« La prison, c’est nous ! »
En 2022, la méga-prison de Haren, au Nord de Bruxelles, était inaugurée. Elle doit remplacer les prisons de Forest, Berkendael et Saint-Gilles, cette dernière étant encore en activité en 2024. Manar Moussa Agha est aumônière islamique, Despina Psymarnou conseillère laïque et Hassan Khayati, aumônier protestant à la prison de Haren. La question du sens en prison, elles et il la travaillent tous les jours. En Question les a rencontrés pour recueillir leur témoignage.
Ce 12 juillet, Bruxelles est écrasée par la pluie. Un ciel de plomb recouvre Haren. La chaleur de l’accueil que je reçois de mes trois hôtes, contraste avec la morosité de cette journée. Après les contrôles de sécurité, nous gravissons un escalier monumental qui mène aux différentes unités de la prison et à un bâtiment où sont regroupés plusieurs services. Nous nous installons autour d’un café dans une salle de réunion partagée par l’ensemble des conseillers de la prison.
Mes trois interlocuteurs sont des passionnés de la relation humaine. La prison est entrée dans leur vie sans qu’elles et il ne s’y soient vraiment imaginés y travailler auparavant. Pour Hassan, ce fut à l’occasion d’une prestation de la chorale de l’Église protestante arabe à la prison de Saint Gilles. Pour Manar, au départ d’un bénévolat à la prison de Berkendael qui s’est vite transformé en « vocation ». Pour Despina, c’est par le théâtre : pendant 12 ans, elle a animé régulièrement des ateliers dans les prisons de Saint-Gilles et d’Ittre avant de franchir le pas vers ce métier de conseillère laïque, qu’elle trouvait « étrange » au départ.
Être aumônier ou conseiller dans un établissement pénitentiaire, c’est être chercheur de sens avec et pour les personnes que l’on accompagne. J’ai donc frappé à une bonne porte pour questionner le sens de la prison. Notre conversation s’ouvre avec une question très concrète.
Quelles demandes les personnes détenues vous adressent-elles, et comment essayez-vous d’y répondre ?
Manar Moussa Agha : Les personnes que je rencontre sont souvent confrontées à des sentiments très contrastés de colère, d’injustice, de culpabilité, de mal-être, de stress lié aux procédures et à l’incertitude de l’avenir, au jugement qu’elles portent sur elles-mêmes, au jugement des autres. Toutes ces pensées se bousculent dans leur tête, et les enferment en elles-mêmes. Elles me sollicitent pour ne pas rester isolées face à tous ces questionnements. J’essaye de leur offrir un espace de confiance et d’écoute bienveillante, de les accompagner spirituellement pour poser un nouveau regard sur leur vie et les aider à tisser du lien là où quelque chose a été rompu avant leur détention.
Hassan Khayati : Il arrive que les premières demandes soient d’ordre social : un agenda, une enveloppe, un jeu de cartes, etc. Quelques fois, j’y réponds mais j’essaye de leur faire comprendre que notre rôle est plutôt de les accompagner. D’autres fois, la personne veut juste la présence d’un représentant de culte ou d’un conseiller pour être écoutée, pour poser des questions. Parfois, une personne m’appelle, et n’a rien à dire de spécial, mais pour elle, ça compte que je sois là. On va parler peut-être de foot, ou d’autre chose, pas nécessairement de spiritualité, mais elle apprécie de pouvoir parler…
Despina Psymarnou : Quand quelqu’un arrive en prison, il vit une perte d’identité : il devient un « numéro d’écrou », il n’a plus ses vêtements ni ses objets personnels. Il est vu au travers des faits qu’il a commis : faits de mœurs, voleur, toxicomane, récidiviste… Ce sont des étiquettes déshumanisantes qui créent une grande souffrance. Il souffre aussi d’être exclu de sa famille et de la société.
C’est la raison pour laquelle des détenus fréquentent différents cultes. On voit par exemple des personnes musulmanes qui vont au culte protestant ou catholique parce qu’elles ont besoin du contact humain qu’elles trouvent dans des activités collectives. Elles ont besoin de se rassurer quant au fait qu’elles sont bien des êtres humains. Il y a quelques années, à la fin d’un concert d’opéra organisé par un collègue à la prison de Forest, les détenus qui assistaient se sont levés et ont commencé à applaudir à tout rompre. En partant, quelqu’un m’a dit : « Vraiment, on était bien… Nous sommes quand même tous des êtres humains, non ? »
Mon approche c’est l’écoute active, dans le non-jugement : entendre ce que la personne dit et essayer de clarifier avec elle là où elle en est, et ce qu’elle a envie de faire.
