compte le caractère multiculturel de notre société et approfondir la réflexion sur l’interculturalité, nous sommes d’accord avec Delruelle pour penser que la dimension sociale reste fondamentale et incontournable. Au niveau de la pensée et de l’action politique, la prise en compte de l’aspect culturel ne peut absolument pas faire perdre de vue la persistance des inégalités et les rapports de forces sociaux. Et, dans le chef des minorités culturelles elles-mêmes, la revendication d’une reconnaissance de leur différence ne peut pas devenir une compensation aux inégalités sociales que leurs membres subissent – avatar moderne de l’opium du peuple – pas plus qu’elles ne peuvent les désolidariser des autres discriminés ou dominés de notre société.

L’autre balise se situe du côté de la responsabilité personnelle. Avant de nous engager dans une réflexion qui devrait mettre en lumière le rôle positif des appartenances particulières dans la réalisation du bien commun, il importe de rappeler que la personne humaine ne peut être enfermée dans son appartenance. « Naître, c’est appartenir mais grandir, c’est partir ». L’enfant naît dans une famille, dans un pays, dans une culture : l’être a besoin de racines. Mais chacun est appelé à trouver et à suivre sa propre voie. La communauté – famille, ethnie, religion – à laquelle appartient une personne ne peut enfermer celle-ci et déterminer ses choix, pas plus que la société – les autres – ne peut l’y enfermer. C’est ici qu’intervient le rôle émancipateur de l’éducation. Mais attention, il ne peut s’agir, à l’inverse, d’une sorte d’éducation d’État qui formaterait des citoyens politiquement corrects. Albert Martens souligne cet aspect dans une réflexion inspirée de Condorcet sur Sparte et Athènes : il s’agit d’instruire assez pour que la jeune personne soit capable de s’orienter dans la vie et de se déterminer librement[7]. C’est dans ce sens que vont plusieurs contributions du volume qui prônent l’instauration d’un cours commun de philosophie et de citoyenneté, à la place ou à côté des cours improprement dits « philosophiques » tels qu’ils existent actuellement dans notre système scolaire. Lorsque François De Smet note que le seul cours qui porte explicitement sur les valeurs et le sens sépare les élèves, sa remarque ne manque pas de pertinence. Dans son esprit, il ne s’agit certainement pas d’inculquer à tous la même manière de voir mais, par le partage, d’amener chacun à réfléchir personnellement et à prendre ses responsabilités pour « construire le vivre ensemble »[8].

Ces deux balises – la réalité sociale d’une part, la responsabilité personnelle d’autre part – encadrent le champ à l’intérieur duquel peut être menée une réflexion sur l’interculturalité qui aille plus loin que le compromis entre deux positions antagonistes.

Pour une vision de l’interculturalité.
 

Comme nous l’avons rappelé plus haut, selon les termes de Jean-Yves Carlier, les Assises sont parties d’un fait, la multiculturalité, pour élaborer un projet. Elles ont le mérite de proposer un certain nombre de mesures concrètes qui devraient permettre de réaliser ce projet. Mais, comme le note justement Julie Ringelheim, le document final « ne contient pas de chapitre conceptuel qui exposerait… sa conception de l’interculturalité et des principes sur lesquels elle repose »[9]. Ce choix que le Comité de pilotage a fait du pragmatisme, poursuit-elle, est peut-être dû en partie aux divisions profondes qui le traversaient, entre les partisans d’une « culture civique partagée » et les défenseurs d’une « société inclusive ». Mais cette absence de vision est regrettable. C’est sur ce point précisément que nous aimerions progresser et beaucoup de réflexions éparses dans différentes contributions de ce volume pourront nous y aider.

