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Le 01 février 2008

Le rêve de Martin Luther King

En hommage à Martin Luther King, assassiné le 4 avril 1968, cette analyse retrace dans les grandes lignes le combat de cet homme. La non-violence était au cœur de son action, de sa lutte tant contre le racisme envers les Noirs américains que contre toute forme d’injustice sociale. L’auteur tire de sa vie deux leçons pour aujourd’hui : la nécessité que les opprimés ne cessent de se mettre debout et de lutter pour leur vie et leur dignité ; l’importance de la non-violence dans cet engagement. Enfin, l’auteur souligne l’importance d’un engagement commun, à la fois personnel et collectif, où s’unissent ceux qui réclament la reconnaissance de leur diversité culturelle et ceux qui se réfèrent à l’universalisme des droits humains. 
 

Le 4 avril 1968, à Memphis (Mississipi) où il était venu soutenir les éboueurs noirs en grève, Martin Luther King était abattu au balcon de son hôtel. Il avait trente-huit ans.

Comment tout avait  commencé…
 

Tout avait commencé douze ans plus tôt quand le jeune pasteur arrivé depuis peu à Montgomery (Alabama) avait été amené à prendre la tête du mouvement de protestation des Noirs contre la ségrégation dans les transports en commun[1]. Les Noirs devaient monter à l’avant, acheter leurs tickets, descendre, remonter à l’arrière. Les dix premiers rangs de sièges étaient strictement réservés aux Blancs. Les Noirs voyageaient donc souvent debout derrière des sièges vides. Mais si un Blanc montait dans l’autobus alors que les places réservées étaient déjà occupées, tout un rang de passagers noirs devait se lever pour agrandir la section blanche et ne pas soumettre le nouveau venu à un voisinage indigne. Le 1er décembre 1955, Rosa Parks, couturière, regagnait son domicile au terme de sa journée de travail. Priée de céder sa place à un Blanc, elle ne bougea pas. Elle fut arrêtée, jetée en prison. Mais la communauté noire réagit par un boycott des autobus. Le soir du 5 décembre, s’exprimant devant un auditoire transporté de ferveur, King invitait les Noirs de Montgomery à refuser désormais de « coopérer avec le mal », car « celui qui accepte le mal sans protester, en réalité coopère avec lui ». Le boycott allait durer des mois (pp. 102-110). Ainsi commença le Mouvement des Droits civiques, ce combat qui allait occuper et consumer toute la vie de Martin Luther King.

D’emblée il en avait défini le sens : agir et ne pas haïr. Agir, car on ne pouvait supporter plus longtemps l’injustice de la ségrégation, il était temps que le peuple des « Negroes » se mette debout et se batte pour obtenir ses droits. Ne pas haïr, car l’inspiration de King était profondément évangélique et, comme il le disait lui-même, « le Christ l’avait conduit à Gandhi » (p. 116), l’esprit évangélique d’amour et de bonne volonté prenait corps en quelque sorte dans les méthodes de la non-violence active[2].

Le mouvement des droits civiques
 

Le Mouvement des Droits civiques allait se développer à travers toute une série d’actions spectaculaires : sit-in dans les endroits réservés aux Blancs, « voyages de la liberté » (où des militants Blancs et Noirs bravaient la ségrégation dans les transports en commun), manifestations et marches de toutes sortes, mais aussi par un travail juridique et politique intense. Il affrontait l’opposition violente des Blancs du Sud profond : King fut l’objet de plusieurs attentats et passa des mois en prison. Il se heurtait à la résistance larvée de pas mal de responsables politiques, opposés en principe à la ségrégation mais soucieux de ne pas indisposer une partie de leurs électeurs. Dans la communauté noire elle-même, il ne faisait pas l’unanimité. Non seulement sa volonté de non-violence ne put empêcher les émeutes qui éclataient ça et là dans des quartiers déshérités mais des mouvements organisés comme celui de Malcolm X ou les Black Panthers contestaient ouvertement ses méthodes. Les lieux sensibles et les champs d’action se déplaçaient aussi : après la ségrégation massive et instituée dans le Sud, King découvrait l’exclusion sociale en marge des grandes villes du Nord. À travers toutes ces péripéties et malgré une fatigue grandissante, il persévérait dans le combat non-violent, dans le souci de ne pas rompre la solidarité avec son peuple noir mais aussi de résister à toutes les injustices : c’est ainsi qu’à la fin de sa vie, il s’engagea dans l’opposition à la guerre que les USA menaient au Vietnam. Il restait surtout fidèle à l’inspiration évangélique, au chemin de Jésus[3].