M. M. A. : Oui, accompagner ce n’est pas contraindre, ce n’est pas diriger. C’est plutôt rejoindre la personne là où elle se trouve sur son chemin de vie et marcher à son rythme. C’est aussi se laisser transporter par la personne vers les lieux de son être intérieur, que ce soit douloureux ou joyeux, que ce soit complexe, habituel ou inattendu pour nous. C’est tout un art, et ça demande à la fois de la discipline, pour discerner le geste ou la parole juste, et de la créativité, parce que chaque personne est unique.
Selon vous, les personnes détenues trouvent-elles un sens à leur peine ?
D. P. : Ça dépend de différents facteurs : de l’étape de sa vie où se trouve la personne, si elle accepte ou pas sa peine, et surtout de ce que le présent offre… Il ne suffit pas que les personnes détenues purgent leur peine ; il faut encore que la prison mette en œuvre un système d’insertion. Je ne parle même pas de « réinsertion », parce que la plupart des personnes détenues n’ont jamais été insérées : on voit par exemple des jeunes de 18 ans qui arrivent ici après avoir déjà passé des mois ou des années en IPPJ[1].
Vous voulez dire que ce système d’insertion n’existe pas ?
D. P. : En tous cas, le taux de récidive pose question. Il y a quelque temps, nous avons réalisé des émissions de radio avec des détenus, et notamment une sur la « réinsertion ». Ils y disent que leur premier besoin, c’est l’accompagnement psychologique, en prison et après la prison. Tant qu’ils sont en prison, il y a un règlement très clair, une structure rigide, et ils doivent faire avec. Mais quand ils sortent, ils sont perdus, parce que la vie extérieure est beaucoup plus chaotique et plus complexe que dans la prison.
Et puis, de quelle insertion peut-on parler lorsqu’une personne est dans la quasi-impossibilité de terminer ou poursuivre des études par correspondance, comme c’était le cas auparavant ? Aujourd’hui, on ne peut plus le faire qu’en ligne et pour le moment, à Haren en tous cas, le e-learning n’est pas accessible.
H. K. : Mercredi dernier, j’ai posé cette question du sens à une personne qui va sortir très prochainement. Elle m’a répondu : « Oui. J’ai trouvé un sens. Regarde le soleil : ici je le vois de l’intérieur. Quand je serai à l’extérieur, ce ne sera pas pareil ». Donc, son regard sur les choses simples de la vie a changé.
Mais pour la toute grande majorité, la prison est une perte de sens. Ils ne comprennent pas, ils disent qu’ils sont là injustement, qu’ils sont victimes. Ils vivent donc dans l’absurde et c’est difficile d’aider ces personnes à se poser les questions autrement. Néanmoins, je tente de les aider à faire le lien entre leur présent et leur passé, et de développer une nouvelle vision de leur vie.
D. P. : Il y a aussi le cas particulier des personnes avec un passé et souvent un présent de toxicomanie. L’un d’eux m’a dit : « J’ai fait 22 ans alors que je ne suis qu’un petit voleur de pacotille ». Ce sont ses propres mots. Il volait des petites choses : 50 euros par ci, des cigarettes par là. Il sortait en conditionnelle, il dormait sur un banc, puis il était pris dans une bagarre, sa conditionnelle tombait et retour à la case prison… 22 ans, sans jamais avoir fait quelque chose de grave ! Pourtant, la prison n’est certainement pas le milieu qui va l’aider à dépasser la précarité que crée la toxicomanie.
Je n’estime pas que les personnes détenues ne sont pas responsables de leurs actes, mais souvent la prison est le résultat d’une exclusion sociale. En prison, la grande majorité des personnes sont issues de la deuxième génération de l’immigration. Ce n’est pas une question d’ADN, comme si les personnes de certaines origines étaient plus portées à la délinquance. Ça veut plutôt dire que dans les quartiers où vivent ces populations, la qualité des écoles, la qualité de vie, les possibilités d’accès à l’emploi sont défaillantes. On ne peut pas attendre que la prison guérisse des problèmes de société.
M. M. A. : Quand une peine est prononcée par le juge, la personne condamnée se trouve comme suspendue dans un moment de vide. Certaines personnes considèrent la peine comme une injustice supplémentaire dans leur parcours de vie, comme une punition. D’autres la voient comme une « chance » : « J’ai enfin du temps pour me poser et réfléchir à ma vie ! » Mon travail consiste à partir de cette sanction qui pèse sur des personnes que j’appellerais « irresponsables », c’est-à-dire incapables de répondre d’elles-mêmes, parce que fragilisées, pour les rétablir dans la responsabilité. Si, au terme de sa détention, quelqu’un s’est remis en question, est devenu capable de se raconter, de s’identifier, s’est responsabilisé…, je dirais volontiers que la sanction a eu un sens.
