Le 17 novembre 2005

L’écologisme détrône le libéralisme… Chez les Amérindiens Cris du Québec

Cette note traite d’un événement récent qui peut avoir une grande portée dans le combat écologique. Il intervient au Canada, au moment où la Conférence de Montréal pour la lutte contre le réchauffement climatique s’est clôturé sur une tonalité positive, grâce notamment au ministre canadien de l’environnement. L’événement concerne les Cris, peuple amérindien de la Baie-James : c’est l’élection d’un nouveau chef, ferme défenseur des traditions et de l’environnement. La note retrace les péripéties d’un long combat qui, depuis plus de trente ans, oppose les Cris à la société énergétique Hydro-Québec et au gouvernement québecois qui la soutient. L’objet du litige est un méga-projet de développement qui entraîne la construction de barrages et l’inondation de terrains de chasse, détruisant le mode de vie traditionnel des Cris. Le nouveau chef déplore la faiblesse de certains Cris qui cèdent des terres en échange d’argent, il veut privilégier un autre développement. Au delà du conflit d’intérêts, ce sont bien deux cultures, deux manières de se situer dans le monde qui s’affrontent. L’écologisme va-t-il détrôner le libéralisme ? 

Un vent climatique particulier soufflerait-il depuis les terres forestières du Canada ? Plusieurs indices parallèles nous laissent le penser.  En ce mois de décembre 2005, c’est déjà sur les terres d’érables que la conférence de l’O.N.U. pour la lutte contre le changement climatique s’est clôturée à Montréal sur une tonalité positive. Un accord de principe sur le cadre des négociations de l’après-Kyoto y étant obtenu. De l’avis de beaucoup d’observateurs, le ministre canadien de l’environnement a joué un rôle majeur dans la réussite (ne fut-ce que relative) de cette grand messe en l’honneur des générations futures. Une fois encore, les Etats-Unis y ont été montrés du doigt par leurs tentatives de faire échouer tout accord. C’est au même moment, et toujours dans ce pays nordique que les Inuits, parmi les premières populations victimes directes du réchauffement global (diminution de la banquise, mutation conséquente de la faune et de la flore arctique, etc.) annonçaient leur intention d’attaquer juridiquement les Etats-Unis d’Amérique, comme principaux responsables des changements climatiques qui les touchent. Assiste-t-on là aux prémisses d’une nouvelle phase de ce que d’aucuns appellent la guerre écologique ?  On peut le supposer. Mais, n’y a-t-il pas, par ailleurs, au-delà des grandes passes d’arme médiatiques, un changement sociétal en cours ?  Un troisième exemple canadien vient plaider dans ce sens, lui aussi en provenance des peuples autochtones.

En effet, mi-septembre dernier, c’est à un véritable bouleversement de l’échiquier politique qu’assistèrent les observateurs des élections dans le nord Québec. Le traditionaliste Matthew Mukash y remportait les élections cris en  battant le plus libéral Ted Moses, l’ancien grand chef. Il devient ainsi le nouveau leader du Conseil des Cris de la Baie-James, en obtenant la victoire par plus de 700 voix et en récoltant plus de 55 % des suffrages au deuxième tour des élections. Au total, près de 6000 Cris ont exercé leur droit de vote d’un bout à l’autre du Québec. Le nouveau chef, âgé de 54 ans, est perçu comme favorable à un renforcement politique et culturel des Cris, et à une défense beaucoup plus active de l’environnement.  En d’autres mots, cela signifie qu’il n’hésitera pas à emprunter la voie juridique pour régler les litiges qui l’opposent au gouvernement québécois et surtout à la très stratégique société énergétique Hydro-Québec. Matthew Mukash reproche à ces adversaires de ne pas laisser à son peuple le temps nécessaire pour examiner en profondeur les projets de développement économique proposés, dont l’actuel projet de dérivation de la rivière Ruppert par Hydro-Québec. Plus largement, le nouveau chef déplore ouvertement le fait que les Cris cèdent des terres en échange d’argent. Il veut privilégier un autre scénario de développement économique, plus durable. C’est un revirement important par rapport aux positions de son prédécesseur. De fait, Mukash préférerait dans cette optique le développement éolien à taille humaine aux méga projets hydro-électriques prévus par la société québécoise. En clair, c’est véritablement au tenant de la ligne la plus dure écologiquement que vont avoir affaire les autorités canadiennes et québécoises. Un changement de ton dans les relations entre gouvernants occidentaux et autochtones, qui laisse augurer une réorientation des politiques environnementales dans cette région du globe.

