Le 12 juillet 2006

Globalisation des marchés et migrations internationales

Malgré l’importance croissante des migrations, notamment dans les pays émergents d’Amérique latine, on est bien obligé de constater l’absence de véritable politique migratoire au niveau international et la timidité des États à cet égard. En fait les migrations sont aujourd’hui une conséquence de la globalisation qui sacrifie le développement des économies à la recherche du profit des quelques-uns qui détiennent le pouvoir financier. On peut parler d’une pauvreté structurelle généralisée au niveau mondial. Le noyau de la question sociale aujourd’hui est l’existence d’inutiles, d’improductifs que l’économie tend à éliminer selon la stricte logique de la rentabilité et qui cherchent alors n’importe où un moyen de vivre. On ne pourra résoudre les problèmes d’immigration qu’en s’attaquant aux déséquilibres structurels que la globalisation engendre et en mettant l’économie au service du développement démocratique de tous les citoyens et de tous les pays.
 

Introduction

A la Conférence du Caire, en 1994, les débats sur les migrations se limitèrent à discuter, sans beaucoup de détermination, le ‘droit au regroupement familial’. De fait, les responsables politiques ne désiraient pas aborder sérieusement la question des migrations internationales. Devant l’augmentation des flux de réfugiés et de migrants qui butent aux frontières fermées des pays riches, ceux-ci ont évité de s’engager dans un débat de fond et se sont limités à quelques recommandations générales.

La question concrète restée dans l’ombre est l’absence de politiques migratoires. La migration internationale est une question qui dérange, car elle exige d’appréhender la dimension macro-sociale de la migration comme un mécanisme d’adaptation qui concerne les rapports interétatiques et qui devrait faire partie de la négociation internationale, remettant en cause les processus de concentration des activités économiques, des revenus et de la richesse. Le facteur population interfère dans les relations de pouvoir. Les mouvements de population (du sud vers le nord) par le simple fait qu’ils créent un environnement considéré comme menaçant pour les pays riches et développés, ne sont pas traités dans les conférences internationales (FUREDI, 1997).

Nouvelles migrations internationales

Curieusement, comme note Georges CORM (1993) dans Le  nouveau désordre économique mondial, en dépit du rôle considérable des migrations internationales dans la démographie de l’ère industrielle européenne, les études démographiques sur le Tiers-monde restent silencieuses sur ce facteur dans leurs analyses. La nouveauté de cette émigration en Amérique latine est qu’elle concerne paradoxalement les marchés émergents atteints par le processus de globalisation : mondialisation de l’économie avec son processus de privatisation, de flexibilité des marchés, d’imposition de politiques d’ajustement structurel, d’augmentation de la dette externe, bref de dépendance à l’égard du capital externe essentiellement spéculatif ; situation semblable ou pire que la dépendance séculaire des marchés internationaux de commerce d’échanges des services et des produits réels.

L’émigration : une ‘solution’ pour les populations ? Une exclusion sociale

De nombreux contingents de populations ne trouvent plus dans leur propre pays des perspectives de vie digne et sûre. Une fois établi, le flux migratoire ne s’arrête pas car il est auto-soutenu par un système de ‘réseaux sociaux’ (SOARES, 2004). Il ne s’agit pas seulement d’une conjoncture défavorable aux populations. Celles-ci sont affrontées à des changements d’ordre structurel : d’une part fermeture des frontières des pays industrialisés et, d’autre part, ouverture des économies émergentes à la libre circulation des capitaux et à la compétition internationale en sacrifiant la structure de la production nationale, provoquant une récession et donc une chute du niveau de l’emploi.

L’ouverture, pratiquement sans limite, aux marchés internationaux favorise l’expansion et l’hégémonie  de marchés financiers peu propices au marché du travail. Une relation perverse s’installe. Une baisse du niveau de l’emploi est bien acceptée par la Bourse, tandis qu’une augmentation de l’emploi peut provoquer une réaction négative de la Bourse, induisant une hausse des taux d’intérêt. Toute crise financière produit une restructuration industrielle et bancaire avec un surcroît de flexibilité du travail (SALAMA, 1999).

Le modèle néolibéral implanté durant ces vingt dernières années est essentiellement récessif : les hausses de productivité dans les secteurs de pointe se réalisent au détriment de la population active, renforçant ainsi la libération et la flexibilité des marchés qui acculent des contingents chaque fois plus nombreux de travailleurs dans la voie sans issue de l’exclusion sociale.

