Le 01 octobre 2012

Interrogations de nos discours face aux conflits étrangers – le cas syrien

La guerre civile syrienne fait rage avec une violence et une répression inouïes. En même temps, en Europe, le débat sur la scène publique évoque ces questions avec une froideur inquiétante, une contestation des chiffres et une accusation réciproque d’ingérences. Deux idéologies s’affrontent : l’une plutôt va-t-en-guerre et l’autre anti-impérialiste. La désinformation tendancieuse sévit tous les jours. Les interventions dans les médias et sur la blogosphère dévient l’attention des aspirations du peuple syrien à sortir de la dictature vers des questions d’ordre géopolitique. Il est plus que temps que l’on remette l’humanité au cœur de nos préoccupations et donc du débat public. Quelques pistes peuvent éclairer notre action pour cela. 
 

Comment percevons-nous les conflits étrangers ? Indifférence, désinformation et idéologisation face à la guerre civile syrienne
 

Une expression populaire dit : « Il n’y a pas de fumée sans feu ». Malheureusement, quand le feu fait rage dans un endroit de la planète d’où les informations ont du mal à sortir objectivement, on entend des versions contradictoires. Que s’est-il donc passé sur le terrain ? Quelle est la vérité ? La vérité d’un conflit est-elle le compromis, le mélange dosé entre les différentes versions qu’on nous rapporte ?

Dans le cas d’un conflit comme celui de la Syrie, la vérité mettra du temps à émerger, et de manière incomplète. Ce sera le travail d’historiens, avec le recul nécessaire et sur base d’une recherche fouillée des différentes informations disponibles. En attendant, le conflit perdure et s’embrase, et avec lui, les tentatives d’information ou de désinformation.

La venue du père Paolo Dall’Oglio[1], jésuite et fondateur d’une communauté de croyants en Syrie, et le message fort qu’il a porté[2] ont remis en question notre approche vis-à-vis d’un conflit étranger. Sommes-nous devenus indifférents face aux atrocités et aux souffrances de la population civile ? Sommes-nous empreints et marqués de discours préformatés, que nous ressortons dès qu’un nouveau fait nous est rapporté d’un conflit lointain ? Sommes-nous réellement engagés – et nos Etats le sont-ils – pour trouver des solutions pour la population locale et non pour soutenir les solutions géostratégiques préférentielles par rapport à nos convictions politiques ?

En Belgique comme dans le reste de l’Europe, une partie des consciences soutient une option atlantiste et une partie est anti-impérialiste. Nous tenterons de déceler les pièges d’une telle lecture des réalités géopolitiques. Pour cela nous ferons d’abord un « reality check », une lecture de l’embrasement du conflit syrien, puis nous tenterons d’identifier de grands courants d’information ou de désinformation sur le conflit syrien, ce qui nous permettra enfin de revoir avec indignation nos discours empreints de cynisme et d’indifférence. A moins qu’il faille laisser tomber l’idée d’une solidarité de pensées, de plaidoyer et d’action avec le peuple syrien, parce que le réalisme politique nous dicterait de ne pas nous mêler de sujets qui fâchent[3].

Origine du conflit syrien
 

La République arabe syrienne[4] est dirigée depuis 2000 par son président Bachar el-Assad, lequel a succédé à son père Hafez el-Assad. Le parti Baas, qui détient les rênes depuis la prise de pouvoir militaire de 1963, est un parti d’idéologie socialiste et nationaliste panarabe. Ces enjeux idéologiques originaux sont aujourd’hui toujours présents sur papier – ils sont même reconnus internationalement, pensons à l’alliance de longue date avec l’URSS et ensuite avec la Russie, ou bien à la qualification d’ « Etat terroriste » (« rogue state ») par George W. Bush à la suite des attentats du 11 septembre 2001 – mais bien moins dans les actions du régime.

La constitution syrienne ne reconnaît que le parti Baas pour conduire l’Etat. Si l’Etat est officiellement laïque, la constitution prévoit que le président doit être musulman. Le président cumule notamment les fonctions de chef de l’État, secrétaire général du parti Baas et chef du regroupement de toutes les organisations politiques légales. Il nomme les ministres, il peut modifier la constitution, promulguer des lois, déclarer la guerre et l’état d’urgence, faire des nominations de fonctionnaires ou de militaires. Les parlementaires peuvent critiquer des lois et modifier les projets de loi, mais ne peuvent pas faire de propositions de loi.