Cette arrivée aux affaires, du principal chef de file des traditionalistes n’est en définitive pas une surprise, elle témoigne de la montée en puissance des préoccupations écologiques dans la vie des autochtones du subarctique. Une inquiétude qui n’est aujourd’hui plus l’apanage de quelques scientifiques alarmistes ou d’organisations non gouvernementales marginales, mais de franges de population de plus en plus importantes.

Cette victoire signifie aussi une critique ouverte des attitudes, jugées trop dociles, de l’ancien grand-chef à l’égard du pouvoir politique et économique canadien. En effet, Ted Moses, qui occupait cette fonction depuis 1999, s’était distingué par la signature de l’entente de la Paix des braves avec le gouvernement québécois de Bernard Landry en 2002. Cette entente avait concrétisé la volonté des deux camps d’enterrer une hache de guerre vieille de plusieurs décennies. Ce faisant, elle permettait au gouvernement québécois d’aller de l’avant dans différents projets hydro-électriques stoppés depuis des années.   De fait, avant la signature de l’entente de la Paix des braves entre Québec et les Cris, les deux parties s’étaient engagées dans des batailles juridiques qui coûtèrent des milliards de dollars.  Cette dernière élection politique aux apparences anodines, est ainsi bien le dernier avatar d’un long conflit entre Québec et les Cris.

Dès 1975 pourtant, la Convention de la Baie James et du Nord Québécois (CBJNQ) avait en principe arrêté les bases d’une entente entre les deux parties. Mais dans les faits, cette entente fut dénoncée ou non appliquée à plusieurs reprises. L’hypothèse la plus plausible aujourd’hui semble être que malgré les compensations financières et un début de reconnaissance politique et juridique, le conflit ne sera jamais totalement réglé tant que les gouvernements ne prendront pas en compte la conception et le système de gestion de la nature des Cris. Tant que les acteurs ne chercheront pas une médiation entre cette manière de penser et la nôtre. Lors des négociations de la CBJNQ, cette confrontation a toujours été évitée. Selon Harvey Feit, les Cris entamèrent en fait des négociations avec les “développeurs” dans l’espoir de les convaincre de la légitimité et de la sincérité de leur inquiétude et, partant, dans celui de les amener à changer. […] Lorsque les hauts négociateurs du Québec vinrent à Fort George, ils cherchèrent à convaincre les Cris que l’acceptation du projet et l’évaluation d’un dédommagement était l’unique choix qu’il leur restait.[1]

Cependant, il est opportun de remarquer, et ce sera la deuxième partie de notre propos, que si la voie de la médiation entre les deux conceptions de la nature était évitée au début des années septante, le débat a évolué dans le courant des années quatre-vingts et nonante. En effet, le modèle occidental a peu à peu été remis en cause sous l’effet de « la crise environnementale ». On voit de la sorte que les signes avant-coureurs d’un effritement de notre cosmologie sont déjà bien visibles. Le plus manifeste, celui qui mobilise le plus d’attention des gouvernants et citoyens, est bien sûr la préoccupation croissante vis-à-vis des effets de l’action humaine sur l’environnement.[2] De ce fait, l’Occident, s’interrogeant sur son propre rapport à la nature, ouvre une brèche dans le dialogue avec certains groupes autochtones. La victoire de Mukash s’inscrit ainsi dans la continuité de cet état d’esprit.

