Le 07 septembre 2020

Ce que le coronavirus nous apprend de nous

Rarement un livre ne fut aussi prémonitoire. Epidemics and Society[1] de Frank Snowden, professeur émérite à l’université de Yale, retrace l’histoire des épidémies, depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine, pour y déceler en quoi les grandes épidémies ont transformé les sociétés qu’elles ont atteintes, mais aussi en quoi les sociétés sont vulnérables aux épidémies qui leur correspondent.

crédit : Vincent Ghilione – Unsplash

L’ouvrage est publié quelques semaines avant qu’un nouveau virus microscopique ne se répande dans la ville de Wuhan, à des milliers de kilomètres de là, au cœur de la Chine… Ce coronavirus est à l’origine d’une crise sanitaire comparable à bien des égards aux plus grandes pandémies historiques. Il a mis du sable dans la machine huilée des échanges économiques intercontinentaux, il a mis à l’arrêt la vie sociale, et il continue de bouleverser la vie quotidienne de Pékin à Johannesburg. La vie en société après ce coronavirus sera différente de celle d’avant. Le virus est en train de faire changer les normes sociales et d’alimenter dans son sillage différentes crises économiques et sociales, aux accents différents de par le monde.

Le virus comme miroir de la société

Le professeur Snowden considère que les épidémies nous tendent un miroir, donnant des indices sur ce que nous sommes ensemble, en société. Et en effet, chaque maladie épidémique, son élément pathogène, ses effets destructeurs et les stratégies de lutte qu’elle demande à la communauté de mettre en place, déséquilibrent la société, évidemment sur le plan médical, mais également les plans social, politique, militaire, économique et même philosophique et moral. La société vit en ces moments des temps de changement et d’émergence qui dessineront ses évolutions et révolutions. Quelques exemples rapides de l’Histoire.

La peste médiévale (14e siècle) a tué un tiers des habitants de l’Europe après avoir décimé la moitié de la population chinoise. Elle a provoqué d’énormes tensions sur le vieux continent, donnant lieu à de terribles persécutions de minorités. Et à la fois, elle amorce la fin du Moyen Age en Europe, déstabilisant le féodalisme et ouvrant le chemin aux innovations scientifiques et sociales de la Renaissance.

Dans la lutte pour l’indépendance haïtienne (1er janvier 1804), la fièvre jaune a décimé le corps expéditionnaire français, donnant l’avantage aux anciens esclaves haïtiens immunisés. Pas sûr que sans elle Haïti serait devenu le premier État fondé par d’anciens esclaves.

Lors de la campagne napoléonienne de 1812, la dysenterie et le typhus ont inlassablement affaibli la Grande Armée de 650.000 soldats partis au front en Russie. Le commandement français n’a pas pris les mesures sanitaires nécessaires pour endiguer ce fléau. C’est avant tout ce manque d’hygiène et une logistique inadéquate à une telle entreprise qui ont provoqué la défaite française, donnant l’avantage à l’Armée impériale russe qui a su exploiter habilement cette faiblesse par sa stratégie de la terre brûlée. La campagne désastreuse provoquera la fin de la domination napoléonienne sur le continent européen.

Les pandémies successives de choléra du 19e siècle nous apprennent quelque chose de fondamental sur la société industrielle et les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière. À savoir que les dirigeants ne se souciaient ni de la force ouvrière ni de celles et ceux qui étaient fragiles et vulnérables. Et que la promiscuité et l’inégalité des sociétés modernes créaient de nouvelles opportunités pour les virus.

La grippe espagnole (1918-1919) nous donne des indices pour comprendre les difficultés socio-politiques de l’après 1ère Guerre mondiale. La pandémie émerge dans un contexte d’épuisement et de désorganisation provoqués par cinq années de conflit, dans des sociétés où les dirigeants restent avant tout préoccupés par les questions militaires. Les mouvements des troupes alliées favoriseront une contagion rapide aux quatre coins du globe. Si elle a laissé peu de traces dans les écrits des historiens, c’est parce que le débat public était toujours centré sur les traces du conflit. Les conséquences sociétales de la grippe espagnole se confondent avec celles de la guerre. Mais c’est la lutte contre cette pandémie qui a vu se généraliser les gestes barrière dont on reparle aujourd’hui.

