Le 16 août 2006

« Je les hais d’une haine parfaite… » (ps 139,22).

Réflexion sur la religion et la vie

Les remous provoqués par une phrase prononcée par le pape Benoît XVI en septembre 2006, lors de son voyage en Allemagne ont été l’occasion de cette réflexion de Jean-Marie Faux. La « haine » à l’égard des blasphémateurs ou de personnes religieusement déviantes, considérées comme ennemis de Dieu, est une tentation des religions. Elle s’exprime en plusieurs endroits de la Bible, comme le psaume 139, 22, cité dans le titre. Le fond de la question est dans le rapport entre la religion et la vie. Les religions sont pour l’homme, pour la vie de l’être humain et non le contraire. La rencontre doit se faire, non « par en haut », par les motivations religieuses qui ne coïncident jamais et peuvent s’opposer violemment, mais « par en bas », en faisant converger les inspirations différentes vers la vie de l’être humain et de l’humanité. 
 

Dans le « discours sur la montagne », tel que le rapporte l’évangile de Matthieu, Jésus reprend les préceptes de la loi (on vous a dit) et enseigne la justice qu’il attend de ses disciples (moi, je vous dis), une justice « qui dépasse celle des scribes et des pharisiens » (Mt 5,20). Au verset 43, on lit : « On vous a dit : tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi ». Où donc le premier testament prescrit-il de haïr son ennemi ? On cherchera en vain un texte qui concernerait un ennemi personnel. Mais s’il s’agit de l’ennemi de Dieu, de l’impie, les indices abondent. Je retiens le verset du Psaume 139, donné pour titre à cette réflexion. Mais les seuls psaumes contiennent de nombreux passages impitoyables pour les impies. Dans le discours de Jésus, la référence à « votre Père qui est aux cieux, qui fait lever le soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes » (5,45), n’est certes pas une nouveauté absolue[1] mais c’est un choix décisif. Il nous dit clairement que Dieu ne peut vouloir  la mort d’un homme.

Un souvenir très fort me revient à l’esprit : celui d’une parole que je n’ai pas réussi à formuler sur le moment mais qui n’a cessé de m’habiter. C’était, il y a quelques années, lors de l’affaire Salman Rushdie. J’assistais à un débat à Louvain-la-Neuve. Les arguments s’échangeaient sur l’importance de l’offense portée par l’écrivain, sur la légitimité des réactions, etc. Une évidence m’habitait mais je n’ai pas réussi à la dire parce que je cherchais les mots pour l’exprimer correctement. Je l’exprime aujourd’hui. Quoi qu’ait pu dire d’horrible Salman Rushdie et quelle que soit éventuellement la réprobation qu’il ait mérité, il ne peut y avoir de plus grand blasphème que de croire que Dieu puisse vouloir la mort d’un être humain pour punition de ses paroles ou de ses écrits, si blasphématoires qu’ils soient.

C’est probablement ce que Benoît XVI a voulu affirmer avec force dans ses propos contestés tenus à Ratisbonne en septembre dernier (2006). Mais il aurait pu le faire autrement qu’en s’appuyant sur un texte fortement polémique d’un empereur byzantin de la fin du Moyen Âge. Je crois qu’on peut affirmer que l’Évangile ne tolère pas la violence, même à l’égard des ennemis de Dieu. Mais avant que ce message libérateur acquière une audience à peu près universelle, il a fallu de longs siècles pendant lesquels les droits de Dieu ne laissaient guère de place aux droits de l’homme ni l’enseignement de l’Église à la pensée libre. Le pape Jean-Paul II a demandé pardon pour l’affaire Galilée mais jusqu’ici, à ma connaissance, aucune voix ecclésiale ne s’est élevée pour demander pardon de l’assassinat légal et sacré de Giordano Bruno. Sans doute, à la différence de Galilée, la pensée de Bruno était et reste en total désaccord avec des points essentiels de notre foi. Mais cela ne justifie pas qu’il ait été brûlé vif. Le christianisme s’est comporté pendant longtemps comme une religion, et même comme la religion officielle que tous étaient  censés partager. Défendre les âmes contre l’erreur était aussi justifié que défendre les corps contre le vol et l’agression. C’est ainsi, semble-t-il, que Saint Thomas d’Aquin justifiait le recours à la peine de mort contre les hérétiques et autres déviants. Contre les ruptures de la Réforme, des Lumières, de la modernité, la citadelle ecclésiale s’est longtemps défendue : pensons aux anathèmes du Syllabus en plein XIXe siècle. C’est en définitive la Déclaration Dignitatis Humanae du Concile Vatican II qui, dans l’Église catholique, reconnaît pour la première fois solennellement la liberté de la conscience. Et il ne faut pas oublier que, de tous les documents produits par le Concile, cette Déclaration est celui qui a réuni la plus faible majorité et qu’il fut la pierre d’achoppement de Monseigneur Lefèvre et de ses disciples (l’acceptent-ils ceux qui aujourd’hui rentrent au bercail ?).