Mais c’est ailleurs, dans une autre réflexion, que nous avons trouvé le principe de compréhension, la clé conceptuelle en quelque sorte qui devrait nous permettre d’avancer. Dans une autre analyse du Centre Avec, achevée en décembre 2013, nous avons étudié le principe de subsidiarité[10]. Le point de départ ou l’occasion de cette réflexion était la lecture d’un gros ouvrage universitaire sur ce sujet, principalement dans le contexte de la construction de l’Europe. Mais notre analyse était plus limitée. Une des origines du principe de subsidiarité est l’enseignement social de l’Église. Il a été formulé par Pie XI dans l’encyclique Quadragesimo Anno (1931) dans les termes suivants : « De même qu’on ne peut enlever aux particuliers pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter par leurs propres moyens […], ainsi ce serait commettre une injustice […] que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes » (Q.A., 86)[11]. Notre analyse reprenait les mentions du principe dans les différentes encycliques et les inflexions de sens qu’il y connaissait. S’il apparaît d’abord comme un recours un peu nostalgique à une société (rêvée) d’autrefois ou comme une protection contre l’État moderne, nous estimions que « la dynamique socialisante et même politique qu’elle rend possible est au service de la démocratie et favorise par le fait même le bien commun ». Et nous citions ces mots de Chantal Millon-Delsol, auteur d’un petit livre fondamental sur le sujet : « Grâce à la subsidiarité, la tâche d’intérêt général cesse d’être l’affaire exclusive de l’État [.. .] Elle ne devient pas pour autant une affaire privée. Elle devient, plus exactement, une affaire politique au sens de chose de tous »[12].

À mesure que nous avancions dans la lecture attentive de toutes les contributions au volume sur les Assises, s’imposait à nous l’idée que le principe de subsidiarité pouvait être la clé qui nous permettrait de mieux comprendre et formuler le rapport entre les appartenances particulières et la société globale et d’élaborer ainsi, au delà des compromis pragmatiques, une vision de l’interculturalité.

Appartenance…
 

Nous avons donné comme titre à cette réflexion : Appartenances particulières et bien commun de la société. Il ne faut surtout pas oublier que les deux notions renvoient en définitive aux personnes. La Constitution pastorale « Gaudium et Spes »  du Concile Vatican II définit le bien commun comme « l’ensemble de conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres, d’atteindre leur perfection d’une façon plus totale et plus aisée »[13]. Ne pourrait-on pas aller un peu plus loin en parlant d’appartenance commune ? La contribution d’un Anglais, Tariq Modood (Bristol) apporte ici un éclairage intéressant. L’intégration, note-t-il, entendant par là la construction d’une société commune, ne requiert pas seulement l’accès de tous aux mêmes droits mais aussi « à la conscience d’appartenir à la société globale tout autant qu’à leur groupe particulier »[14]. Nous traduisons ici comme nous pouvons l’expression anglaise : « to have a sense of belonging », qui signifie se sentir chez soi, être à l’aise. Si le but est vraiment celui-là, on est entraîné au-delà de la problématique de compromis négociés, de concessions arrachées. Comme l’a bien développé Moira McDowall dans une étude publiée naguère par le Centre Avec, on est plutôt dans le registre de l’hospitalité[15].

C’est ce qu’expriment très clairement, dans leur enchaînement même, trois principes énoncés par le Rapport de la Commission Bouchard-Taylor, au Québec et cités par Henri Goldman.

 « Les membres du groupe culturel majoritaire (en l’occurrence les Québécois d’origine canadienne-française) tout comme les membres des minorités ethnoculturelles, acceptent que leur culture soit transformée à plus ou moins long terme par le jeu des interactions. »

« Les différences culturelles (et en particulier religieuses) n’ont pas à être refoulées dans le domaine privé. La logique qui sous-tend ce choix est la suivante : il est plus sain d’afficher ses différences et d’apprivoiser celles de l’Autre que de les occulter ou de les marginaliser. »

« Pour les citoyens qui le désirent, il est bon que survivent les appartenances premières, car les groupes ethniques d’origine remplissent souvent un rôle de médiateurs entre leurs membres et l’ensemble de la société. On retrouve là un phénomène général : sauf exception, chaque citoyen s’intègre à la société par l’intermédiaire d’un milieu ou d’une institution qui agit en tant que relais (famille, profession, groupe communautaire, église, association, etc.) »[16].