Une partie importante de la population devient inadéquate, sinon inutile au système dominant, national et international. Dans les sociétés globalisées du continent latino-américain, la concentration de la richesse et des revenus se conjugue avec la stagnation économique et l’exclusion sociale des populations. Les stratégies de développement basées sur les ajustements structurels, responsables de la crise économique en Argentine et de la stagnation économique au Brésil induisent un abandon de l’idée même de développement pour céder la place à la lutte contre la pauvreté, sous forme d’aides diverses et de programmes de compensation sociale.

L’appauvrissement ou la baisse du niveau de vie de la population, forcée de s’incliner devant la rationalité de la nouvelle économie, lance sur les routes des files d’hommes et de femmes sans espoir de pouvoir se fixer dans un lieu de vie, au point de choisir l´émigration comme substitut de l’intégration sociale.

Mondialisation et pauvreté

La mondialisation est inéluctable, car indissociable du fonctionnement du capitalisme lui-même. La mondialisation, comme autre face de la médaille du capitalisme, est donc ancienne, mais ses modalités d’existence se sont transformées au cours de l’histoire.

Selon MICHALET (2002), ‘la configuration multinationale… a servi de transition au glissement de pouvoir, qui s’est opéré depuis, des acteurs publics vers les acteurs privés, des salariés vers les rentiers[1]…’ Ce changement dans la gouvernance de l’économie mondiale s’est accompagné d’une accentuation de l’inégalité entre les plus riches et les plus pauvres, aussi bien dans les pays émergents du Sud que dans les pays développés du Nord. La globalisation actuelle, parce que polarisée sur quelques pays, surtout les États Unis, est une menace pour les pauvres, car ils ne font pas partie de la nouvelle élite.  La montée en puissance et en nombre de nouveaux riches a induit un mouvement, en sens inverse, de diminution et d’appauvrissement des classes moyennes et de multiplication des pauvres vivant de la mendicité.

Cette pauvreté définie par Milton Santos comme structurelle, n’est plus locale ni même nationale, elle s’est universalisée. C’est une pauvreté sans remède, causée non seulement par la réduction de l’emploi, mais surtout par la dévalorisation du travail. Cette pauvreté structurelle s’explique comme quelque chose de naturel et d’inévitable. S’agirait-il du retour d’un darwinisme ou d’un eugénisme social ? On ne serait pas loin du concept de ‘population socialement nécessaire’ pour écarter du ‘système monde’ une masse de pauvres et de misérables. On en reviendrait à la parabole du banquet de MALTHUS. ‘Un homme qui est né dans un monde déjà occupé, s’il ne lui est pas possible d’obtenir de ses parents les subsistances qu’il peut leur demander et si la société n’a nul besoin de son travail, n’a aucun droit de réclamer la moindre part de nourriture et, en réalité, il est de trop’.

Le problème démographique d’aujourd’hui n’est pas ou plus directement celui de la dimension de la population, mais celui de sa configuration économique et du sort des groupes les plus vulnérables. ‘Le noyau de la question sociale aujourd’hui est à nouveau l’existence d’inutiles au monde, de surnuméraires, et autour d’eux d’une nébuleuse de situations marquées par la précarité et l’incertitude des lendemains qui attestent de la remontée d’une vulnérabilité de masse’ (CASTEL, 1995). La prégnance du modèle de l’entreprise capitaliste s’exerce sur l’État appelé à gérer les populations comme une entreprise qui élimine les improductifs selon la stricte logique de la rentabilité (MEILLASSOUX, 1996).

Les évangélistes du marché (DIXON, 1998) de la nouvelle économie ont renoncé à toute idée positive du développement. Il ne s’agit plus de négocier des règles pour que le commerce mène au développement et au dépassement de la pauvreté, mais il s’agit d’éliminer les règles pour libérer le marché.

Les migrations comme ‘ajustement des populations’ ?

Le problème des migrations révèle la nature du dynamisme populationnel. L’histoire de l’humanité est inséparable de la prise en compte des migrations pour comprendre l’histoire des civilisations. La mobilité humaine s’exerce sous la poussée et l’attraction des forces de développement ou de domination. Les flux d’émigrants sont le produit, d’une part, d’un développement interrompu et expulseur et, d’autre part, de la domination des pays riches sur le reste du monde. Cet ‘ajustement démographique´ est une variété, un sous-système de l’ajustement structurel, chargé de corriger a posteriori les erreurs de choix économiques déplorables (KI-ZERBO, 1990). Les déséquilibres démographiques sont la réplique de déséquilibres structurels qui ne sont ni discutés, ni pris en compte. Affronter ces déséquilibres par des réformes structurelles est un passage obligé si on veut réaliser une politique de population digne de ce nom, qui se donne comme priorité un développement humain. 