Différentes révoltes ont eu lieu depuis le coup d’Etat de Hafez el-Assad en 1970. La plus sanglante, en 1981-1982 se solda par le massacre de Hama (estimé à entre 10.000 et 25.000 morts). Ce massacre et l’omniprésence des moukhabarat (services secrets) eurent pour effet d’ôter à toute une génération la volonté de rébellion. La perspective du printemps arabe allait pourtant changer les choses en 2011.

En mars 2011, à la suite d’appels d’écoliers sur Facebook, différents groupes de jeunes et d’activistes politiques bravent l’interdiction de manifester, et ce dans différentes villes du pays. Le soulèvement est pacifique et accompagné de slogans tels que « Bachar, tu dois changer sinon nous allons te changer ». Les manifestations se poursuivent malgré des répressions sanglantes faisant des centaines de morts, des milliers de blessés, des arrestations massives et répétées et des tortures généralisées dans les prisons syriennes. En même temps, le régime souffle le chaud et le froid en annonçant des réformes sociales, en libérant des manifestants et en levant l’état d’urgence imposé sur le pays depuis 1963. Mais le phénomène prend de l’ampleur poussé par l’obstination et la persévérance des manifestants. Le mouvement de protestation s’étend à toutes les grandes villes de Syrie et l’intervention de l’armée et des services secrets se fait de plus en plus répressive.

Les manifestations anti et pro régime se relayent dans les rues de Damas et des autres grandes villes. Les manifestations comptent de plus en plus de dérapages, avec notamment des incendies des locaux du parti Baas, mais des initiatives d’organisation d’une opposition voient également le jour avec la création d’un « comité de coordination pour le changement démocratique en Syrie ». Fin avril 2011, l’armée coupe l’eau, l’électricité et les communications téléphoniques en la ville de Deraa, au sud de la Syrie, dans une tentative de reprendre la ville avec différents bataillons. Les mutineries sont maintenant de plus en plus fréquentes. L’insurrection a atteint le stade de conflit armé, quoique complètement désorganisé. Dans ce qui suit, il est de plus en plus difficile de trouver des sources fiables. D’autres sièges de villes suivent. Les manifestants exigent de plus en plus ouvertement la fin du régime. En même temps, les résistances armées font surface et différents attentats sont perpétrés contre le régime. En juin et juillet 2011, ce sont des centaines de milliers de Syriens qui manifestent tous les vendredis à la sortie de la mosquée.

Le 29 juillet 2011 est annoncée par d’anciens militaires la formation d’une opposition armée, l’Armée syrienne libre (ASL). Fin août 2011 est fondé à Istanbul, en Turquie, le Conseil national syrien, une coordination de mouvements d’opposition, incluant en premier lieu les Frères musulmans et des libéraux. La suite est la véritable émergence d’une guerre civile généralisée : l’embrasement du conflit, la lutte pour différentes villes et régions, la prise de différents postes frontaliers par les rebelles, les combats rapprochés dans le centre-ville d’Alep, la deuxième ville du pays, le bombardement des villages et villes insurgés par l’aviation syrienne, son utilisation de bombes à fragmentation.

Les mouvements d’opposition armée reçoivent des soutiens logistiques, financiers et armés de puissances étrangères, probablement de différents pays du Golfe arabe, de la Turquie, de la CIA américaine et de plusieurs pays européens également. Des combattants étrangers jihadistes seraient également arrivés en aide aux rebelles. De son côté, le régime syrien reçoit de l’aide et des armes de son principal allié de longue date, la Russie. L’Iran semble aussi être un soutien efficace, avec notamment des combattants sur le terrain.

Mais avant d’être le terrain de jeu d’un « Stratego » géopolitique, la guerre civile syrienne est un conflit armé responsable de dizaines de milliers de morts et de centaines de milliers de déplacés. Il n’existe pas de chiffres fiables à ce sujet et les chiffres disponibles sont revus tous les jours à la hausse au fur et à mesure que le conflit s’étend. En octobre 2012, au moment de la rédaction de cette analyse, on estimait le nombre de morts à des dizaines de milliers, alors que quelque 340 000 personnes s’étaient réfugiées dans les pays voisins, et qu’environ 2 millions de personnes étaient déplacées à l’intérieur du pays, selon des chiffres de l’ONU. Les rapports de différentes ONG sont également accablants en ce qui concerne les tortures, la répression, les assassinats et cruautés à grande échelle.