Marcel Gauchet a parlé du christianisme comme de « la religion de la sortie de la religion »[2] . Je comprends que le ferment de l’évangile, mettant l’accent sur la personne humaine, sa dignité, sa liberté, sa responsabilité, a commencé à l’arracher, à la faire sortir de l’ordre sacral ou religieux du monde. Il a fallu pas mal de temps et c’est sans doute toujours à refaire. Mais nous touchons là, me semble-t-il, le cœur de la question : c’est le rapport de la religion à la vie. La religion est-elle au service de la vie de l’être humain, de sa dignité et de son bonheur ou la vie de l’être humain est-elle soumise, subordonnée à la grandeur et à la souveraineté du Dieu de la religion. Ici apparaît toute l’ambiguïté et la difficulté du dialogue interreligieux. La Constitution Lumen Gentium de Vatican II, dans son 2e chapitre, décline en quelque sorte un dégradé des liens qui « ordonnent » les groupes religieux au peuple de Dieu. Des musulmans elle affirme : « Le dessein de salut enveloppe également ceux qui reconnaissent le Créateur, en tout premier lieu les musulmans qui professent avoir la foi d’Abraham, adorent avec nous le Dieu unique, miséricordieux, futur juge des hommes au dernier jour » (16).  Mais s’agit-il bien du même Dieu, du même monothéisme ? Affirmer cela sans nuances ne revient-il pas à faire bon marché de la Révélation du Dieu trinitaire, comme si elle était accessoire ? Force est de reconnaître d’ailleurs que la Constitution citée exprime un point de vue clairement chrétien catholique. Un dialogue interreligieux, c’est-à-dire qui se noue à partir des théologies, à partir de la vision que la foi a de Dieu, un dialogue, pour ainsi dire, « par en haut », risque bien de ne pas dépasser le face à face. Il est certainement utile et même nécessaire dans la mesure où chacun accepte au moins d’entendre l’autre et s’efforce de l’accueillir avec respect et même empathie. Il ne peut que tourner court si chaque interlocuteur continue à considérer son Dieu (Dieu tel qu’il le pense et le connaît) comme l’Absolu et soumet la vie à sa religion.

Il me semble que le rapport à Dieu, le respect de Dieu, la soumission à Dieu est de l’ordre du Mystère et de la gratuité. Ce qui donne à ma vie son sens ultime concerne la conscience de chacun. S’il faut en parler, ce sera sur le mode du témoignage, d’un témoignage humble et respectueux. C’est en somme ce que dit la première épître de Saint Pierre : « Soyez toujours prêts à rendre témoignage de l’espérance qui est en vous, mais avec douceur et respect » (1 P 3, 15-16). Ou alors on se met ensemble pour prier, ouvrir la vie à l’absolu, Ce fut la grandeur de l’initiative de Jean-Paul II à Assise, qui mettait ensemble les hommes et femmes religieux, sans grand souci des rapprochements théologiques. Mais un dialogue véritable qui conduise à une collaboration effective, à une prise en charge commune de la responsabilité du monde ne peut se nouer qu’à partir de l’humanité commune, « par en bas ». Car chaque religion, quelles que soient ses références à un Absolu et à un au-delà, est aussi une loi de vie, une éthique, qui trace une manière de se situer dans le monde, une manière d’être humain et d’humaniser cette terre. C’est en ce sens-là que j’affirme : la religion est au service de la vie. Un autre mot de l’Évangile est très clair à ce sujet (et ce fut un des sujets de controverse les plus aigus entre Jésus et les docteurs de la loi) : « Le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat » (Mc 2,27). Cela peut paraître du simple bon sens et ce l’est en effet. Mais par rapport à une mentalité religieuse (avant la « sortie de la religion »), c’était énorme. Jésus y a engagé toute son autorité (« En sorte que le Fils de l’Homme est maître du sabbat », ib. 2,28) ; c’est avec son accueil des pécheurs un des sujets où il se heurte à l’opposition la plus vive des docteurs de la loi et on peut dire qu’il y a risqué sa vie.