Je fais un rêve…
 

Dans la carrière militante de Martin Luther King, la marche sur Washington qui rassembla, le 28 août 1963, plus de 250.000 personnes dont un quart de Blancs dans la capitale fédérale constitua un sommet. C’est alors qu’il prononça le fameux discours : « Je fais un rêve »[4]. « Il y a cinq fois vingt ans, commençait-il, un grand Américain dans l’ombre symbolique duquel nous nous tenons aujourd’hui, signait la Déclaration d’émancipation… Mais, cent ans plus tard, le Négro n’est toujours pas libre. Cent ans plus tard, le Negro vit dans un ilot de pauvreté au milieu d’un océan de prospérité matérielle…». Abandonnant son texte écrit, il se mit à improviser : « Je fais un rêve, un rêve profondément enraciné dans le rêve américain : nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux… Je fais un rêve qu’un jour, sur les collines rouges de Georgie, les fils des anciens esclaves et les fils des anciens propriétaires d’esclaves puissent s’asseoir ensemble à la table de la fraternité, … un rêve qu’un jour, en Alabama, les petits garçons noirs et les petites filles noires pourront joindre leurs mains avec les petits garçons blancs et les petites filles blanches comme des frères et des sœurs… Avec cette foi, nous travaillerons ensemble, nous prierons ensemble, nous lutterons ensemble, nous irons en prison ensemble, nous défendrons la liberté ensemble, sachant que nous serons libres un jour… Et ainsi nous hâterons la venue de ce jour où tous les enfants de Dieu – Noirs et Blancs, Juifs et Gentils, Catholiques et Protestants – joindront leurs mains pour chanter l’ancien negro spiritual : « Enfin libres, enfin libres, merci, Dieu tout puissant, nous sommes enfin libres ! » (pp. 160-161).

Le sommet de la montagne…
 

Un an plus tard, le 2 juillet 1964, le président Johnson signait la loi sur les droits civiques qui bannissait toute ségrégation dans les lieux publics. À la fin de l’année, King recevait le prix Nobel de la Paix. Il était au sommet de la gloire et en même temps de plus en plus contesté. Un rapport du FBI le dénonçait comme « le Noir le plus dangereux pour l’avenir de ce pays » tandis que les radicaux du Black Power le traitaient de couard. Plus il avançait, plus il se rendait compte de l’ampleur et de la profondeur du problème. On avait sans doute obtenu une victoire : la destruction des fondements légaux du racisme. Mais les discriminations de fait, l’exclusion sociale subsistaient, voire s’aggravaient encore. King s’en rendait compte avec lucidité. Il fallait, disait-il, « renoncer à l’idée que l’idéologie dominante aujourd’hui dans notre pays serait la liberté et l’égalité, et que le racisme représenterait seulement un dérapage occasionnel par rapport à la norme ». Et il élargissait son analyse : « Le plus grand problème de l’Amérique est qu’elle abrite 35 millions de pauvres alors que ses ressources sont si vastes que l’existence même de la pauvreté est un anachronisme » (pp. 207-208). Ses positions se radicalisaient, lui attirant de nouvelles inimitiés, mais il ne se départit jamais de son choix des moyens non-violents. Son dernier projet fut celui d’une nouvelle marche sur Washington, qui ne serait plus seulement une marche des Noirs mais une marche des pauvres. Il voulait créer une « alternative aux émeutes », « une campagne  aussi perturbante, aussi dérangeante, aussi propre à attirer l’attention que les émeutes, sans détruire ni vies, ni biens matériels » (p. 211).