Beaucoup d’encre coulera encore au sujet de cette guerre. Certains craignent l’embrasement d’un conflit régional ou d’un conflit à longue durée. Retenons néanmoins que jusqu’à présent, le conflit syrien est un conflit local, avec certes des enjeux régionaux et des soutiens internationaux des deux côtés, mais à la base, il y a des revendications légitimes de la population locale pour plus de liberté de parole, de démocratie et de respect des droits de l’homme. L’espérance jaillie du printemps arabe et la répression très dure des manifestants ont été des facteurs-clé dans la mutation de la révolte en une guérilla.

La guerre de l’information et la récupération de l’information
 

L’information officielle syrienne est probablement une des sources les moins objectives ; l’agence de presse officielle syrienne Sana[5] diffuse fréquemment des informations incorrectes. Le choix des mots est également problématique, avec la qualification de terroristes pour tous les opposants, peu importe qu’ils aient pris les armes ou non. En outre, les autorités syriennes manipulent les déplacements des journalistes étrangers. Dans un régime où la censure régit le flot d’informations disponibles, où les communications téléphoniques, postales ou électroniques sont contrôlées et où les ONG n’ont pas libre cours, la transmission d’informations crédibles a toujours été problématique. La situation de guerre civile et l’évacuation du personnel diplomatique des principales ambassades ont rendu l’accès à l’information du terrain encore plus difficile.

Beaucoup de témoignages non officiels sont faits sous le couvert de l’anonymat. Des vidéos circulent sur la toile, mais leur origine ou leur véracité est difficile à établir. La plupart des médias occidentaux se sont rendus coupables de reprises de dépêches non vérifiées dont il s’est avéré ensuite que les informations étaient manipulées. Eux aussi pratiquent la censure ; ainsi, en août 2012, la BBC censurait une vidéo tournée par un journaliste du New York Times où l’on voit des rebelles de l’ASL forcer un prisonnier à commettre un attentat suicide.

Le travail de récolte de témoignages à grande échelle sur le terrain et son analyse procurent une vue d’ensemble bien plus fiable et moins biaisée. Ainsi, l’ONG Human Rights Watch dénonçait en juillet 2012, sur base de plus de 200 témoignages, la torture généralisée dans les prisons[6]. De même, l’ONU accusait l’Armée syrienne libre en juin 2012 sur base de témoignages d’avoir enrôlé des enfants-soldats[7]. Ces rapports sont tellement bien documentés qu’il est très difficile de les remettre en question. Malheureusement, ils restent assez rares.

Une des sources extérieures les plus citées est l’Observatoire syrien des droits de l’homme. La polémique à son sujet est marquante dans ce qu’on peut appeler une guerre pour l’information. Derrière cette source d’information fréquemment citée par les média occidentaux, un Syrien exilé à Londres, en contact avec un vaste réseau de contacts locaux, diffuse des informations et des chiffres sur l’évolution de la guerre. Dans une industrie de l’information qui cherche à quantifier le plus possible le moindre affrontement et à défaut d’autres chiffres disponibles, on comprend aisément que les média se prennent à citer ces chiffres, d’autant plus qu’ils semblent souvent converger avec ceux de l’ONU. Cependant, la source est fréquemment critiquée pour être trop proche des Frères musulmans ou pour être financée par le Qatar ou l’Arabie Saoudite. Il est difficile de vérifier la véracité de ces allégations, mais décrédibiliser une des seules sources sérieuses précisément à cause de témoignages anonymes ne semble pas une polémique intéressante. Si cette source n’est pas bonne, qu’on nous en donne de meilleures. Or, pour rendre compte de la situation en Syrie, il n’y a pas tant de sources fiables et directement exploitables par les médias.

Le combat idéologique et démagogique de l’information
 

A côté de ces sources, il y a également les informations « complotistes ». Sur le net, celles-ci transforment des réalités ou inventent des histoires pour influencer la (dés)information. Ainsi, on peut lire sur l’Internet que la révolution syrienne serait financée par les comptes de Mouammar Kadhafi (une source indiquait même une somme de 150 milliards de dollars !). Une autre source minimisait les combats de juillet 2012 à Damas en affirmant que cela n’impliquait que « de petits groupes armés qui sont de toute évidence sous le contrôle de l’Arabie Saoudite », alors que le gouvernement syrien lui-même évoquait le nombre de 300 rebelles tués à Damas et de plusieurs centaines de captifs. Tant d’autres informations qui circulent sur la blogosphère paraissent tout à fait fantaisistes et semblent répondre à un agenda caché, ou du moins semblent viser à influencer le débat public plus qu’à informer[8]. Les fins justifiant les moyens.