Pour Snowden, les différentes épidémies donnent lieu à des comportements analogues, de la stigmatisation et de l’hystérie collective à la religiosité ou à l’innovation sociale, politique, scientifique ou médicale. Et puis chaque épidémie dit également quelque chose de spécifique de la société dans laquelle elle se répand. Qu’en est-il donc de ce coronavirus ? 

Le coronavirus et nous

Sur le plan médical

La maladie COVID-19, provoquée par le virus SARS-CoV-2 de la famille des coronavirus[2], n’est ni la plus létale ni la plus persistante. Et le virus n’est ni le plus contagieux ni le plus mutant. Mais il donne lieu à des symptômes extrêmement variables, allant de cas complètement asymptomatiques à des formes critiques avec des complications diverses. La transmission est très furtive, elle se fait souvent de manière inaperçue par voie aérienne et dès le stade pré-symptomatique. Ces éléments font que le virus et la maladie sont fréquemment sous-estimés.

Ses armes semblent particulièrement bien ajustées aux normes et coutumes de notre société mondialisée. Le virus se transmet partout où il y a contact social, au travail, lors des rencontres et retrouvailles, dans les lieux de loisirs et les transports. Plus le contact est rapproché et plus il y a risque de contagion. Mais ce risque n’est pas le même pour tous, certaines personnes s’avérant être des super contaminateurs, une étude[3] faisant état de 80% de contaminations au départ de 10% de personnes contaminées. 

Cette pandémie n’est pas un événement aléatoire. Elle n’est pas la première épidémie du 21e siècle – la grippe aviaire, SARS, H1N1, Ebola et Zika l’ont précédé – et elle ne sera certainement pas la dernière. Et pourtant, un peu partout dans le monde, les moyens et les budgets de médecine préventive, notamment sur le plan épidémiologique, sont insuffisants, et dans certains cas ont diminué depuis le début du 21e siècle, sous les coupes budgétaires qui visaient à rationaliser les soins de santé.

En Belgique, on a constaté de graves manquements dans les réserves nationales de matériel de protection et de détection, un manque de personnel, notamment dans les maisons de repos, une capacité de testing initialement insuffisante, des plans d’action inadéquats et un manque de structures de proximité, notamment pour la prévention. Différents parlements de notre Belgique fédéralisée ont mis en place des commissions spéciales qui doivent analyser ces manquements et en tirer les leçons politiques. On imagine que les rapports d’experts ne manqueront pas de pointer également la fragmentation des compétences dans notre pays, la fameuse lasagne institutionnelle belge, comme facteur d’amplification de la crise sanitaire.

Nos soins de santé feront l’objet de différentes réformes dans les années à venir, cela semble une certitude. Soulignons déjà l’importance des soins de santé préventifs et d’une médecine de proximité en laquelle les habitants ont confiance. Ils sont en effet les premiers leviers de lutte contre l’inégalité sanitaire. Il est primordial que l’on investisse dans tout le pays et dans chaque quartier de nos villes en des structures de proximité qui renouent avec la confiance de tous et toutes.

En 1978, les Nations Unies organisent au Kazakhstan la première conférence internationale consacrée aux soins de santé. La déclaration d’Alma-Ata inscrit « la santé pour tous » comme droit fondamental. A cette époque, une prise de conscience du rôle pernicieux des inégalités amène les dirigeants à les décrire comme moralement, socialement et politiquement inacceptables. L’accès aux soins de santé de base doit être le cœur du droit à la santé pour tous. Il vaut la peine de rappeler les engagements pris et de les actualiser, notamment à la lumière de la crise pandémique actuelle. Déclaration d’Alma-Ata sur les soins de santé primaires (accessible sur le site www.who.int/topics/primary_health_care/alma_ata_declaration/fr/).

