En Question n°135 - décembre 2020

Dans les rues de Bruxelles avec Diogènes


Diogènes fait du travail de rue à Bruxelles. L’asbl touche des personnes qui investissent l’espace public comme si c’était leur logement privé — elles dorment dans la rue, y reçoivent des gens… Parfois, mais pas toujours, cela donne lieu à un certain dérangement. Les travailleurs de rue ont en premier lieu une approche relationnelle avec les sans-abri, et établissent ainsi une base qui permettra ensuite de s’impliquer dans leur situation. Nous tenons cependant toujours compte de ce que ces personnes elles-mêmes trouvent important, et nous respectons les limites qu’elles établissent.

« C’est la personne qui nous intéresse »

Nous nous adressons à des personnes très jeunes comme à des personnes ayant un certain âge. Ces hommes et ces femmes vivent dans la rue depuis longtemps, ou s’y sont retrouvés récemment. S’ils vivent à Bruxelles, ils semblent provenir de partout : Flamands, Wallons, originaires d’autres pays européens, voire du monde entier. Beaucoup de ces personnes ont un problème d’addiction, d’autres souffrent de troubles mentaux, et certaines combinent les deux.

Quelle que soit leur situation, nous les soutenons volontiers. De prime abord, notre approche semble peut-être assez « soft ». Nous écoutons beaucoup, nous exprimons parfois quelques doutes, mais nous veillons à ne pas entrer en conflit ni à proposer de solution directe. Il y a des personnes que nous ne voyons que quelquefois, et d’autres que nous rencontrons presque tous les jours. Nous établissons parfois des relations sur de très longues durées. Nous sommes ainsi heureux de pouvoir suivre des gens à travers plusieurs phases de leur vie. Il peut nous arriver de faire la connaissance d’une personne mineure d’âge, d’être toujours auprès d’elle à ses 18 ans, et de pouvoir plus tard mettre en place toutes sortes de choses avec elle. Nous pouvons aussi être proches de quelqu’un qui tombe gravement malade et que nous accompagnerons jusqu’à son lit de mort. Et puis, il y a aussi des personnes que nous visitons dans plusieurs prisons.

crédit : Dimi Katsavaris – Unsplash


C’est la personne que nous rencontrons qui nous intéresse. Nous voulons savoir comment elle s’est retrouvée sans abri à Bruxelles, quelles sont les personnes qui l’entourent, quels sont les espoirs qu’elle nourrit encore. Nous découvrons ainsi des blessures, mais aussi des ressources. Nous essayons de voir si la personne est encore animée de « petites envies » que nous pourrions stimuler. Quand nous sentons qu’elle est encore capable de se débrouiller, nous valorisons sa liberté d’agir. Parfois, nous encourageons quelqu’un en lui donnant simplement des informations. Quand nous sentons que cela ne va pas, ou plus, quand nous sommes confrontés à des frustrations et à des inhibitions, c’est à nous d’intervenir.

Après quelque temps, il nous arrive d’accompagner quelqu’un au CPAS ou auprès d’un autre service. S’il y a eu des conflits antérieurs, nous frayons le chemin par une prise de contact préalable. Nous veillons à ce que les droits de la personne soient reconnus et respectés. Le travail de rue et – par extension – l’ensemble du travail social, est directement lié aux droits humains. On ne déroge pas aux droits de l’homme ; nous n’acceptons aucun compromis à ce sujet. Pour atteindre ce but, nous utilisons tous les moyens, sans rien lâcher. Ainsi, si nous avons l’impression que les droits à une allocation ne sont pas respectés, nous en discutons avec le/la gestionnaire du dossier. Lorsque cette personne ne nous écoute pas, nous n’hésitons pas à aller plus loin. Il nous arrive parfois de demander que le Comité nous écoute en tant qu’accompagnateur. Si la personne en question reste privée de son droit, nous demandons l’aide d’un avocat pour obtenir gain de cause devant le tribunal du travail. Nous faisons également appel à un avocat pour des gens qui ont maille à partir avec la justice, qui ont des problèmes familiaux ou lorsqu’il s’agit de documents de séjour.