Thierry Meyssan, l’homme qui avait déjà créé la polémique en voyant dans les attentats du 11 septembre le travail d’une faction américaine militaro-industrielle[9] semble également s’être trouvé une mission d’intervenir dans le débat public sur la Syrie. Il soutient le régime de Bachar el-Assad en évoquant  aussi des théories de complot et en niant l’existence d’un soulèvement populaire[10]. D’autres exemples existent, mais tentons maintenant d’expliquer d’où proviennent la multiplicité des messages idéologiques à portée anti-impérialiste et souverainiste[11].

Il est très tentant d’expliquer des réalités géopolitiques telles qu’une guerre civile à la lumière de la théorie des chocs de civilisations[12]. Celle-ci permet en effet d’expliquer bon nombre de nos conflits internationaux. Emanant d’une vision holiste, cette théorie insère les conflits locaux dans une grille de lecture globale ou régionale[13]. Une théorie qui est fondée sur la peur de l’autre et l’affrontement des différences. Si la théorie est critiquée et décriée de partout, sur bien des aspects, elle prend des airs, au fur et à mesure qu’elle est évoquée, d’une prophétie auto-réalisatrice. Et elle sert de base tant pour des penseurs atlantistes[14] qu’anti-impérialistes, précisément parce que sa simplicité permet, moyennant quelques arrangements, d’intégrer la plupart des évènements conflictuels en une théorie.

La prise de positions impérialiste ou interventionniste en Occident est de nos jours profondément marquée par la peur du monde arabo-musulman. Le conflit diplomatique sur les armes nucléaires iraniennes en est l’exemple-type. Les atlantistes, généralement va-t-en-guerre, se sentent chargés d’une mission globale de domination et n’hésitent pas à utiliser les armes militaires et économiques pour atteindre leurs objectifs. Si l’impérialisme pur et dur est probablement plus répandu de l’autre côté de l’océan atlantique – pensons notamment aux questions taiwanaise ou israélienne – l’Europe est également imprégnée d’impérialisme de par son histoire. Nos cultures y baignent depuis bien longtemps, avec la conquête de l’Amérique, le colonialisme, les guerres mondiales, l’empire britannique, la création de l’OTAN, la création des institutions de Bretton Woods, et on en passe. Si nous, Occidentaux, sommes les héritiers d’une culture aux accents impérialistes, nous sommes presque tous également critiques vis-à-vis de telle ou telle expression d’impérialisme, comme le colonialisme. Nous sommes en cela semblables à Dr. Jekill et Mr. Hide.

L’anti-impérialisme en tant qu’idéologie a des accents bien divers de par le monde et est historiquement lié à l’anticolonialisme – comme au marxisme d’ailleurs. Ainsi, en Europe, les pensées anti-impérialistes ont joué un rôle très positif, en permettant dans les ’50, ’60 et ’70 d’envisager la transition vers le post-colonialisme à une époque où l’Occident se proclamait encore ouvertement porteur d’un message civilisateur. Leurs voix ont ensuite retenti dans la société civile pour dénoncer d’autres formes de domination : militaire à l’heure de la guerre froide et de la course à l’armement, économique depuis l’émergence de l’hégémonie des multinationales, ou encore commerciale au fur et à mesure que l’OMC (l’Organisation Mondiale du Commerce) régule de plus en plus le commerce international et surtout depuis l’apparition du néolibéralisme de Thatcher et Reagan.

Nous n’entrerons pas dans la complexité des liens et de l’agencement de toutes ces oppositions aux dominations impérialistes, mais voudrions bien, pour autant que cela concerne notre sujet, éclairer une des formes que revêtit l’anti-impérialisme aujourd’hui dans nos sociétés européennes. Si les anti-impérialistes ne sont pas a priori souverainistes – certains sont de tendance anarchiste ou internationaliste – une certaine forme d’anti-impérialisme cherche un rempart contre les dominations étrangères dans la souveraineté inconditionnelle de l’Etat-nation[15]. Chaque Etat-nation aurait le droit de résoudre seul ses conflits, peu importe le type de régime qui le représente et les méthodes qu’il utilise.