Il n’en eut pas le temps. Fin mars 1968, il se rend à Memphis pour soutenir une grève des éboueurs noirs. Une marche qu’il conduisait dégénère en émeute. Il décide de revenir pour prouver qu’il pouvait encore mener une action pacifique. Le soir du 3 avril, s’adressant aux militants, il leur dit : « Nous avons devant nous des jours difficiles. Mais cela m’est égal. Car je suis allé au sommet de la montagne… Et j’ai vu la terre promise. Je veux que vous sachiez ce soir que notre peuple rejoindra la Terre promise » (p. 213)[5]. Le lendemain, il était assassiné. La nouvelle de sa mort provoqua la pire explosion de violence que le pays ait connue.

Quarante ans plus tard…
 

La date de sa mort est devenue un jour férié officiel aux États-Unis. Aujourd’hui, pour la première fois, un candidat noir a de sérieuses chances de devenir président des States. Pourtant la misère, l’exclusion sociale pèsent encore sur les populations noires, créant une ségrégation de fait, comme en a témoigné, il y a deux ans, le drame de New Orleans.

Dans un émouvant témoignage publié par Le Monde[6], la pasteure Bernice King, fille de Martin Luther, fait le parallèle entre 1968 et 2008, entre l’impact de la guerre du Vietnam et celui de la guerre en Irak. « Trois maux, disait (mon père), rongent l’Amérique : la pauvreté, le racisme et le militarisme. Je fais le même constat… Ce n’est pas par les « terroristes » que sont terrorisés la plupart des Américains. C’est par leur santé et la perspective de mourir isolés et sans soins médicaux, faute d’en avoir les moyens ! »

Ce que Bernice King déclare de l’Amérique peut être élargi aux dimensions du monde. L’évolution de la planète en ces derniers quarante ans n’a pas comblé le fossé entre riches et pauvres, entre puissants et exclus, elle l’aurait plutôt creusé davantage. Et dans cette féroce compétition économique, l’Afrique apparaît de plus en plus comme la perdante absolue. Mais la résistance des pauvres, leur combat pour survivre et pour changer le monde n’a pas cessé non plus.

Le chemin emprunté par Martin Luther King est toujours ouvert et nous invite. Sa leçon permanente ne concerne pas les seuls Noirs ni les seuls Américains mais nous concerne tous : elle est double. La première : il n’est pas possible qu’une partie de l’humanité soit durablement humiliée, discriminée et soumise par les autres, il est toujours nécessaire que les opprimés se mettent debout et luttent pour leur vie et leur dignité. Bernice King le dit avec bonheur : « Dieu m’a fait cadeau du nom de King, qui veut dire roi. Mon père était un roi, c’est-à-dire qu’il a toujours levé la tête… Il a toujours refusé d’être sujet, réduit à l’humiliation, à la ségrégation.… C’est le message que je veux faire passer aux jeunes. Soyez des kings ! Soyez des rois ! Choisissez votre vie, vos valeurs, vos références. Élevez-vous, relevez vos critères ! »

La deuxième leçon n’est pas moins importante : pour King, fidèle à la fois à l’évangile et à Gandhi, l’injustice ne peut être vaincue par l’injustice, la violence par la violence. Dans la perspective évangélique, Dieu ne veut pas d’un monde dominé par les riches et les puissants ; il choisit les pauvres, comme l’exprime la version des béatitudes dans l’évangile de Luc (Lc 6,20) : « Heureux, vous les pauvres ». Mais Jésus a pris un chemin de non-violence pour changer le monde en changeant les cœurs. Il appelle toutes les femmes et tous les hommes de bonne volonté à se faire les alliés des pauvres : c’est la version de l’évangile de Matthieu : « Heureux les pauvres de coeur » et, un peu plus loin : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice ». Il y a quarante ans, Martin Luther King a suivi le chemin de Jésus jusqu’au bout, jusqu’à donner sa vie. Il reste pour nous, aujourd’hui plus que jamais, une figure actuelle, un prophète pour notre temps.