Attention : nous n’acceptons pas que l’on nous impose des objectifs qui ne soient pas approuvés par la personne en question. Ce qui se réalise, est le fruit, pour ainsi dire organique, de l’interaction qui se joue entre nous. Au maximum, nous donnons le contrôle à la personne concernée, lui permettant ainsi de redevenir maîtresse de sa propre situation. Évidemment, la délimitation de ce « maximum » dépend en grande partie de la personne que nous avons devant nous. Certaines personnes désireuses de reprendre les choses en main, doivent faire face à d’importants obstacles. Des problèmes médicaux ou mentaux leur ont peut-être fait perdre la capacité d’entretenir un logement ou de gérer les aspects administratifs qui sont liés à l’occupation de celui-ci. Pour les expertises, nous faisons appel à d’autres organisations. Nous mettons la personne en contact avec des services de guidance à domicile, avec des centres médicaux, avec des administrateurs, etc.

Pourquoi refuser un lit ?

L’asbl Diogènes a été fondée en 1995 afin de savoir pourquoi certains sans-abri n’acceptaient pas ce qui leur était proposé par les centres d’accueil. Qui étaient ces hommes (et ces quelques femmes) qui refusaient le lit, le bain et le pain qui leur étaient offerts ? Les collègues d’alors arrivèrent rapidement à la conclusion qu’un centre d’accueil était pour eux une réponse à une demande… qui n’existait pas ! Aucun sans-abri, sur les marches de la Bourse ou ailleurs, n’attendait qu’on lui propose un dortoir. Cela ne correspondait pas du tout à ce qui était souhaité. Diogènes se mit dès lors à s’occuper d’eux, sans vouloir les conduire à tout prix vers un centre d’accueil.

L’association a progressivement évolué avec le temps. Plusieurs projets ont vu le jour, et se sont parfois succédés. Par le biais du projet « Soutien au logement », nous avons continué à soutenir des gens, même après qu’ils eurent trouvé un logement. Depuis la fondation du « Collectif des Morts de la Rue » (voir aussi https://www.centreavec.be/publication/les-morts-de-la-rue-ne-meurent-que-ceux-quon-oublie/, ndlr), Diogènes en assure la présidence. Avant l’existence de ce collectif, les sans-abri disparaissaient simplement ; à présent, ils meurent mais au moins, on veille à ce qu’ils soient enterrés dignement. Ensuite, on a fondé « Métroliens » pour faire un travail de rue très ciblé dans le réseau des transports en commun de Bruxelles. Diogènes fut également un des initiateurs de « Housing First » à Bruxelles (voir aussi https://www.centreavec.be/publication/housing-first-solution-durable-pour-probleme-persistant/, ndlr), qui propose directement un logement aux gens, sans que ceux-ci doivent d’abord passer par un parcours accueil de nuit et par les centres d’accueil. Depuis 2016, notre projet « Housing First » est opérationnel sous le nom de « Station Logement ». Il permet d’abriter plus de 35 personnes qui sont consommateurs d’alcool et/ou d’autres produits euphorisants, et qui ont des problèmes mentaux. À côté de ces nouvelles formes de travail, notre activité principale demeure le travail de rue.

Une petite pièce dans le gobelet

Parmi les personnes avec lesquelles nous travaillons, peu tirent un revenu d’un travail régulier. D’aucuns effectuent de petits boulots au noir, exercent comme travailleurs du sexe ou perçoivent une allocation. Tout le monde n’a pas droit à cette dernière. Parmi les sans-abri, nombreux sont ceux qui vivent de la mendicité ou qui font la manche pour arrondir leur allocation beaucoup trop petite.

crédit : Jon Tyson – Unsplash

Dehors, il pleuvait des cordes. Isabelle s’était rendue à Nativatas et Christian était introuvable. Il était resté seul, il s’ennuyait et se sentait fatigué. Avec leurs chaussures, leurs manteaux et leurs parapluies, les voyageurs répandaient l’eau pluviale dans toute la gare. Il ne restait nulle part d’endroit sec pour s’asseoir. Lorsqu’il se rendit vers la sortie pour fumer une cigarette, le froid humide le frappa au visage. Le mauvais temps durait depuis deux semaines déjà et lui tapait de plus en plus sur les nerfs. Il essayait de mendier encore un peu d’argent, mais sans trop de succès. Les gens avaient relevé le col de leur manteau et ne levaient les yeux ni ne tournaient la tête. Il aurait bien voulu faire de la musique dans le passage entre la gare et le métro, mais l’endroit était déjà occupé par un trio de Bohémiens. Quelques heures plus tard, il avait donc collecté à peine quelques euros[1].

Tonio et La Flanelle sont deux protagonistes de mon premier roman. L’histoire se déroule dans la capitale et raconte les hauts et surtout les bas de ces personnages. Ils vivent tous deux de ce que l’on pourrait, par euphémisme, appeler « l’économie alternative ». À un moment donné, Tonio s’en sort comme musicien ambulant, tandis que La Flanelle trouve des ressources financières dans la burlesque vie nocturne. Tous deux font régulièrement la manche.