Comment et pourquoi éviter la polarisation entre impérialisme et souverainisme ?
 

Nous évoquerons quelques pistes dans le domaine de l’information et de l’opinion. Nous n’entrerons pas dans les options de terrain, de politique étrangère, de plaidoyer diplomatique ou humanitaire. Nous voulons mettre en avant quelques critères et recommandations pour analyser la pertinence de l’information qui circule dans notre société et pour éviter le piège du discours idéologique et du rapportage tendancieux des réalités syriennes, ce qui pourra s’appliquer par extension aux autres conflits locaux de ce monde.

1. S’informer. Tout d’abord, que ce soit en Syrie, au Mali, en Libye ou ailleurs, il est impératif d’essayer de comprendre ce qui se vit sur le terrain et d’aller au-delà des faits rapportés par les dépêches, qu’il s’agisse de celles des agences de presse ou des sources locales officielles. Quand parvient une nouvelle non vérifiée, il convient d’exercer une certaine retenue vis-à-vis de la prise de position dans les débats sur la place publique. En fin de compte, ce n’est pas tant le nombre exact de morts ou de blessés qui compte, mais bien la répartition des responsabilités dans l’évolution de réclamations politiques ou de libertés civiles en une guerre sale, les méthodes de contrôle et de répression, la désintégration possible d’un système et ses alternatives ou le manque d’alternatives, la question de savoir si le conflit est social, politique ou confessionnel.

2. Voir le contexte. Il est important de chercher à comprendre le contexte régional. En effet, nous ne pouvons pas être sourds aux enjeux inavoués des conflits et aux ingérences étrangères. Tout spécifiquement dans le Moyen-Orient, il n’est pas possible de se faire une opinion sérieuse sur les conflits locaux syrien ou libanais par exemple sans tenter de comprendre la politique d’Israël dans la région ou le fait qu’Israël occupe toujours une partie de la Syrie, le plateau du Golan. De même, tenter de comprendre le conflit syrien nécessite de prendre en compte l’émergence de la Turquie, puissance régionale en devenir et membre de l’OTAN, ou encore de l’Irak, source d’instabilité dans la région.

3. Grille de lecture. Ne pas faire de lecture excessivement confessionnelle ou culturelle des évènements. Le choc des civilisations n’est qu’une théorie. Dans la plupart des conflits religieux, il y a la négation d’aspirations sociales et communautaires. Ce sont ces éléments, beaucoup plus que l’appartenance à une famille religieuse ou culturelle, qui alimentent la haine de l’autre. Et puis, les personnes impliquées ne peuvent jamais être réduites à leur appartenance religieuse. Il existe en Syrie une opposition alawite ainsi que des liens forts entre nombre de familles sunnites et chiites, chrétiennes et musulmanes.

4. Adopter un regard de subsidiarité[16]. S’il y a un doute entre la prééminence des enjeux locaux et des enjeux géostratégiques, les enjeux locaux devraient avoir la priorité. Il est inacceptable que le sort de peuples entiers serve de troc pour obtenir d’autres concessions régionales. Un petit pays comme le Liban, qui a connu une guerre civile de 1975 à 1991 (16 ans de guerre civile !), a non seulement subi le sort de plusieurs revirements de situations par l’implication d’autres Etats, mais il a également été utilisé comme monnaie d’échange pour d’autres conflits. Ainsi, à la suite de l’invasion du Koweït par Saddam Hussein le 2 août 1990, la Syrie a reçu l’autorisation tacite des USA de faire ce qu’elle voulait au Liban en échange d’une assistance dans la deuxième guerre du Golfe. Les silences des diplomaties étrangères à l’égard de certaines violations graves des droits de l’homme ou des peuples est un autre exemple du jeu de pouvoirs à l’échelle supranationale. Il est inadmissible que nos diplomaties mettent le sort de différents conflits dans une seule et même balance.