Le premier principe revient à reconnaître le fait de la multiculturalité de la société : on peut dire que c’est le cas de ceux qui ont mis en route les Assises et de tous les membres du Comité de pilotage, même si c’est loin d’être celui de tous les Belges. Le second principe fait apparaître le clivage entre, disons, communautaristes et universalistes, entre lesquels le comité de pilotage cherche à négocier des compromis acceptables. Le troisième permet d’aller plus loin. Parfaite application du principe de subsidiarité, il reconnaît que les « appartenances premières » non seulement peuvent jouer un rôle positif dans l’intégration des personnes à la société mais que c’est « souvent » ou même « généralement » le cas. Elles ne sont pas vues comme opposées à l’appartenance commune mais comme la rendant possible et réelle.

Il nous semble que, pour avoir une « vision de l’interculturalité » (Julie Ringelheim), il faut entrer dans cette perspective d’appartenance. L’objectif final – incontournable, même s’il est souvent oublié – est que chaque citoyen, chaque personne humaine se sente chez soi, se sente bien dans la société globale (a sense of belonging). La Commission du Dialogue Interculturel ne disait pas autre chose en somme (voir plus haut). C’est à cet objectif final, toujours à rechercher et à construire que la reconnaissance des minorités ethniques, culturelles ou religieuses est ordonnée.

Pour avancer concrètement…
 

Ce que nous venons de dire peut apparaître de l’idéalisme éthéré, ne tenant pas compte des intérêts, passions, rapports de forces trop réels dans toute société. Il faut nous y tenir pourtant. Si l’on réfléchit bien, l’analogie faite par la Commission du Dialogue Interculturel entre ce qu’elle appelle un « quatrième pluralisme » et les trois autres, constitutifs de notre société belge – social, linguistique et convictionnel – ne laisse aucune place à l’angélisme. Tous trois sont le résultat de durs combats et sont vécus dans une tension permanente. Mais les compromis, aussi durement négociés et toujours fragiles qu’ils soient, reposent en fin de compte sur une volonté plus forte de vivre ensemble. Dans notre réflexion sur l’appartenance et les appartenances, à la lumière du principe de subsidiarité, nous n’avons rien fait d’autre que de donner une expression à la volonté de vivre ensemble dans une société devenue irréversiblement multiculturelle. 

Dans cette perspective, que peut-on faire pour progresser concrètement ? La première chose serait sans doute de mettre en œuvre la huitième et dernière recommandation du Rapport final des Assises : en bref, qu’un suivi soit donné, par les pouvoirs publics au travail des Assises et aux recommandations qui en sont le fruit. Comme nous l’avons suffisamment rappelé plus haut, comme le regrettent la plupart des collaborateurs du volume qui a suscité notre réflexion, ce n’est clairement pas le cas, au moins jusqu’ici. L’effort méritoire du comité de pilotage pour proposer des compromis sur les questions litigieuses n’a pas été relayé dans le monde politique et n’a pas atténué, au contraire peut-être, les clivages qui partagent l’opinion publique. Pourrait-on avancer l’hypothèse qu’un trop grand pragmatisme, l’absence de « vision de l’interculturalité » serait en partie responsable de cet enlisement ?

Nous pensons en tout cas qu’il faut avancer dans le sens d’une reconnaissance des « appartenances particulières » comme contribuant à l’intégration active des personnes dans la société et au bien commun de celle-ci. La Communauté flamande a fait un grand pas dans ce sens en reconnaissant les associations des minorités ethniques et culturelles et en les structurant dans un organe commun, le « Minderhedenforum »[17]. Du côté francophone, il n’y a rien de semblable. Dans son ouvrage sur l’islam à Bruxelles, L’iris et le croissant, Felice Dassetto souligne la vitalité du monde associatif musulman mais regrette son relatif isolement[18]. Il y a donc bien là un objectif de reconnaissance mutuelle et de collaboration confiante, absolument prioritaire.

Il n’est pas hors de portée. Beaucoup y travaillent déjà. Il y a des personnes nombreuses, il y a des groupes, il y a des organismes qui prouvent par leur existence et par leur action que les appartenances particulières, vécues intérieurement, peuvent contribuer à l’insertion harmonieuse et active dans la société globale. Nous voudrions apporter ici trois exemples, entre bien d’autres sans doute, qui confirment notre confiance.