Sur le plan politique

Combien de dirigeants n’ont pas bredouillé que l’épidémie ne pouvait pas être anticipée, qu’elle représente un cas de force majeure ? Les avertissements répétés d’experts virologues et épidémiologistes, relayés notamment par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), démontrent que si le moment ne pouvait pas être prédit, le fait qu’il y aurait de nouvelles pandémies est une donnée corroborée historiquement.

Est-ce un hasard si les dirigeants qui ont nié le plus longtemps la réalité épidémiologique gouvernent également les pays où le virus sévit le plus fortement ? Les prises de parole des présidents américain et brésilien, pour ne citer qu’eux, deux populistes qui défient la science, amènent une telle confusion qu’il n’est pas possible de rassembler la population et de coordonner une action commune suffisante pour contrer la contagion du virus.

D’autres dirigeants, telle la chancelière allemande Angela Merkel[4], n’ont pas ménagé leurs efforts pour expliquer, motiver et susciter un élan de solidarité dans l’effort. Les pouvoirs publics et les représentants ont à déjouer les fake news ou théories du complot qui pullulent depuis le début de l’épidémie, sans quoi il sera de plus en plus compliqué de chercher une vérité commune. Le soupçon pèse sur tant d’experts, responsables et institutions qui sont quotidiennement discrédités ou accusés. La réconciliation prendra du temps, plus de temps que la lutte contre le virus.

Sur le plan écologique

L’être humain continue de déséquilibrer voire de détruire les différents écosystèmes de la planète. Il devra en assumer les conséquences. Selon toute vraisemblance, ce virus SARS-COV-2 nous vient de la chauve-souris par l’intermédiaire d’un autre animal vendu sur le marché de Wuhan, peut-être le pangolin. La COVID-19 est donc une zoonose, une maladie transmissible des animaux à l’être humain et vice-versa. D’après l’OMS, 60% des maladies infectieuses sont d’origine zoonotique. D’autres virus de ce genre reviendront à la surface, au fur et à mesure que la déforestation se poursuivra ou que le permafrost dégèlera sous l’effet du réchauffement climatique, bref que l’humanité perturbera les multiples milieux naturels sur cette planète. L’élevage intensif de bétail augmente également les risques de développement de nouvelles maladies résistantes.

Sur le plan socioéconomique

La mondialisation économique et commerciale et le tourisme de masse, deux phénomènes à leur apogée en ce début de 21e siècle, sont les principaux engins de la rapide dissémination du virus aux cinq continents, rappelant l’effet de contagion intercontinentale des retours des armées alliées lors de la grippe espagnole. Le coronavirus profite des brassages humains. Il voyage en avion. Il se répand sur les croisières. Cette pandémie provoquera ou précipitera sans doute un mouvement de déglobalisation, soutenu par d’autres facteurs politiques et économiques tels la guerre commerciale entre la Chine et les USA qui semble s’intensifier, la mise en place d’une fiscalité plus verte et les campagnes de consommation plus locale.

Nos cultures contemporaines donnent une place prépondérante aux grands évènements publics. Ces matches de foot, festivals de musique, (semi) marathons, salons de consommation, manifestations, apéros urbains, voilà autant d’activités qui seront repensées à l’avenir. La densité de nos grands centres urbains et l’évolution démographique feront également l’objet de discussions. En somme, c’est tout le vivre-ensemble qui se redéfinira à l’aune du risque épidémiologique ou sous le couvert de ce risque. 

Venons-en à l’éléphant dans la pièce, comme le diraient les anglo-saxons, ce problème incontournable que chacun semble sciemment ignorer: les inégalités. Les virus adorent les inégalités et les discriminations. Dans le contexte épidémiologique bien sûr, on parlera des inégalités d’accès aux soins de santé et les inégalités d’espérance de vie.