5. Promouvoir une solidarité de peuples, de gens et non de régimes. Il faut à tout prix éviter une guerre par procuration, une « proxy war » où pays limitrophes et superpuissances avancent leurs pions et s’impliquent dans un conflit à longue échéance. Comme le dit l’islamologue Yacob Mahi, « Il nous faut dénoncer les pays musulmans à politique utilitariste, mais aussi nos gouvernements européens qui soutiennent la tyrannie de ces pays. […]Notre souhait de voir triompher la liberté ne doit pas nous aveugler, nous évitant ainsi une prudence et une vigilance face à ce qui se prépare pour l’avenir. Par la même occasion, nous devons exprimer notre solidarité avec le peuple syrien, et refuser une passivité complice qui exonèrerait le pouvoir de sa responsabilité de la mort de milliers de civils, surtout lorsque le dictateur promet un dialogue national, sur la base de réunions consultatives, et qu’il n’hésite pas à matraquer des milliers de réfugiés qui fuient la mort. »[17]

6. S’indigner. Non seulement devons-nous remettre en question le bien fondé des discours idéologiques, mais nous devons également nous indigner de la diffusion de tout ce qui s’apparente à de la propagande, dès lors que des vies humaines sont la contrepartie de nos opinions.

Dans une critique du célèbre journaliste Robert Fisk et de sa manière de nous rapporter la guerre syrienne, l’intellectuel syrien Yassine al-Haj Saleh dit la chose suivante : « Fisk représente le revers de la médaille de ce qu’il critique dans la vision dominante en Occident. Car son analyse se limite aux facteurs confessionnels et à la géopolitique. Il note avec soin l’appartenance confessionnelle de tout ce qu’il croise sur son chemin : quartiers, cadavres, tombes, et les hommes et les femmes sont forcément, et avant tout, alaouites, sunnites, chrétiens… Ainsi, la Syrie apparaît comme un simple champ de bataille pour des conflits entre groupes confessionnels. Ces conflits apparaissent comme s’ils jaillissaient spontanément du fait confessionnel, comme s’ils lui étaient consubstantiels, sans lien avec les pratiques du pouvoir, la manière dont sont distribuées les richesses, les alliances régionales et internationales. L’idée ne lui vient même pas qu’il puisse exister quelque chose de positif en Syrie, un sentiment d’appartenance qui rassemble les Syriens. Voyons donc, quoi d’autre, demandent Barry Rubin, Robert Kaplan et leurs semblables [éminents représentants du courant néoconservateur américain] ? En quoi sa vision “géopolitique” diffère-t-elle de la vision néoconservatrice américaine ? Dans les deux cas, il y a Israël, l’Iran, la Turquie, le Liban et le Hezbollah. Il y a l’Amérique, l’Europe et la Russie. Il y a le pétrole, le programme nucléaire iranien et le terrorisme. En revanche, il n’y a à peu près pas de réalité sociale et politique propre à chacun des pays de la région, ni de spécificités historiques. Il n’y a rien de progressiste ou d’humaniste dans cette approche qui fait fi de la société, de l’économie, des habitants, de l’environnement, des classes sociales, de la politique, des partis, des changements sociaux et de l’Histoire, c’est-à-dire d’à peu près tout. »[18].

Si nous devons dénoncer les tentatives de désinformation, la polarisation des discours et l’idéologisation rampante, nous ne pouvons pas non plus choisir la voie du scepticisme ou du cynisme. Nous devons lutter contre l’indifférence et la passivité, qui sont les véritables chancres de notre société individualiste. Si nous n’avons pas ce sursaut de conscience, nous laissons libre cours à ceux qui tentent de monopoliser le débat public.

Notes :

  • [1] Le père Paolo Dall’Oglio, jésuite italien et prêtre syriaque catholique, est le fondateur de la communauté œcuménique Al-Khalil, communauté qu’il a fondée en 1992 sur les ruines du monastère de Mar Moussa en Syrie. Auteur de « Amoureux de l’Islam, croyant en Jésus », il s’est toujours engagé sur les voies du dialogue interreligieux. Lorsqu’il fut nommé docteur honoris causa de l’UCL et de la KUL en 2009, il a plaidé pour la réconciliation et la justice, conditions nécessaires pour grandir dans le dialogue. Mar Moussa accueillait tout au long de l’année des milliers de musulmans et chrétiens, jusqu’à ce que la guerre civile éclate en 2011 à la suite du printemps arabe. Le Père Paolo a dû quitter la Syrie en juin 2012 à la demande des autorités syriennes et de l’Eglise. Aujourd’hui, il s’engage au départ du Liban pour un pays pacifié, pluraliste et démocratique.

    [2] Le Centre Avec a organisé le 19 septembre 2012 à l’ULB une conférence intitulée « Quel avenir pour la Syrie » autour de Paolo Dall’Oglio en partenariat avec Pax Christi, le MIR-IRG et Justice et Paix.