Les migrations internationales des pays dits émergents s’inscrivent dans le cadre de nouveaux équilibres géopolitiques avec leurs déséquilibres démographiques et sociaux. Dans quelle mesure les pays riches désirent-ils que l’hémisphère Sud émerge réellement dans le scénario international avec davantage de puissance en termes d’économie et de population ? Soit implicitement soit explicitement, reviennent au jour des études sur les tendances démographiques globales qui envisagent que la population ait une considérable influence sur les relations de pouvoir.

L’impasse politique résulte du manque de volonté politique pour reconnaître l’importance des nouvelles émigrations et les effets pervers de la globalisation financière sur les populations et sur les sociétés. Le nouvel ordre mondial s’impose comme faisant partie d’une réalité intangible et pour cette raison donne bonne conscience aux responsables de l’économie. Or, qu’y a t-il de plus aberrant qu’une globalisation économique qui ne saurait être implantée et poursuivie sans que beaucoup en soient les  perpétuelles victimes ?

Les migrations internationales dans la mondialisation de l’économie

Les conditions d’appauvrissement des populations et de stagnation économique ne sont pas des « raisons » suffisantes pour expliquer ces migrations internationales. Le service de la dette externe stérilise une part considérable du revenu national, fait chuter la demande effective et décourage les entrepreneurs à investir et donc à créer des emplois.

Une autre question cruciale est de voir comment les formes d’internationalisation ou de mondialisation de l’économie incorporent les marchés émergents dans un nouvel espace transnational que constitue, par exemple, l’implantation de l’ALCA (Association de Libre-échange de l’Amérique) produisant des situations de pauvreté et de stagnation économique. Les cas de l’Équateur avec la dollarisation de son économie et du Mexique avec son intégration aux États-Unis sont emblématiques par leurs effets négatifs sur les populations. La pauvreté accompagne les « merveilles du libre-échange »[2]. Les traités de libre-échange instaurent une libre circulation des marchandises et des capitaux, sans inclure le moindre accord sur les migrations. Au contraire, le monde globalisé manifeste de plus en plus une volonté de restreindre les migrations internationales, alors que sont de plus en plus fortes les pressions pour une plus grande liberté dans la circulation du capital, des services et des marchandises.

Le prix fort de l’intégration économique et financière du Mexique dans l’ALENA (NAFTA) fut et est payé par la faillite de petites et moyennes entreprises qui, disparaissant de l’horizon, ont détruit des centaines de milliers d’emplois. L’ímportation massive de produits agricoles subsidiés par le gouvernement américain, dont le maïs, produit de base de l’agriculture et de l’alimentation mexicaine, a provoqué la ruine de la classe paysanne forcée de vendre ses terres et de chercher du travail dans un ailleurs mal défini. Des centaines de milliers, pour ne pas dire des millions de Mexicains essayent de s’établir au nord à la frontière pour pouvoir survivre dans les fameuses maquiladoras[3]Le libre-échange international élimine les petits producteurs agricoles par pleins contingents, et en quantités toujours plus grandes.

La dérégulation des marchés imposée par les États centraux au service des grandes entreprises transnationales, relève d’une politique du ‘laissez faire’, non seulement comme méthode permettant de réaliser quelque chose, mais surtout comme étant la chose à réaliser. Seuls les États du premier monde sont capables de se protéger contre les remous du libre-échange. Les pays du Tiers-monde et les ‘marchés émergents’ en raison des faiblesses de l’État n’en ont pas les moyens.

L’émigration : un facteur de développement ?

Quand se pose la question de savoir si l’émigration internationale contribue au développement des pays d’origine, on pense d’emblée à l’apport en devises que reçoivent ces mêmes pays. Ces émigrations, en fait, contribuent à maintenir des structures d’inégalités de développement et fonctionnent comme soupape compensatoire à ces inégalités. On peut se demander si, à l’échelle mondiale, ces flux migratoires ne présentent pas des effets pervers en termes de développement, contribuant à maintenir des structures d’inégalités. En d’autres termes, le développement n’est pas l’objectif de l’émigration. L’utilisation des transferts par les migrants n’est jamais posée en termes de développement mais en termes de survie et d’amélioration du quotidien, n’ayant pas comme but de contribuer à l’amélioration de la balance des payements (GUILMOTO et SANDRON, 2003).