Ensemble…
 

Clairement inspirée par l’Évangile, la figure du pasteur Martin Luther King interpelle avant tout les chrétiens. Mais son appel à résister à l’injustice, activement mais sans violence, s’adresse à tous les humains. Au-delà du thème spécifique des méthodes non-violentes, il pose la question de la possibilité même d’un mouvement antiraciste qui regroupe dans la confiance les minorités discriminées, victimes du racisme, et les membres de la majorité qui militent pour l’accès de tous au droit et à la justice. Les actions de King contre la ségrégation officielle mettaient ensemble Noirs et Blancs ; c’était même leur spécificité (exemple : les voyages de la liberté). C’était déjà plus difficile quand l’action était dirigée contre l’exclusion sociale : elle était perçue par plusieurs comme une menace pour l’ordre public et surtout mettait en question la bonne conscience de l’Amérique. Le Blanc qui milite avec et pour le Noir se départit difficilement d’un certain sentiment de supériorité que le Noir qui s’est mis debout ne supporte plus… et ressent au moindre indice.

On peut transposer ceci à l’actualité de l’antiracisme dans nos sociétés ethniques, multiculturelles d’aujourd’hui. Au nom de leur dignité longtemps bafouée, les « minoritaires » réclament la reconnaissance de leur diversité culturelle ; au nom de l’universalité des droits humains, les militants classiques les suspectent de communautarisme. Comment sortir de cette escalade qui détourne des vrais enjeux et n’est bonne pour personne ? La question peut d’ailleurs être élargie – et c’est ce que Martin Luther King lui-même a fait en étendant son combat à la question sociale globale dans son dernier projet de marche des pauvres. Comment mettre ensemble les pauvres et les alliés des pauvres – riches, moins pauvres, militants, politiques – dans un même combat contre toutes les pauvretés et toutes les injustices ?

La solution de cette aporie ne peut être cherchée qu’en avant, dans la direction d’une vision commune de la dignité de l’être humain, de tout être humain et dans la recherche d’une société juste où chacun trouve sa place. Dépasser l’intérêt particulier et soit le ressentiment soit l’autojustification, pour affronter ensemble le seul ennemi, l’injustice et pour conquérir ensemble et pour tous la liberté et la fraternité.

C’est à cet engagement, à la fois personnel et collectif, que l’exemple magnifique et douloureux de Martin Luther King nous convie.

Notes :

  • [1] Les précisions sur la vie et le combat de Martin Luther King sont en général tirées du livre de Nicole BACHARAN, Histoire des Noirs Américains au XXe siècle. Paris, Editions Complexe, 1994. Pour les faits principaux, nous indiquerons entre parenthèses la page du livre. L’auteur renvoie souvent au recueil des écrits de M. L. King réalisé sous la direction de James Malvin WASHINGTON, A Testament of Hope,The Essential Writings and Speeches of Martin Luther King, Jr (San Francisco, Harper & Row, 1986).

    [2] Cf. le chapitre XVII « Pèlerinage à la non-violence » dans l’ouvrage de Martin Luther KING La force d’aimer, Casterman, 1964, pp. 221-231 (trad. par Jean Bruls de Strength to love, New York, Harper & Row, 1963). Pour une plus ample information, voir Martin Luther KING, Révolution non violente, Paris, Payot, 2006 (trad. par Odile Pidoux de Wy we can’t wait, New York, Harper & Row, 1963).

    [3] « Nos actions doivent être guidées par les principes fondamentaux de la foi chrétienne. L’amour doit être l’idéal qui nous conduit. À nouveau, nous devons écouter les paroles de Jésus : Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent et priez pour ceux qui vous persécutent. ». Discours à Montgomery, 1955, o.c. p. 105.

    [4] Martin Luther KING, Jr., Je fais un rêve, Présentation Bruno Chenu, Paris, Bayard, 1987. Sous ce titre, l’éditeur français publie non seulement le discours du 28 août 1963 (texte anglais et traduction française, pp. 62-75) mais également un choix de textes, parmi lesquels un long entretien publié dans Playboy de janvier 1965 (pp. 82-154).

    [5] Traduction française de ce discours « Je vois la terre promise » dans Je fais un rêveo.c., pp. 235-251.

    [6] Bernice KING, « ça bout sous la surface », dans Le Monde, 17-18 février 2008, p. 14.