Le 10 septembre 2015

L’islam parmi nous

 Aborder un sujet d’une telle généralité est un peu une gageure. Nous pensons devoir le faire pourtant, à cause de son actualité brûlante. Et lui donner toute cette ampleur, parce qu’une telle mise en perspective nous paraît nécessaire pour bien nous situer dans l’aujourd’hui. À l’appui de nos affirmations, une multitude de notes et références serait nécessaire ; nous prenons le parti de les limiter à un minimum.

Depuis sa naissance et sa première expansion, au VIIe siècle de notre ère, l’islam est « en face » de nous. Le rapport entre le monde islamique et le monde chrétien occidental est un face à face, souvent hostile, toujours difficile. On ne refera pas ici l’histoire de ces rapports : les conquêtes musulmanes, l’épisode des croisades, l’apogée de la civilisation musulmane, de Bagdad à Cordoue, le cran d’arrêt à son expansion (Lépante, 1571 et Vienne, 1683), puis son lent déclin, au moment même où l’Occident moderne conquiert le monde, le colonialisme enfin auquel sont soumises beaucoup de populations musulmanes… C’est dans le contexte colonial qu’un administrateur français en poste en Afrique occidentale notait en 1910 : « Il y a toujours eu, et il y a encore un préjugé contre l’islam répandu chez les peuples de civilisation occidentale et chrétienne. Pour d’aucuns, le musulman est l’ennemi naturel et irréconciliable du chrétien et de l’Européen, l’islamisme est la négation de la civilisation, et la barbarie, la mauvaise foi et la cruauté sont tout ce qu’on peut attendre de mieux des mahométans »[1].

Le face à face continue avec la décolonisation, souvent dans la douleur et la violence (guerre d’Algérie…). Les luttes pour l’indépendance, d’abord portées par une idéologie nationaliste (Nasser, Bourguiba, Arafat), prendront peu à peu un tour plus spécifiquement religieux. Un pas décisif est franchi en Iran quand la réforme religieuse de l’ayatollah Khomeiny renverse le shah moderniste. De son côté, l’Arabie saoudite, forte de la puissance que lui confère la manne pétrolière, joint à son essor économique un conservatisme social rigide et contribue à répandre dans toute la sphère musulmane une version rigoriste et fermée de la religion. Le soulèvement contre la domination occidentale – ce que Ziegler appelait « la haine de l’Occident » – prend de plus en plus la spécificité d’un retour ou d’un accès à une tout autre forme de société, régie par une interprétation stricte du Coran et des sources islamiques. Aujourd’hui, nous nous trouvons en face d’une nébuleuse musulmane en proie à de multiples convulsions internes, déchirée en multiples influences et alliances souvent contradictoires, mais au sein de laquelle un noyau dur – lui-même multiple et divisé – est ouvertement en guerre avec tous ceux qui n’acceptent pas ses exigences et, en particulier, avec l’Occident impie. Al Qaida, le Daech, Boko Aram sont autant de facettes de ce noyau dur et les attentats de Paris, après ceux du 11 septembre 2001, sont leurs déclarations de guerre. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’en face de l’islam aujourd’hui, notre monde est désemparé.

L’islam parmi nous
 

L’islam est devenu une composante de notre société par l’arrivée et l’installation de travailleurs originaires de pays musulmans. Nous avons célébré, en 2014, le cinquantième anniversaire des accords de coopération avec le Maroc et avec la Turquie qui ont fait venir cette main d’œuvre. Mais, dès 1974, nous entrons en période de récession et le gouvernement décrète l’arrêt de la migration de travailleurs. Pourtant, la population d’origine marocaine et turque continue à croître par le biais du regroupement familial. Surtout elle se stabilise et elle fait souche. Aujourd’hui nous en sommes aux 3e et 4e générations et la grande majorité des personnes issues de ces migrations ont la nationalité belge. C’est en 1974 aussi que le culte musulman a été reconnu officiellement par la loi belge, à l’instar des autres religions et de la laïcité organisée. Pourtant l’islam des premiers migrants reste effacé : on a parlé de « l’islam des caves », signifiant par là le caractère privé, sans beaucoup de moyens, de l’organisation du culte à partir de la bonne volonté des travailleurs eux-mêmes. Dans les combats menés pour l’intégration des immigrés (je pense par exemple à la coordination « Objectif 82 » et à son slogan « Vivre, travailler, décider ensemble »), la spécificité musulmane n’est pas présente.

