Le 01 janvier 2005

La démocratie en crise ?

Cette réflexion a été menée dans le cadre d’un groupe de travail sur les fondements de la démocratie. Il est banal aujourd’hui de constater que « la démocratie est en crise ». Mais où se situe exactement cette crise ? On aborde la question successivement sous deux points de vue successifs : un point de vue économico-socio-politique et un point de vue culturel. Selon le premier point de vue, développé dans une perspective historique, il s’agit essentiellement d’un retard du « temps social et politique » sur le temps économique. La question qui se pose est de savoir si et comment ce qui se cherche aujourd’hui, sous le label de l’alter-mondialisation, pourra devenir un vaste mouvement social, avec de fortes convergences internationales, permettant à la démocratie d’encadrer les pouvoirs économiques et financiers actuellement dominants. Selon le point de vue culturel, la cible est l’individualisme extrême, défini comme terme ultime et problématique du processus d’émancipation de la personne propre à la modernité. Mais, de ce point de vue aussi, il s’agit plutôt d’un retard que d’une dérive irrémédiable. On peut espérer qu’un vaste mouvement culturel, nourri de la rencontre des traditions, de leur dialogue constructif et de la créativité des personnes et des groupes rende possible un exercice de la démocratie où le plus de personnes possible (à la limite tous) assument effectivement la responsabilité des cités, des pays, de la planète. Finalement la vraie crise de la démocratie est une crise de la confiance dans la démocratie.

Si, au delà de l’impression globale ou de l’énumération de symptômes, on essaie d’analyser et d’abord d’identifier la crise de la démocratie, il me semble qu’on peut aborder la question de deux points de vue : d’un point de vue économico-socio-politique et d’un point de vue culturel, (voire éthique).

Point de vue économico-socio-politique.

Pour cerner cette crise, j’aimerais partir de l’article premier de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 : « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Liberté, égalité. Les « possédants » qui ont bénéficié de la révolution industrielle du début du XIXe siècle ont usé de cette liberté (dont on a pu dire que c’était la « liberté du renard dans le poulailler ») pour asseoir leur domination économique et sociale. Toute l’histoire du XIXe et des trois premiers quarts du XXe siècle est structurée par le combat des « classes dominées » pour l’égalité (qui a pris notamment la forme de la lutte pour le suffrage universel). Le communisme (qui se dit « socialisme réel ») instaure une société fondée sur l’égalité mais dont disparaît la liberté. La chute du rideau de fer et l’effondrement du monde communiste en 1989 ont scellé l’échec de ce projet radical.

Dans le même temps, les conquêtes successives du mouvement ouvrier avaient progressivement imposé, dans notre Europe occidentale, un régime de partage des fruits de la prospérité, appelé souvent le « modèle rhénan » et qui corrige l’économie de marché en économie sociale de marché.

Après la chute du monde communiste, on a cru à « la fin de l’histoire » (selon le titre du livre de Francis Fukuyama), soit un état ultime de l’évolution humaine, caractérisé par le marché et la démocratie. Mais si le marché triomphe effectivement, la démocratie est confinée dans le discours. Très schématiquement (et moyennant bien des nuances qu’il serait nécessaire d’ajouter) on peut comparer notre situation à celle des débuts du XIXe siècle, mais cette fois au niveau mondial : le triomphe de la liberté des plus forts. Les dernières années du XXe siècle ont vu l’explosion de l’informatique et de l‘internet, la mondialisation du marché financier, la montée en puissance des sociétés transnationales, la dérégulation généralisée des échanges commerciaux, l’hégémonie américaine, le détricotage des acquis sociaux, la domination de la pensée unique libérale, le creusement des inégalités entre le Nord et le Sud, l’Ouest et l’Est et à l’intérieur de toutes les sociétés…Ajoutons-y encore la criminalité internationale (trafics en tous genres) et aujourd’hui le terrorisme.