    [3] La lutte contre les désinformations et contre l’idéologisation des discours de politique étrangère s’inscrit pleinement dans le thème du réalisme politique et de la solidarité, thème d’études du Centre Avec pour 2012, car notre indignation prend source dans les valeurs de solidarité et d’entraide par-delà les frontières culturelles, confessionnelles ou idéologiques.

    [4] La population Syrienne (22,5 millions d’habitants en 2011) est composée d’environ 74 pour cent de musulmans sunnites, 13 pour cent de musulmans alawites, 3 pour cent de musulmans druzes et 10 pour cent de chrétiens (source : www.minorityrights.org/5266/syria/syria-overview.html). La minorité alawite (dont fait partie le président), et en moindre mesure les minorités druze et chrétienne, se partagent la plupart des postes-clés du pays.

    [8] Les exemples sont trop nombreux que pour les citer tous ; un exemple marquant : http://mai68.org/spip/.

    [9] Voir le livre de Thierry Meyssan « L’effroyable imposture » paru en 2002 aux éditions Carnot.

    [10] Voir les nombreux articles sur www.voltairenet.org/+-Syrie-+?lang=fr.

    [11] Dans la suite de ce texte, nous utiliserons les adjectifs d’anti-impérialiste et de souverainiste pour désigner deux tendances bien présentes dans les discours européens de défense du régime syrien ou du moins de la non-ingérence. Anti-impérialiste fait référence à cette idée selon laquelle l’Occident poursuivrait la domination (l’impérialisme) sur le reste du monde. Souverainiste est la doctrine politique selon laquelle il faut préserver l’autonomie des pays. Ces deux notions étaient au cœur de la discussion sur l’intervention en Libye en 2011.

    [12] Le choc des civilisations ou « The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order » est un livre qui a profondément marqué les débats géopolitiques. Rédigé en 1996 par un professeur à Harvard, Samuel Huntington, cet essai a suscité de nombreuses polémiques. La raison en est qu’Huntington développe une théorie d’oppositions de cultures ou civilisations, où les religions nourrissent les conflits et où les identités culturelles antagonistes pèsent plus dans la balance que les forces centrifuges des Etats-nations.

    [13] Nous lisons ainsi : « Quels sont les enjeux inavoués dans ce conflit ? Ils sont essentiellement régionaux : casser l’alliance avec l’Iran, amener la Syrie à signer une paix au rabais avec Israël, détruire les fondements de l’État-Nation pour livrer la Syrie aux forces wahhabites et islamistes radicales, ce qui signifie l’éclatement de la Syrie en plusieurs entités en guerre entre elles. Ce qui enracinerait la présence occidentale au Moyen-Orient pour les décennies à venir. Un autre enjeu capital : les monarchies du Golfe, fragilisées elles aussi par le vent de contestation qui souffle sur le monde arabe, et par la transformation inattendue de l’Irak, débarrassé du régime de Saddam Hussein, en un protectorat iranien, cherchent, à travers la chute du régime syrien anti-wahhabite et pro-russe, à transformer la Syrie en base arrière pour reconquérir l’Irak et déstabiliser l’Iran. Elles cherchent surtout à liquider le Hezbollah libanais. Ces objectifs non avoués n’ont pas été jusqu’ici atteints et ne le seront pas tant que le soutien sino-russe ne faiblit pas et tant que l’axe syro-iranien, qui comprend le Hezbollah et l’Irak de Maliki ne se rompt pas.» (Interview de Majed Nehmé, directeur et rédacteur en chef d’Afrique-Asie, sur www.alterinfo.net/Majed-Nehme-explique-la-guerre-en-Syrie_a79112.html et antiotan.blogspot.be/?zx=a57d4f82f40f07a).

    [14] Par atlantiste, nous entendons un courant de pensée dominante occidental, qui prône l’intervention militaire de l’OTAN (l’Organisation du Traité pour l’Atlantique Nord) dans des conflits tels celui de la Syrie.

    [16] Par subsidiarité, nous entendons l’application du principe selon lequel l’action nécessaire doit se situer au niveau de la plus petite entité capable d’adresser le problème. Ce principe provient de la doctrine sociale de l’Eglise et a été repris dans la construction de l’Union européenne.

    [18] Yassine Al-Haj Saleh est un Intellectuel et dissident syrien, vivant en Syrie dans la clandestinité. Son billet peut être lu sur www.courrierinternational.com/article/2012/09/20/l-aveuglement-ideologique-d-un-grand-reporter.