Mendier, quémander, faire la manche, tendre la main… Voilà un phénomène qui suscite bien des opinions et des jugements. Ceux-ci sont rarement nuancés et fondés sur une connaissance des processus sous-jacents. On dirait que ça dérange les gens et que ça les fait sortir de leur zone de confort.

La mendicité est très présente dans les rues de Bruxelles. À chaque sortie des grandes gares, il y a toujours des gens qui, activement ou passivement, attirent votre attention et vous demandent un peu d’argent. Les conducteurs de voitures qui attendent devant un feu rouge, sont souvent apostrophés par des gens qui demandent « une petite pièce ». Tout au long du boulevard Anspach, on voit des familles avec enfants qui attendent que quelqu’un dépose quelque chose dans le gobelet devant eux.

Il n’y a rien d’étonnant à ce que ce soit tellement visible à Bruxelles. D’une part, un pourcentage important des Bruxellois est pauvre et, d’autre part, Bruxelles attire beaucoup de navetteurs et de touristes qui se rendent dans l’espace public et semi-public. C’est là que cette activité a lieu.

Environ 6 % de la population vit d’un revenu d’intégration ; ajoutez à cela les gens qui doivent vivre d’une petite allocation de chômage ou d’assurance maladie, et vous constaterez rapidement que 15 % de la population doit se contenter d’un revenu inférieur au seuil de pauvreté. Cette limite est fixée statistiquement et détermine quand vous avez de l’argent disponible que vous pouvez dépenser autrement que pour des choses purement nécessaires telles que le logement, les vêtements, la nourriture, les soins de santé et l’éducation. Dès que vos ressources dépassent ce seuil, on parle de prospérité ; sont-elles inférieures à ce seuil, vous vivez dans la pauvreté.

Il est impossible de boucler le mois avec une si petite allocation. Ces gens doivent faire face à un manque structurel qui les paralyse. Mois après mois, ils sont confrontés au même problème : l’impossibilité de payer des factures, de sorte que les frais se transforment en dettes ; remettre des visites médicales ; ne pas pouvoir participer à quoi que ce soit… tout cela engendre un stress qui est immense.

Dans une telle situation, on accumule très vite énormément de dettes. Des factures impayées mènent si souvent à une multiplication du coût initial. Un cercle vicieux s’installe, qui fait des gens les otages de leur situation. Le souci de survivre devient tellement écrasant, qu’il ne reste ni énergie ni temps pour trouver une solution. Certaines personnes sont tellement anéanties par leur situation qu’elles ne demandent pas des allocations auxquelles elles ont droit. Les seuils à franchir pour introduire la demande s’avèrent trop hauts pour elles.

À côté des personnes qui ont droit à cette allocation beaucoup trop basse, il y a aussi celles qui n’y ont même pas accès. Il s’agit principalement d’habitants dont le séjour est précaire. Certains d’entre eux vivent ici depuis des décennies, voire même y sont nés, tandis que d’autres sont arrivés plus récemment. Souvent, ils sont arrivés dans l’espoir de pouvoir continuer leur vie dans de meilleures conditions. Quelques-uns réussissent, trouvent du travail ou disposent d’autres revenus réguliers ; d’autres pas.

Nombreuses sont les personnes sans revenus ou disposant de revenus trop petits, qui cherchent des moyens pour améliorer leurs conditions de vie. Il est presque impossible d’apporter une solution structurelle à leurs problèmes lorsque le revenu dépasse à peine le seuil de pauvreté. La mendicité est une façon d’augmenter quelque peu cette marge. Pour certaines personnes, il est nécessaire de mendier pour obtenir le supplément nécessaire à une allocation trop petite, mais pour d’autres, il s’agit véritablement du revenu de base censé assurer leur subsistance. Certains mendiants se débrouillent pas mal. Ils occupent un endroit stratégique, sont bien vus par les commerçants du quartier et connus par bon nombre de navetteurs. D’autres ne collectent que rarement quelque chose qui vaille la peine. Mendier se fait souvent tout seul, parfois en groupe.