Mais reparlons également des inégalités économiques (revenus et richesses) et sociales (genre, culture, enseignement, participation politique,…), des discriminations d’accès à l’embauche, au logement et de toute sorte… Beaucoup de statistiques peuvent illustrer cela, nous nous contenterons d’une. Les chiffres du Center for Disease Control and Prevention (USA), rapportés par le New York Times[5], montrent que, aux États-Unis, le virus touche près de trois fois plus les populations afro-américaines et hispaniques que blanches. Le virus agit comme le révélateur en photographie : il rend visible ce qui était déjà là sur la pellicule. Il met à nu les inégalités systémiques de nos sociétés. Faut-il s’étonner qu’un mouvement comme Black Lives Matter réussisse à percer au sein de la société américaine, là où les autres mouvements de droits civils avaient échoué ?  C’est désormais la majorité de la population américaine qui reconnait au racisme un caractère structurel. Cela saute aux yeux, plus encore depuis la césure collective du confinement.

Plus près de chez nous, pointons le silence assourdissant des responsables politiques lors de l’annonce du début du confinement en Belgique, le 17 mars 2020[6] : le confinement n’était accompagné d’aucune mesure de protection spécifique pour les personnes en situation de vulnérabilité : personnes sans-abris et sans-papiers, personnes souffrant d’isolement, victimes de violences domestiques, personnes psychologiquement fragilisées ou handicapées, etc.) ? Non seulement l’État ne prévoyait rien pour ces femmes, ces hommes et enfants laissés de côté, mais dans bien des cas, il empêchait même les citoyens d’agir en solidarité.

Sur le plan épidémiologique, c’est un non-sens. Bien sûr, il faut briser les chaînes de transmission du virus et le confinement était probablement la seule solution suffisamment effective à ce moment-là. Mais dans le combat épidémiologique, nous sommes tous égaux. La lutte contre l’épidémie sera collective ou elle sera inefficace. Tant que l’élément pathogène circule, il peut resurgir et se multiplier, et ainsi anéantir les efforts collectifs consentis.

Vers où allons-nous ?

La lutte contre la pandémie amène dans un premier temps des restrictions et des modifications d’urgence pour lutter contre la contagion. Cette situation provoque, si elle se prolonge, des souffrances personnelles accrues. Nous vivons individuellement et collectivement une tension irrésolue entre les normes sanitaires et civiques d’une part et la liberté d’agir d’autre part. Un conflit irrésolu qui nourrit peu à peu un sentiment d’aliénation. Lorsque des jeunes provoquent des échauffourées et menacent des policiers, ou lorsque des bourgmestres des communes de la côte belge demandent à la SNCB de barrer la route à « certains jeunes », ils appellent à cette forme d’anarchie qu’est la mise de côté des normes publiques – dans le cas des bourgmestres, les normes antidiscriminatoires.

Les pandémies divisent les sociétés, introduisent de la distanciation sociale ou physique, et touchent de manière disproportionnée les personnes les plus pauvres et discriminées. L’Histoire nous enseigne que les pandémies connaissent souvent une fin lymphatique, le virus s’effaçant sur la pointe des pieds tandis que la peur reste. On dit même qu’une épidémie connait deux fins. Sur le plan médical, lorsqu’il n’y a plus d’infections et de décès. Sur le plan sociétal, lorsque la peur et la division font enfin place à autre chose.

À présent, il nous reste tant de questions. Ce virus va-t-il disparaître ou devenir endémique ? Un éventuel vaccin sera-t-il le privilège des nantis ou bien sera-t-il accessible à toute l’humanité ? Trouverons-nous les réponses économiques et politiques, mais également culturelles, philosophiques et éthiques à la crise ? Les blessures sociales de la pandémie vont-elles persister, s’atténuer ou guérir ? A nous d’user de notre capacité d’initiative, sans perdre de vue les questions majeures et urgentes du 21e siècle. De façon résolue, dans le dialogue et la délibération commune.

Les réponses ne sont pas écrites d’avance. C’est à nous à dessiner les traits de l’Histoire d’aujourd’hui. Au travail !

Notes :