Reste que la campagne s’est polarisée sur certains points bien précis de la politique de Ted Moses. La politique des complexes hydro-électriques est explicitement visée par le nouveau grand chef des Cris. Pourtant cette problématique des barrages n’est pas neuve au Québec, et a plus de trente ans sur le territoire cri.  C’est le 30 avril 1971 que le Premier Ministre québécois, Robert Bourassa, annonçait en grande pompe la mise en chantier du projet hydroélectrique le plus ambitieux que l’Occident n’ai jamais connu. Ce « projet du siècle », fer de lance du souverainisme québécois, allait faire de la « belle province » une grande puissance économique, à l’avant-garde en matière d’ingénierie. L’énergie hydroélectrique allait de la sorte devenir le symbole de la prise de pouvoir des Québécois sur leur propre territoire. A l’origine, le projet de développement de la Baie James était pensé en trois étapes successives : le complexe La Grande, le complexe Grande Baleine et le complexe Nottaway – Broadback – Rupert. En tout, vingt rivières devaient être altérées par la construction de trente-six barrages et mille digues. Tel que décrit en 1971, le projet prévoyait l’inondation de vingt-trois mille km2. Ces proportions titanesques ne seront cependant jamais atteintes, puisqu’à l’heure d’aujourd’hui, seule la première phase du projet (le complexe La Grande) a été réalisée selon les plans initiaux.

Les Cris et les Inuits apprennent à cette date que leur territoire fait l’objet d’un projet hydroélectrique de grande envergure sans même en avoir été prévenu. Pourtant, d’après le discours des médias, ce projet prévoyait l’inondation d’une large partie de leurs territoires de chasse. Dans un premier temps, ce fut l’étonnement. Mais rapidement, c’est une réaction plus organisée qui se développe. Les chefs de bande, via l’Association des Indiens du Québec (AIQ) cherchent à être informé et inclus dans la réalisation du projet. Leurs efforts sont vains. Alors que les travaux de construction ont débuté depuis plusieurs mois, les Cris sont toujours exclus de tout dialogue. Les manifestations se succèdent, sur le lieu des chantiers mais aussi à Montréal et à Ottawa. Finalement, en septembre 1972, l’AIQ introduit auprès de la Cour Supérieure du Québec une injonction interlocutoire afin de faire arrêter les travaux. Au coeur de ce procès, toute la question des droits ancestraux des Cris sur le territoire de la Baie James sera débattue. Le 15 novembre 1973, le juge Malouf donne raison aux Autochtones et fait arrêter le projet. Cette décision sera annulée en Cour d’Appel. Néanmoins, le gouvernement québécois, redoutant une reconnaissance des droits ancestraux des Cris par la Cour Suprême du Canada, proposa à ces derniers de s’asseoir à la table des négociations. Mais il n’était pas question pour les développeurs de revoir le projet. Les négociations tournèrent autour de la possibilité, pour les Cris, d’obtenir des compensations financières et politiques. La question de l’autonomie politique, si prégnante aujourd’hui dans le chef des Autochtones du Québec, émergea. Elle apparut aux Cris comme le seul moyen de maintenir leur mode de vie tout en acquérant plus de poids sur la scène politique. La CBJNQ fut signée le 11 novembre 1975 dans des circonstances exceptionnelles. Mais elle finit rapidement par laisser un goût amer aux deux parties, donnant l’impression que le prix à payer était trop élevé. Si les rancoeurs se calmèrent pendant un certain temps, cet accord n’empêcha pas que le développement de la région de la baie James soit au cœur d’un conflit permanent entre Québécois et Autochtones. Les Cris, avec le recul, considèrent avoir signé cet accord sous la contrainte et rejettent toujours son principe fondateur : la destruction de leur milieu naturel. Cette position est le fer de lance des traditionalistes. Et avec le lancement récent des autres phases de ce méga projet, on comprend mieux pourquoi sont réactivés avec une intensité forte les démons d’antan.

Nous sommes dès lors aujourd’hui à la croisée des chemins. Assiste-t-on à un épisode de plus de la guerre des barrages ? Ou au contraire, cette montée en puissance d’un courant profondément environnementaliste traduit-elle des aspirations plus profondes ? La réalité  nous le laisse présager…Mais à ce stade, seules les conjectures semblent de mise. L’avenir sera seul juge.

Notes :

  • [1] FEIT Harvey, « Les animaux comme partenaires de chasse : réciprocité chez les Cris de la Baie James. » in Terrain, n°34, 2000, p.138.

    [2] DESCOLA Philippe, « Par-delà la nature et la culture » in Le débat, n°114, 2001, p.89.