Le 22 février dernier, lors d’une journée de rencontre et de réflexion organisée par la plateforme « Chrétiens solidaires », nous avons eu l’occasion de rencontrer les F.B.I. (Femmes Bruxelloises Interactives) : des femmes jeunes, musulmanes convaincues, qui, au nom de leur foi, s’engagent dans la vie de leurs quartiers en pluralisme, avec tout le monde[19]. À un niveau plus institutionnel, nous pensons aux groupes de récits de vie, organisés par le CEFOC qui mettent ensemble des personnes d’âges, de cultures, de professions ou statuts sociaux différents pour s’aider à comprendre la société et leur vie dans la société et à y jouer un rôle actif[20]. Plus généralement encore, nous retenons le travail du Centre bruxellois d’Action Interculturelle (C.B.A.I.) dont les formations, offertes à des personnes de toutes origines, pleinement acceptées dans leurs différences, permettent à celles-ci de se situer dans la société commune en y apportant leur propre richesse[21]. Des exemples qu’on pourrait certainement multiplier et varier. Ils renforcent notre conviction que les « appartenances particulières » n’entrent pas nécessairement en concurrence avec la citoyenneté commune mais qu’elles peuvent contribuer à bien vivre celle-ci et même pousser à l’engagement le plus actif.

Envoi
 

La publication d’un important volume consacré aux « Assises de l’Interculturalité » nous a donné l’occasion de revenir sur ce moment important de la réflexion politique dans notre pays. Globalement, les études rassemblées dans ce volume saluent le travail positif fourni par les Assises et regrettent le peu d’écho qu’il a rencontré, tant dans le monde politique que dans l’opinion publique. Quelques voix suggèrent que, dans son souci d’affronter les problèmes concrets, le Rapport final a peut-être manqué de vision.

À la lumière d’une recherche antérieure sur le principe de subsidiarité, nous avançons la thèse que les appartenances particulières – ethniques, culturelles, religieuses – ne sont pas nécessairement en contradiction ni même en tension avec la citoyenneté et le bien commun, mais qu’elles peuvent les favoriser. Tout en reconnaissant que les tensions existent et que le pluralisme culturel – pas plus que les trois autres pluralismes qui caractérisent la société belge – ne pourra être réalisé sans une longue patience, nous plaidons fermement pour une vision de la société qui reconnaisse pleinement les « appartenances particulières » comme favorisant et rendant plus concrète l’appartenance de chaque personne à la société commune, son « sense of belonging ».

La politique qui traduirait une telle vision ne pourra pas faire l’économie de quelques préalables ou accompagnements nécessaires : une politique sociale « générale » et aussi une lutte spécifique contre les diverses discriminations, un système éducatif qui favorise les rencontres et fonde l’adhésion à des valeurs communes, ce que nous avons appelé plus haut des balises. Mais elle devrait tendre à reconnaître plus explicitement les appartenances – les minorités ethniques, culturelles et/ou religieuses, à les aider à s’organiser, à en faire des partenaires. C’est ce que fait en somme en Flandre le « Minderhedenforum » : mettre toute la complexité de l’associatif d’origine immigrée – la richesse de la société ethnique – en relation avec le fonctionnement de l’État. Lui donner en quelque sorte droit de cité.

Avancera-t-on un jour dans ce sens ? Ce qui est certain, c’est que la ressource existe. C’est notre société, telle qu’elle est aujourd’hui, dans sa diversité toujours mouvante. Ce sont les femmes et les hommes qui la composent, les jeunes qui sont l’avenir. Si chacun est unique, aucun n’est une monade. C’est à travers leurs appartenances particulières et plurielles et non en dépit de celles-ci que les personnes peuvent « se sentir bien » dans la société et y jouer un rôle actif. Nous voulons croire dans la réalité de cette dynamique, malgré toutes les apparences contraires, faire confiance à la force de la vie.

Notes :

  • [1] Interculturalité. Assises de l’Interculturalité. Rapport final, novembre 2010. Voir notre analyse : « De la société multiculturelle au dialogue inteculturel. Étapes de la réflexion politique en Belgique », analyse du Centre Avec, décembre 2010 (www.centreavec.be).

    [2] Les Assises de l’Interculturalité. De Rondetafels van de Interculturaliteit. The Round Tables on Interculturalism. Sous la coordination de Marie-Claire FOBLETS et de Jean-Philippe SCHREIBER, Bruxelles, Larcier, 2013.