Aujourd’hui, dans un monde à la fois unifié et infiniment divers, fait de sociétés elles-mêmes hétérogènes, pluralistes, le temps est  venu de dépasser les querelles religieuses et de renoncer à l’anathème. Dans des pages « débats », La Libre Belgique du 2 mai 2006 rapportait la position de quatre personnes à l’égard de Dieu. Anne Morelli déclare : « Je suis athée… Le ciel étant vide, c’est l’être humain qui est essentiel et central ». Le père Ignace Berten confesse : « …dans le creuset heureux et douloureux des histoires personnelles et des histoires collectives, je crois que Dieu est présent, respectueux des libertés et de ses risques, patient, dans l’attente du moment où il rassemblera toutes choses et toutes vies dans sa propre vie ». Le rabbin David Meyer se réfère au chapitre XIX du Livre du Lévitique, « centre géographique et spirituel de la Torah » qui enseigne : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ; Je suis l’Éternel ton Dieu ». Mais c’est sans doute Soheib Bencheikh, directeur de l’Institut supérieur des sciences islamiques, qui ouvre le plus clairement la voie où il me semble qu’on devrait s’engager. « Que l’athée s’engage dans son idéal humaniste, et que le monothéiste serve les enfants de Dieu par charité, par amour ou par crainte de l’au-delà, il y a là plusieurs motivations apparemment contradictoires, mais la finalité est la même : consolider une éthique commune humaniste, sociale et idéaliste… Non seulement, cette finalité au service de l’homme permet la cohabitation de toutes les religions dites positives mais elle converge aussi avec des philosophies, même athéistes, pourvu que leur cause ultime soit l’humain ». Et il précise : « Cela ne devrait générer, en principe, aucun problème pour les monothéismes dont l’islam est issu et dont il se veut l’éminent représentant. Dans l’islam, ce n’est pas l’homme qui consacre sa vie à servir et entretenir sa foi et sa religion, mais c’est le contraire qui est conçu et préconisé. Ce sont la foi et les préceptes religieux qui serviront l’homme en élevant son humanisme et en sensibilisant sa conscience ». Dans la suite de sa contribution, Soheib Bencheikh fonde son affirmation sur divers courants théologiques de l’islam (notamment l’école mu’tazilite) qui reconnaissent la capacité de l’être humain comme tel de reconnaître le bien et le mal. C’est par ce biais que les musulmans d’aujourd’hui pourraient dépasser la tendance qu’ils ont de sacraliser « et l’islam et les œuvres théologiques de leurs ancêtres » et faire place aux « principes les plus consensuels et les seuls susceptibles de gérer notre société humaine plurielle et hétérogène », à savoir « les droits de l’homme, la liberté des consciences et la liberté religieuse ».

À toutes les échelles de nos sociétés et à l’échelle de la planète entière, la diversité aujourd’hui est évidente jusqu’à l’éclatement. Mais nous sommes condamnés à vivre ensemble. On ne pourra le faire qu’en reconnaissant notre humanité commune en deçà des différences ethniques, culturelles et surtout religieuses et convictionnelles. Un même civisme, un même patriotisme, y compris planétaire, nous appelle à chercher ensemble le bien de tous. Et cette tâche est fondée sur une réalité fondamentale : chaque moi humain peut reconnaître un Tu, et de proche en proche, étendre cette reconnaissance à l’humanité. Vouloir la vie, oser la vie. Nous aimer les uns les autres. Comme l’écrit Edgar Morin dans son beau livre Terre-patrie, aujourd’hui, avec la mondialisation, avec les menaces de toutes sortes qui entourent l’avenir du monde, « il nous faut apprendre à être, c’est-à-dire apprendre à vivre, à partager, à communiquer, à communier ; c’est ce qu’on apprenait dans et par les cultures closes (ajoutons les religions closes). Il nous faut désormais apprendre à être, vivre, partager, communiquer, communier en tant qu’humains de la planète Terre. Non plus seulement à être d’une culture, mais à être terrien. »[3] .             

Notes :

  • [1][On pourrait relever maints passages du premier Testament sur le Dieu de tendresse et de fidélité. Citons seulement Os 11,9 : « Je suis Dieu et non pas homme : au milieu de toi je suis le Saint et je n’aime pas à détruire ».

    [2] Marcel GAUCHET, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion. Paris, Gallimard, 1985.

    [3] Terre-patrie. Paris, Seuil, 1993, p. 212.