Cette mendicité en groupe a relativement vite eu la mauvaise réputation d’être l’activité d’un réseau criminel. Chez Diogènes, nous ne pouvons pas dire que nous l’ayons déjà constaté. Il est cependant vrai que des gens qui vivent en famille dans un immeuble, dans la rue ou dans un camping, mettent souvent leurs revenus en commun pour subvenir aux besoins élémentaires du groupe. C’est depuis des générations que ces gens vivent ainsi. C’est une forme de vie collective qui assure la sécurité et la solidarité. Les endroits où ils vivent ne sont pas toujours sûrs et sains. Ainsi vivent-ils souvent en groupe, dans la rue ou dans des immeubles carrément dangereux. Ils ne sont presque jamais certains qu’ils pourront rester là où ils se trouvent. Un environnement propice en été ne l’est pas nécessairement pendant les autres saisons – et vice versa. À tout moment, la police peut surgir avec l’ordre de les chasser. La peur de devoir partir brusquement, une fois de plus, et le fait que cet ordre de partir n’est pas toujours aimablement communiqué constituent aussi une des raisons pour lesquelles les personnes se font souvent accompagner par leurs enfants quand elles vont mendier. Ce n’est donc pas une forme d’abus, mais au contraire une forme de protection.

Pas de solutions toutes faites

En tant que travailleurs de rue chez Diogènes, on entre en contact avec des personnes qui vivent de la manche. Aussi bien avec des gens qui arrondissent ainsi leur allocation qu’avec ceux qui n’ont pas d’autres ressources. Nous les contactons et nous revenons régulièrement vers eux. Nous tentons de construire quelque chose qui vise tout d’abord à les rendre heureux de nous revoir. Il nous arrive de donner une cigarette, d’aller boire un verre ou d’offrir quelque chose à l’endroit où ils se trouvent. Ce n’est pas nécessaire, mais c’est un geste. Vous ne recevez pas un café de notre part, mais vous venez en boire un avec nous. Voilà ce qui fait toute la différence.

Aussi ne faisons-nous pas de dépannage. De même, nous ne proposons guère de solutions toutes faites. Ce que nous voulons, c’est apprendre à connaître ensemble les besoins puis aller chercher ensemble le nécessaire là où il se trouve — si possible en dehors du secteur des sans-abri. Ainsi, nous collaborons souvent avec les centres de santé de quartier et avec le CPAS, nous contactons des avocats, nous soutenons l’affiliation à un service d’accompagnement…

Ce qui commence par une rencontre, peut devenir un itinéraire et peut aboutir à un logement, une famille de contact, une aide juridique… Mais le fil conducteur de notre travail reste toujours la relation interpersonnelle. En outre, nous veillons à ce que les gens avec lesquels nous travaillons, obtiennent accès à leurs droits.

Chez Diogènes, nous ne fixons pas de période pendant laquelle nous travaillons avec les gens et nous n’avons pas de limite dans le temps. Notre priorité est de nous adresser à des gens qui ne peuvent trouver d’autres contacts. Ceux qui se présentent à des rendez-vous sans notre aide et qui, avec ou sans l’aide d’autres travailleurs sociaux, prennent leur situation en main, ceux-là n’ont pas besoin de nous. Il est d’ailleurs rare que nous attendions une demande concrète dès le début. Le fait qu’une personne n’ait pas d’abri nous suffit déjà pour essayer d’entrer en contact avec elle.

Lorsqu’il a fait connaissance de Tonio, Christian était chaque matin en train de mendier dans le dernier tournant de la Gare Centrale, juste à l’entrée de la grande salle des guichets. Il connaissait pas mal de navetteurs par leur nom et leur posait des questions semi-personnelles : « Comment ça va avec madame ? » ou « Vous étiez malade ? », « Il y a longtemps que je ne vous ai pas vu. » Ça marchait. Bien qu’il fût un homme sans infirmités visibles et trop jeune pour susciter beaucoup de compassion, il glanait quand même pas mal d’argent. Pendant une matinée, il gagnait facilement quelques centaines de francs et, juste avant les fêtes, parfois plus de mille. Il achetait alors de la boisson, des cigarettes et, de temps à autre, un poulet rôti. Christian ne pouvait cependant se défaire de l’idée qu’il pourrait peut-être bien gagner le double s’il était une femme. C’était en tout cas un bel à-côté en plus de son allocation du CPAS. Il n’irait en effet pas loin avec ce que l’assistante sociale lui glisse tous les mois. Il ne lui a donc plus fallu longtemps avant qu’il ne laisse le CPAS pour ce qu’il était et qu’il ne se mette à glaner lui-même tout son revenu[2].

Diogènes asbl
www.diogenes.brussels
contact : info@diogenes.brussels



Traduit du néerlandais par Marcel Stroobants.

Notes :

  • [1] Filip Keymeulen, Alhambra, Ed. Bitbook, 2020.

    [2] Idem.