    [3] Jean-Yves CARLIER, « Les Assises de l’Interculturalité, un modèle à suivre », op.cit., p. 153.

    [4] Commission du Dialogue Interculturel. Rapport final et Livre des auditions, mai 2005, p.27.

    [5] Christoph EBERHARD, « Dégager un horizon pluraliste », op.cit., p. 139.

    [6] Edouard DELRUELLE, « Du ‘Commissariat Royal aux Immigrés’ aux ‘Assises de l’Interculturalité’ : 20 ans de débat public sur l’immigration », op.cit., pp. 31-40.

    [7] Albert MARTENS, « Interculturele dialoog voor fijnproevers. Op zoek naar een aangepaste drank bij verschillende gangen », op.cit., pp.450-451.

    [8] François DE SMET, « Les Assises centrifuges d’une interculturalité résignée », op.cit., pp.219-131.

    [9] Julie RINGELHEIM, « Le Rapport des Assises : une contribution nuancée au débat public », op.cit., pp.187-188.

    [10] Subsidiarité, solidarité, démocratie, analyse du Centre Avec, décembre 2013 (www.centreavec.be).

    [11] Nous citons les encycliques d’après leur édition dans le recueil élaboré par le CERAS : Le discours social de l’Église catholique, de Léon XIII à Benoît XVI. Paris, Bayard, 2009.

    [12] Chantal MILLON-DELSOL, Le principe de subsidiarité. Presses Universitaires de France, 1993 (Que sais-je, 2793), p.124.

    [13] Constitution pastorale Gaudium et Spes, 26. Le texte conciliaire étend aux « groupes » une définition proposée par le pape Jean XXIII dans l’encyclique Mater et Magistra (65).

    [14] Tariq MODOOD, « Four modes of integration », op.cit., p.54.

    [15] Moira McDOWALL, « Hospitalité et ‘appartenance ‘, une affaire de foi », dans De la société multiculturelle au dialogue interculturel. Centre Avec, 2010 (Perspectives), pp. 58-71.

    [16] Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différentes culturelles (dir. G.BOUCHARD et C.TAYLOR), Fonder l’avenir. Le temps de la conciliation, Québec, 2008. Cité par Henri GOLDMAN, « La querelle des accommodements raisonnables », op.cit., pp.297-298.

    [17] Le « Minderhedenforum » se donne pour but de renforcer la position sociale des minorités ethno-culturelles en Flandre et de favoriser le respect entre les groupes. Il compte 17 groupes membres, dont 13 fédérations des organisations des minorités qui chapeautent plus de 1.500 associations. Voir www.minderhedenforum.be/overhetforum.htm. Maryam Benayad de Pax Christi prépare une étude sur le « Minderhedenforum », à paraître en juin 2014 (www.paxchristiwb.be)

    [18] Felice DASSETTO, L’iris et le croissant. Bruxelles et l’islam au défi de la co-inclusion. Presses Universitaires de Louvain, 2011. « Le fait associatif musulman a donné naissance à ce qu’on peut considérer comme le fait associatif bruxellois le plus important, en termes de nombre d’affiliés et de capacité de mobilisation » (p. 361). «…il manque très souvent un intérêt à se positionner face au contexte, autrement que dans les termes de ‘eux’ et ‘nous’ » (p. 363).

    [19] Sur cette journée et les rencontres qu’elle a permises, voir Jean Marie FAUX, « Bouger pour voir, voir pour bouger ». Rencontre de jeunes des milieux populaires bruxellois, dans En Question, 108, mars 2014, p. 31.

    [20] Nous pensons par exemple au groupe « Vivre ensemble, différents », coorganisé à Laeken par l’association « Sagesse au quotidien » et l’antenne bruxelloise du CEFOC (Centre de Formation Cardijn). Voir aussi – le site www.cefoc.be

    [21] Le Centre Bruxellois d’Action Interculturelle (C.B.A.I.) offre un riche panel de formations à l’interculturalité pour les personnes appelées à travailler en milieux multiculturels : enseignants, travailleurs sociaux, animateurs…Voir www.cbai.be