C’est à partir des années 90, et surtout au tournant du siècle, que la question de la visibilité de l’islam dans le champ public commence à se poser. Il y a ici, semble-t-il, un phénomène généralement observé dans les immigrations : si la première et même la deuxième génération sont surtout soucieuses de s’intégrer dans la société dite d’accueil et pour cela d’effacer leur différence, les plus jeunes cherchent au contraire à retrouver leurs racines. Même s’ils restent souvent socialement discriminés et en partie pour cela, ils joignent aux revendications matérielles fondamentales celle d’être reconnus dans leur différence. Cette tendance générale coïncide avec un certain renouveau de l’islam et l’influence de divers courants qui en revendiquent la manifestation. Divers domaines de la vie en commun sont concernés, mais c’est surtout autour du port du voile par les femmes musulmanes que la controverse se noue.

Islamophobie
 

À la même époque, on commence à parler d’islamophobie. Le terme est ancien (voir le texte d’un administrateur colonial français cité plus haut), il apparaît dans divers pays vers la fin du siècle et fera l’objet d’un rapport de la Commission des droits de l’Homme des Nations Unies en 2003. L’impact de l’attentat de New York du 11 septembre 2001 est aussi très important. C’est à partir de ce moment-là que se répand en Belgique l’usage de l’expression : les Arabo-musulmans. Peu à peu la vieille méfiance à l’égard de l’autre change de cible, ou plutôt appelle celle-ci autrement : non plus l’étranger, l’immigré, voire même le Marocain, mais le musulman. Et la cible, les victimes, dénoncent l’islamophobie.

Le terme est vivement contesté. Parce qu’il est mal composé sans doute ; il faudrait peut-être dire : « la musulmanophobie » mais personne n’a osé ce terme. Beaucoup contestent le terme d’islamophobie, au nom de la liberté de pensée et du droit de critiquer toute religion comme toute philosophie. L’usage pourtant paraît l’imposer. Il y a bien aujourd’hui une forme de racisme qui vise très précisément des personnes en raison de leur appartenance réelle ou supposée à la religion musulmane. C’est cette réalité-là que reconnaît le Petit Robert, édition 2006, en accueillant le terme avec la définition suivante : « Forme particulière de haine dirigée contre l’islam et les musulmans qui se manifeste en France par des actes de malveillance et une discrimination ethnique contre les immigrés maghrébins ».

Relèvent de l’islamophobie, déjà, les discriminations de toutes sortes qui touchent les immigrés originaires de pays musulmans, simplement en raison de leur nom ou de leur facies. Il y a ensuite, plus spécifiquement, les discriminations auxquelles ces personnes sont en butte à cause de comportements – manières de se vêtir, de se nourrir, de vivre le temps – auxquels elles tiennent en vertu de leur conviction religieuse et auxquels elles ne veulent pas renoncer. Nous pensons tout particulièrement à tant de femmes compétentes et décidées qui n’arrivent pas à décrocher un emploi parce qu’elles ne veulent pas renoncer à leur libre choix de porter le voile. Quand elle est le fait d’employeurs privés, cette discrimination est injustifiée et peut être qualifiée de raciste. Quand il s’agit d’administrations ou de services publics, elle s’abrite derrière les principes légaux de laïcité ou de neutralité. Le Rapport final des « Assises de l’Interculturalité » (novembre 2010) a proposé des solutions de compromis en ce qui concerne le port du voile, à l’école ou dans les services publics mais ces propositions n’ont eu jusqu’ici que peu d’écho dans l’opinion et aucun suivi politique[2]. Le clivage demeure et paraît irréductible entre les tenants d’une laïcité stricte qui voient dans toute manifestation publique d’une différence culturelle et/ou religieuse une menace pour la citoyenneté et les défenseurs d’une « société inclusive » pour lesquels, au contraire, une juste reconnaissance de la diversité est essentielle pour l’avenir d’une société qui est de facto – qu’on le veuille ou non – multiculturelle.