Et donc vous observez parfois une évolution positive chez les personnes au fur et à mesure de leur détention ?
M. M. A. : Pour ma part, je cherche à ce qu’elles se projettent déjà dans la personne qu’elles veulent être. C’est un travail qui demande beaucoup de patience, et pas d’attente particulière. Et donc, oui, j’observe souvent une évolution positive en prison, qui se poursuit à l’extérieur pour une grande partie d’entre elles.
Voyez-vous d’autres initiatives ou d’autres personnes dans la prison qui participent positivement à l’évolution des personnes détenues ?
D. P. : Tout le monde peut être important. Pour un détenu, cela peut par exemple être un agent pénitentiaire avec qui il a un contact quotidien. Ce dernier peut donc lui aussi avoir un rôle d’accompagnateur. L’être humain a toute la capacité pour rebondir. Parfois, il suffit simplement que quelqu’un puisse t’écouter sans préjugé et t’accompagner dans ton cheminement de pensée…
M. M. A. : Et croire en toi !
H. K. : Tout à fait ! C’est important que la personne ne soit pas identifiée seulement au délit qu’elle a commis, et qu’elle soit mise en valeur. Parfois je demande des services. Par exemple, lors du culte, des personnes font la traduction pour celles qui ne comprennent pas l’anglais ou le français. Ça donne un peu de sens dans leur quotidien.
M. M. A. : Je suis d’accord avec Despina : tout le monde peut jouer un rôle. Même un codétenu peut aider quelqu’un à se transformer. C’est vraiment par les rencontres, par l’interpersonnel qu’une transformation peut survenir.
J’entends bien que l’interpersonnel est important, mais est-ce que le système pénitentiaire en tant que tel favorise la reconstruction de la personne ?
M. M. A. : Personnellement, je n’aime pas me focaliser sur les systèmes. C’est trop grand pour moi. Il y a toujours des défaillances dans un système. Je préfère me focaliser à mon échelle sur ce que, en tant que personne, je peux apporter.
D. P. : Il ne faudrait pas négliger l’impact du système carcéral sur le personnel et sur les personnes détenues, quelle que soit la bonne volonté de chacun. Le système carcéral engendre du surmenage. Il y a trop peu de personnel dans les prisons pour le nombre de détenus. Cela crée du stress et de l’incertitude dans les procédures. Et ça n’aide pas les détenus à se structurer.
M. M. A. : Pour moi, une peine n’a de sens que si elle est individualisée. C’est-à-dire qu’elle prend en compte le parcours de la personne et son environnement, et qu’en plus elle répare les trois « blessés » : la victime, l’auteur et la société. Parfois la personne trouve un certain sens à sa détention pendant un temps, mais si la peine se prolonge, sans prendre en compte son évolution, le sens s’évanouit…
Précisément, comment les personnes détenues vivent-elles le temps ici en prison ?
H. K. : Certains vont participer à différentes activités, vont à la bibliothèque, à la gym… D’autres peuvent travailler ou se former. Dans ce cas, il y a donc une saine fatigue, et le temps est plus gérable. Mais d’autres ne sortent pratiquement pas de leur cellule, notamment les condamnés pour faits de mœurs, pour lesquels c’est compliqué d’aller au préau.
Pour beaucoup, le rapport au temps est lourd. Dernièrement, j’ai rencontré quelqu’un qui m’a dit : « Je suis là depuis 3 mois, mais j’ai l’impression d’y être depuis 3 siècles… »
M. M. A. : La question du temps rejoint la question sur le sens. Il va falloir donner du sens à un temps qui n’en porte pas par lui-même. Beaucoup de variables influencent la manière dont on vit le temps : la durée de la peine, l’âge, la catégorie sociale, le type de délit qu’on a commis, les conditions de détention…
Les personnes en détention préventive sont plus enclines à tomber dans une attente stérile. Quand je veux les inviter à participer à une activité, elles me répondent : « Non, je vais sortir dans un ou deux mois … » Et ces deux mois deviennent six, puis huit… Cette attente va engendrer plus d’anxiété, d’isolement, de frustration, et tout événement, même banal, ici à l’intérieur ou à l’extérieur, prend des proportions démesurées.
Moi je leur dis : « Imaginez que ce temps est un temps d’enfantement d’une nouvelle personne, comme une grossesse. Il y aura des contractions, il y aura des douleurs, mais c’est pour que quelque chose de beau arrive. Prenez ce temps, investissez-le et voyez-le comme un moment de deuil du passé ».