En guise de conclusion

L´émigration actuelle fait partie de la dynamique interne d’une même unité constituée par le système capitaliste international.[4] Le nouvel ordre international à négocier entre le Nord et le Sud devrait tenir compte de la fonction des mouvements migratoires, de la même façon qu´il s´occupe de la circulation du capital, de la technologie et des services.[5] Il est indispensable de prendre en compte les conséquences migratoires des stratégies, des politiques et des projets de développement, d’investissement et de commerce.  Mais on peut se demander si au delà d’une reconnaissance de la migration et d’un droit à migrer dans les meilleures conditions possibles, il n’y aurait pas un droit humain à l’immobilité.

Une telle perspective implique un changement de fond, l’élaboration, enfin, de politiques qui font cruellement défaut, politiques qui relient et subordonnent l’économie à la politique. C’est reconsidérer à nouveaux frais le rôle de l’économie politique dans nos sociétés. C’est lier de nouveau  la politique à une éthique qui mette à la première place les humains et leur univers. C’est remettre à sa place de moyen de payement l’argent qui, aujourd’hui érigé comme marché financier, se prétend norme et moteur de l’économie. Ceci exigerait la (re)définition d’un projet de société davantage au service des droits des citoyens par la construction d’une démocratie économique, sociale, politique et culturelle.

La question du propre développement est à insérer dans une question plus fondamentale, celle de la crise de paradigmes de nos sociétés. Certains même invoquent une crise de civilisation. Le désajustement des populations en quête d’un mieux-être serait le symptôme d’une crise diffuse mais réelle de nos sociétés. Il est bon de garder en mémoire que les civilisations meurent, mais que les populations demeurent.

Références bibliographiques :

CASTEL Robert, Les Métamorphoses de la question sociale, Paris. Fayard, 1995.

CORM Georges, Le nouveau désordre économique international, Paris. La Découverte, 1993.

DIXON, Keith, Les évangélistes du marché, Paris. Raisons d’agir Éditions, 1998

FUREDI Frank, Population & Development, a critical introduction, Cambridge, UK., Polity Press, 1997.

GUILMOT Christophe Z. et SANDRON Frédéric, Migration et développement, Paris, Les études de la documentation française, 2003.

KI-ZERBO Joseph, « Population et développement endogène », in Chaire Quételet 1990, Intégrer population et Développement, Louvain-la-Neuve, Academia et L’Harmattan, 1990.

LASSONDE Louise, Les défis de la démographie, Quelle qualité de vie pour le XXI° siècle ?, Paris  La Découverte. 1996

MARMORÁ Lelio, Les politiques de migrations internationales,  Paris, L’Harmattan, 2002.

MICHALET Charles-Albert, Qu’est-ce que la mondialisation ?, Paris, La Découverte, 2002.

SALAMA Pierre, Pobreza e exploração do trabalho na América latina, Boitempo Editorial, 1999.

SOARES Weber,  « Análise de redes sociais e os fundamentos teóricos da migração internacional », Revista Brasileira de Estudos de População, Vol. 21, nº 1, jan./jun. 2004.

Notes :

  • [1] On peut se demander si une conception moderne de l´économie et de la société ne se trouve pas menacée par une recrudescence des phénomènes de rentes improductives à l’échelle mondiale. ‘Il s’agit là de la légion de nouveaux rentiers  du XX° siècle dont la fortune ne repose sur aucune base productive, mais au contraire sur les dérèglements des mécanismes économiques modernes’ ( CORM, 1993).

    [2] LEMOINE, Maurice, “Merveilles du libre-échange’, Le Monde Diplomatique, août 2003, p.14-15.

    [3] Usines étrangères d’assemblage, de sous-traitance…

    [4] Voir PORTES A., 1978, “Migrations and Underdevelopment”, Politics and Society, V.8, Nº 1, in MARMORÁ, 2002.

    [5] CHARRY SAMPER, H., 1992, « Conferencia inaugural », Seminario : Las migraciones en el proceso de integración de las Américas, CEMLA-OIM, Bogota in MARMORÁ, 2002.