Il y a enfin ce qu’on pourrait appeler « l’opinion » ou le « sentiment » islamophobe, qui s’exprime dans le discours plus ou moins ouvertement hostile, peut déboucher sur des actes de malveillance et alimente un climat de méfiance. Nous abordons ici une réalité très complexe, dans laquelle nous a plongés une actualité tragique – les attentats de Paris et tout ce qui a suivi. Essayons de clarifier brièvement les concepts, avant d’esquisser les grandes lignes d’un positionnement raisonnable et généreux.

Un jugement critique sur la religion islamique ou sur certains de ses courants est légitime, comme l’est la critique de toute autre religion ou philosophie. Il y va de la liberté d’opinion et d’expression. L’immense réaction provoquée par l’attentat contre « Charlie Hebdo » a montré à quel point cette liberté est considérée comme essentielle à nos sociétés démocratiques. Même si, dans un second temps, beaucoup, et de divers milieux, ont commencé à se demander si cette liberté permettait de dire n’importe quoi… En accord avec la définition proposée plus haut, nous dirions qu’un tel jugement sur l’islam devient islamophobie quand il débouche sur l’affirmation, plus ou moins explicite, d’une incompatibilité entre la profession que des personnes font de cette religion et leur insertion dans la société. De même la dénonciation des excès du djihad islamique et de la menace qu’il constitue est légitime et même nécessaire, mais elle devient islamophobie si elle entraîne une méfiance généralisée à l’égard de tous les musulmans et que l’on exige de chacun d’eux une prise de distance du type « not in my name »[3]. Il faut reconnaître que ce discours est archi-présent aujourd’hui. Sous des formes extrêmes ou larvées, il est difficile à contrer et il fait peser sur nos compatriotes musulmans un climat de méfiance. Dans la situation complexe et tendue d’aujourd’hui, quels chemins pouvons-nous tenter de tracer ?

Raison garder…
 

« Il faut savoir raison garder », dit la sagesse populaire. Nous voudrions faire nôtre ce conseil, particulièrement opportun aujourd’hui. Tout d’abord, par rapport à la guerre que le djihad violent, dans toutes ses composantes, paraît bien avoir déclarée aujourd’hui au monde entier. Au niveau de la politique internationale, c’est la responsabilité de tous les États du monde, et donc aussi de la Belgique, de prendre les mesures nécessaires – militaires, politiques, humanitaires – pour enrayer le fléau. Du point de vue de la sécurité interne, la menace doit évidemment être prise au sérieux et les moyens dégagés pour y faire face ; mais devait-on vraiment mettre l’armée dans la rue et surtout doit-on l’y maintenir : des associations sérieuses le contestent et ont intenté une action contre cette décision. Par rapport ensuite à ce qu’on appelle aujourd’hui le radicalisme : comment lutter contre cet attrait du djihad violent qui conduit des jeunes à partir combattre en Syrie ? La proposition envisagée par le gouvernement de retirer la nationalité belge à ces combattants, même s’ils l’ont de naissance, n’est-elle pas de la pure déraison ? Heureusement, cette démagogie spectaculaire semble aujourd’hui laisser place à une réflexion plus approfondie sur les causes de cette radicalisation et les chemins d’une rééducation possible.