Les personnes qui arrivent à mettre à profit le temps de la prison, en participant à différentes activités, non seulement ne sont pas accablées par le poids du temps mais aussi agrandissent leur espace de vie.
Est-ce que, entre conseillers religieux et moraux, vous collaborez ?
M. M. A. : Oui. Comme on occupe le même étage, on va frapper à la porte de l’un et de l’autre. On partage beaucoup entre nous. Il arrive fréquemment que nous rencontrions les mêmes personnes et ça nous permet de faire un meilleur travail d’accompagnement, grâce à ce que chacun de nous peut apporter.
D. P. : Nous avons aussi un projet commun avec l’asbl pARTage : des ateliers de peinture collective comme vecteur de liberté d’expression, d’estime de soi et d’introspection. Nous faisons une tournante entre nous pour le suivi des ateliers.
M. M. A. : Il arrive aussi qu’on assiste au culte les uns des autres. En mai dernier, avec l’aumônerie catholique, on a organisé une rencontre Ensemble avec Marie à la maison de peine des hommes. La moitié des détenus étaient catholiques et l’autre moitié musulmans. Il y a eu un buffet dînatoire. Il y avait deux chorales et tout le monde a chanté. C’est essentiel d’éviter les séparations.
Donc la prison peut être un lieu où on vit intensément le dialogue interconvictionnel ?
M. M. A. : Oui. Ici, c’est le cas. On prend aussi des moments de convivialité et d’échange entre nous. Quand le film La peine est sorti au cinéma, on s’est donné rendez-vous après le travail pour aller le voir ensemble et partager nos impressions autour d’un café.
D. P. : Nous avons aussi un autre projet avec les habitants du quartier de Haren. Ils ont réalisé un film Haren, village emprisonné[2] qui a pour sujet la lutte du comité de quartier contre la construction de la méga-prison et leur changement de regard sur les détenus. Aujourd’hui, les habitants souhaitent rencontrer leurs voisins de la prison. Ils disent : « On entend leur voix, mais ils restent invisibles ». L’idée serait que les habitants du quartier et des détenus visionnent le film ensemble et puissent échanger sur la manière dont ils vivent la prison.
Que pensez-vous que l’opinion publique devrait savoir sur la prison en Belgique et qu’elle ignore la plupart du temps ?
D. P. : La prison ce n’est pas l’autre. La prison, c’est nous ! N’importe qui d’entre nous pourrait se retrouver en prison. La première fois que j’ai animé un atelier théâtre en 2000, j’étais un peu terrorisée : je pensais que j’allais me retrouver face à des gens dangereux. Et j’ai rencontré des personnes très aimables, des jeunes, des gens très polis, qui pourraient être mes voisins.
La population carcérale n’est pas un corps étranger, elle fait partie du corps social. Il ne faut pas la diaboliser. Quand on a mal à la main, on ne la coupe pas, on en prend soin pour la garder en vie.
M. M. A. : C’est vrai que les gens ont beaucoup de préjugés sur le milieu carcéral. Ils ne savent pas trop ce qui se passe derrière les murs. Le travail de sensibilisation est insuffisant.
Pour moi, un moment important pour la sensibilisation, c’est « l’Action Ramadan » que nous organisons pour offrir des colis alimentaires à l’ensemble des détenus, quelle que soit leur confession. Nous faisons appel aux dons de particuliers et c’est l’occasion de sensibiliser la communauté. Il y a une grande générosité : les gens offrent de leur argent et de leur temps.
Ce qui se passe derrière les barreaux nous concerne tous. Car la porte d’entrée de la prison sera un jour la porte de sortie. Les détenus ont commis des erreurs, certes, mais des passages à vide, on peut en connaître tous… La prison a été un chapitre de leur vie, mais ce n’est pas toute leur vie. Alors, laissez-les écrire une nouvelle histoire et poursuivre leur vie dignement !
H. K. : Oui, on peut tous vivre un moment de traversée du désert. Moi, en tous cas aux chrétiens, je leur dirais : « Le Christ lui-même a dit : ‘ Si vous rendez visite à un prisonnier, c’est comme si vous le faisiez à moi-même’ ». Et à tous je dis : « Les personnes en prison partagent votre humanité. Il y a certes une justice punitive, et la prison l’illustre, mais nous devons viser une justice restaurative ».
Notes :
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[1] Les Institutions Publiques de Protection de la Jeunesse sont des centres en régime ouvert ou fermés où sont placés des mineurs de 14 ans au moins qui sont poursuivis pour une infraction.
[2] À voir sur la chaine youtube d’Irruption Media : https://www.youtube.com/watch?v=WwcHZ-LJIwU