Tout cela se passe dans un monde où la majorité des pays (et notamment les plus riches et les plus puissants) ont un régime démocratique (gouvernements issus d’élections au suffrage universel). Le pouvoir, au niveau mondial, est en réalité dans les mains d’une oligarchie fort réduite mais soutenue passivement par une plus ou moins large « classe moyenne » de personnes qui bénéficient suffisamment de la richesse commune pour participer à la consommation (cfr les fonds de pension américains). Les masses pauvres et leurs représentants, plus ou moins conscientisés (syndicats, associations, voire États du Sud…) n’ont pas (en tout cas pas encore) assez de poids pour contrôler et influencer les décisions économiques et financières (qui souvent se présentent et sont acceptées comme le jeu de lois quasi naturelles). Au niveau des États, le pouvoir politique est limité par la conjoncture, s’abrite derrière les nécessités économiques, la concurrence internationale, etc. On évite difficilement les tentations de la politique-spectacle, de la langue de bois, des tours de passe-passe budgétaires…

L’impuissance du politique par rapport à l’économie engendre la désaffection et le repli sur des positions populistes, simplistes, identitaires. C’est sans doute la cause principale de la montée de l’extrême droite en Europe.

Comme le note Gérard Fonteneau (conférence à la session « Soif » de 2003), « le temps du social est lent, alors que le temps économique, sous l’effet des technologies nouvelles, s’accélère » de façon exponentielle. Tout ce qui se cherche actuellement, sous le label de l’altermondialisation, pourra-t-il devenir « un vaste mouvement social rénové, avec de fortes convergences internationales… permettant à la Démocratie, à tous les niveaux de pouvoir, d’encadrer les groupes économiques et financiers qui dominent les productions, les échanges et la technologie » ?(ib.) En d’autres termes, ce qui s’est passé au niveau des États, dans une portion bien limitée du monde (l’Europe occidentale) pourra-t-il un jour se réaliser à l’échelle du monde entier. C’est le défi.

Point de vue culturel.

Je me situe ici par rapport à la thèse de Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, ainsi qu’à d’autres philosophes et sociologues dont les noms sont liés aux analyses  et réflexions sur la modernité, la post-modernité, l’ultramodernité…Très schématiquement de nouveau, l’évolution de la société (occidentale en tout cas) est marquée par l’émancipation progressive des personnes par rapport à un ordre social et à une conception commune du monde, qui s’imposaient comme sacrés. Aujourd’hui, le processus d’émancipation, qui passe aussi par la fin des « grands récits », des grandes explications du monde (les religions mais aussi les idéologies comme le communisme) et des appartenances militantes, aboutit à un individualisme extrême.

Le développement de la démocratie est lié à cette promotion de la personne. Le principe « un homme (un être humain) une voix » reconnaît en fait à chacun le droit de faire valoir son point de vue, son droit, son intérêt, ses références philosophiques ou religieuses. D’où l’aporie. Comment avoir une politique, prendre des décisions, définir un bien commun, quand les opinions se différencient à l’infini et que chacun choisit « sa politique » comme on zappe sur les programmes ou slalome dans les rayons des grandes surfaces ? On rencontre ici des phénomènes comme le « nimby » (« not in my backyard, pas dans mon jardin), la désaffection envers la politique (la protestation si fréquente, jusque dans les bouches les plus honorables : « je ne fais pas de politique »), les corporatismes et « poujadismes », et, de la part des professionnels justement, la démagogie, la langue de bois, les effets d’annonce…