Il faut « savoir raison garder » ensuite dans la manière de parler de l’islam. Tout d’abord dans un souci de précision et de correction quand on traite d’événements ou de situations qui touchent à l’islam ou aux musulmans. Il ne s’agit pas de langage « politiquement correct » qui s’opposerait à la liberté d’opinion et de débat, mais simplement d’honnêteté intellectuelle. Éviter les amalgames, les glissements de sens, les généralisations indues, essayer au contraire de comprendre ce qui se passe, de situer les événements et les évolutions dans toute leur complexité. Ceci n’exclut pas, nous l’avons dit, la possibilité d’un jugement critique sur tel ou tel aspect de l’islam, sur les courants qui le traversent, sur les discernements, voire les réformes qui seraient nécessaires. Mais il faut écouter aussi les musulmans eux-mêmes.

Les voix sont nombreuses dans le monde musulman qui se démarquent clairement des errements du djihad violent et en condamnent les excès : depuis les plus hautes autorités religieuses dans les pays musulmans jusqu’aux organisations représentatives de l’islam dans nos pays et à de nombreux groupes et associations. Il faut le reconnaître clairement. L’immense majorité des musulmans, dans nos pays et sans doute dans le monde, désavoue le djihad violent et beaucoup d’entre eux en sont les premières victimes. La question devient plus délicate quand on en vient à se demander si ces excès n’ont pas été facilités, sinon provoqués par un certain durcissement de l’islam, par la difficulté qu’il éprouve à trouver sa place dans la société moderne. On touche ici à des questions très pratiques comme la prédication dans les mosquées, les cours de religion islamique, etc. Et l’on rencontre le problème de la très grande diversité de l’islam et de l’absence d’une autorité doctrinale. Dans le contexte actuel – les attentats de Paris, la menace terroriste, la radicalisation et le départ de jeunes vers la Syrie – beaucoup de groupes et collectifs divers, parmi les musulmans de notre pays, ont réagi, publié des manifestes, mis en route des initiatives. Les tendances sont diverses, parfois opposées : le débat est difficile mais il est sain et nous devons, nous semble-t-il, nous réjouir que nos compatriotes musulmans s’interrogent sur les voies à suivre et surtout ne pas vouloir décider à leur place sur ce que doit être l’islam aujourd’hui. Par contre, sur ce qu’il peut être « parmi nous », comment il peut trouver sa place dans notre société, quelle visibilité on peut lui reconnaître, comment on peut lutter contre l’islamophobie, cela relève en tout premier lieu de la responsabilité du monde politique, mais, en fin de compte, c’est ensemble comme citoyens que nous devons débattre et décider.

Cœur garder
 

L’expression est moins courante que « raison garder », mais il me semble qu’elle exprime bien « quelque chose de plus » qui est aussi nécessaire à une saine évolution de notre pays vers une société vraiment interculturelle. Pour que l’islam soit vraiment « parmi nous », pour que nos compatriotes musulmans se sentent « chez eux », les bonnes relations humaines, le respect et l’amitié sont très importants. Beaucoup se passe simplement par le voisinage, mais le monde associatif peut aussi jouer un grand rôle, ainsi que la qualité des services publics. Dans le grand désarroi de l’heure présente, dans les multiples interrogations que l’évolution de l’islam dans le monde et sa présence parmi nous peuvent poser, il importe certes de garder la tête froide mais aussi et plus encore, de garder un cœur ouvert, fraternel et bienveillant à l’égard de tous nos frères et soeurs humains, et tout d’abord, de ceux et celles qui vivent au milieu de nous.

Notes :

  • [1] Texte cité par Hajjat A. et Mohammed M., Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », p.74. Même s’il est surtout centré sur la France, cet ouvrage est fondamental pour l’histoire du concept et la description de la réalité de l’islamophobie.

    [2] Sur l’œuvre des « Assises », leur peu d’impact et les difficultés rencontrées, voir notre analyse : « Appartenances particulières et bien commun de la société. Retour sur un ‘Rapport’ oublié », mars 2014 (www.centreavec.be).

    [3] Allusion à la campagne lancée sur les réseaux sociaux par une association de jeunes britanniques musulmans, en septembre 2014 pour condamner l’État islamique, après l’assassinat d’un humanitaire britannique.