La tentation est réelle de déplorer ici une certaine dérive de la civilisation, d’accuser la société de consommation, de stigmatiser la publicité, de dénoncer l’individualisme et de regretter le bon vieux temps où il y avait des structures, des appartenances claires, des références solides. Je me refuse à ce genre de considération. Je crois fortement que l’évolution qui aboutit à reconnaître que la liberté de choisir son chemin (dans la conduite de la société comme dans les choix personnels) est essentielle à la dignité humaine, que cette évolution est bonne et irréversible. Je crois qu’elle comporte aussi la responsabilité. Je crois que l’être humain est souvent médiocre, intéressé, borné, capable de cruauté, avide d’avoir et de pouvoir ; cela à toutes les époques et dans tous les états de développement des sociétés. Mais je crois aussi, et plus, qu’il est altruiste, désintéressé, sensé, créatif, capable de tendresse et d’engagement responsable, à toutes les époques et dans tous les états de société. Aujourd’hui, l’échelle a changé, les moyens pour le bien comme pour le mal sont infiniment plus puissants et plus variés, les situations plus difficiles à comprendre, les décisions plus difficiles à prendre. En ce sens, la crise de la démocratie serait une crise de croissance. Par analogie avec le retard du temps social sur le temps économique, dont j’ai parlé plus haut, en citant Fonteneau, on pourrait parler d’un retard du temps de la personne sur le temps culturel,. (entendant par temps culturel, celui de la culture de masse, de la mondialisation des media, etc.). Et, toujours en raisonnant par analogie entre le champ économico-social et le champ culturel, ne peut-on espérer qu’un vaste mouvement culturel rénové, nourri de la rencontre des traditions, de leur dialogue constructif et de la créativité des gens de notre temps, rende possible un exercice de la démocratie dans lequel le plus de personnes possible (à la limite tous) assument effectivement la responsabilité des cités, des pays, de la planète ?

Alors, où est la crise de la démocratie ?

De ce que j’ai dit jusqu’ici, semble résulter que la crise de la démocratie est plutôt une sorte de crise de croissance, un retard d’adaptation des sociétés et, à la racine, de la personne humaine aux évolutions technologiques, économiques, sociétaires et culturelles de notre monde. Un changement d’échelle, dont les plus forts profitent plus vite que les plus faibles et qui engendre le désarroi…Cet état de crise globale fait apparaître avec plus de force les apories inhérentes à l’idée même et à tout exercice de la démocratie. La démocratie est fragile et difficile, car elle dépend de l’exercice de la liberté responsable ; elle est exposée au pire en même temps qu’au meilleur de l’être humain.

Dès lors la crise spécifique de la démocratie ne serait-elle pas une crise de la confiance dans la démocratie. Obnubilés par les difficultés de fonctionnement, par l’usage « rusé » du discours démocratique pour couvrir des comportements qui ne le sont pas, par ce qui apparaît comme l’inefficacité de la démocratie, un discours défaitiste, cynique, désenchanté (non au sens où Gauchet emploie ce terme mais en son sens usuel) risque de gagner les esprits. Un dénigrement de la démocratie, la tentation de la déclarer impossible, le rêve de la remplacer par autre chose (l’homme providentiel, des techniques de communication, des recours religieux ou philosophiques…) Une petite histoire qui m’a frappé fera comprendre peut-être ce que j’essaie de dire : dans un débat au MRAX (Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Xénophobie), un administrateur qui se dit athée, laïque convaincu, déclarait comprendre comment aujourd’hui des jeunes d’origine maghrébine retrouvent un sens de la vie et des valeurs dans leur religion. Il ajoutait : nous n’avons plus rien à leur proposer : démocratie, droits de l’homme, tout cela est démonétisé, suspect. Or il est animateur, et un animateur très engagé, au Centre Bruxellois d’Action Interculturelle. Je lui dis : « Mais enfin, qu’est-ce qui te fait courir ? » Son action est toujours valable et motivée mais son discours est désabusé. Les analyses de Guillebaud (La refondation du monde et autres livres) aboutissent aux mêmes conclusions. Il y a un défaitisme du discours (quelquefois du discours seul, quelquefois de toute la vie) par rapport à la démocratie. Cette crise de confiance dans la démocratie, ou bien recouvre une méconnaissance du lien essentiel entre la démocratie et la dignité de la personne libre et responsable, ou bien, si l’on est conscient de ce lien, révèle une crise de confiance dans l’être humain, – ce qui est encore plus grave. C’est seulement à partir des engagements concrets qu’on peut retrouver une confiance.