Vous avez dit « communautarisme » ?
Que désigne vraiment le mot « communautarisme », si souvent brandi comme une menace ? Dans une analyse incisive, Henri Goldman démonte les usages flous et idéologiques de ce terme, qui masquent souvent, selon lui, un rejet de la diversité culturelle et sociale, notamment à Bruxelles. Une réflexion critique sur les impensés d’un mot-valise.

Le 18 janvier 2020, électrochoc dans le monde politique bruxellois : Emir Kir, l’homme politique d’origine turque le plus populaire de Bruxelles, bourgmestre de la commune de Saint-Josse-ten-Noode et ancien secrétaire d’État dans un gouvernement bruxellois, est exclu du Parti socialiste dont les dirigeants l’avaient choyé jusque-là. Dans Le Soir et La Libre, les éditorialistes se réjouissent. Cette expulsion doit donner le signal d’une lutte enfin résolue pour la laïcité et contre le communautarisme.
Je tombe des nues : mais ça n’a rien à voir ! En quoi les comportements clientélistes d’Emir Kir et sa complaisance vis-à-vis du nationalisme turc menacent-ils la laïcité ? Il a fait bénir la maison communale par un imam ? Interdit la consommation d’alcool dans les bars de la chaussée de Louvain ? Imposé le port de la barbe dans son collège ? À moins que, en tant que bourgmestre réputé musulman, il ne menace la laïcité par définition, comme si « musulman » et « laïque » étaient antinomiques ?
Quant au communautarisme, c’est pire. D’abord, le mot n’est jamais défini, sa seule énonciation étant considérée comme suffisante pour faire trembler dans les chaumières. C’est quoi, en fait, le communautarisme ? Se regrouper dans des quartiers ethniquement homogènes et y développer une vie sociale de « l’entre-soi » ? Exactement comme les nobliaux belgo-belges du Fort-Jaco (Uccle), qui parlent français avec un accent spécial, ou les Anglo-Américains de Waterloo ? Essayez d’adhérer à leurs troupes scoutes, à leurs clubs de hockey ou à leur section du Rotary si vous êtes un peu trop basané et si votre compte en banque n’est pas assez garni. Ou de vous immiscer dans leurs rallyes où les élites qui votent majoritairement MR veillent à ce que leur progéniture fréquente d’autres jeunes « de bonne famille ».
Si les Turcs se regroupent à Saint-Josse et les Marocains dans le bas de Molenbeek, c’est que, quand on est issu des classes populaires et qu’on ne dispose pas du capital culturel et du capital social qui vous permettent de vous sentir à l’aise partout, c’est rassurant de vivre au milieu de personnes qui vous ressemblent et qui ne vous regarderont pas de haut. Mais sachez-le : si vous voulez échapper à l’enfermement communautaire qui peut être difficile à vivre, on ne vous accueillera pas pour autant à bras ouverts à Uccle ou à Woluwe. Même si, par extraordinaire, vous étiez en capacité de payer un loyer dont le montant sera d’office multiplié par trois ou quatre, il y a mille façons de faire comprendre à un Turc, à un Noir ou à un Arabe qu’on ne veut pas de lui. La discrimination au logement, ce n’est pas une invention. Ce qui l’entretient, n’est-ce pas une autre forme de « communautarisme » ?
Le langage comme champ de bataille
Le langage est un champ de bataille. On y produit régulièrement des signifiants approximatifs dont on peut ensuite accabler ses adversaires. Le dernier en date est le « wokisme », terme polémique importé des États-Unis et qui s’est répandu partout dans le monde occidental. Quant au « communautarisme », c’est plutôt une spécialité franco-française. Il s’agit de la version péjorative d’un phénomène que ses promoteurs osent rarement attaquer de front : la vie communautaire. Celle-ci est le lieu des solidarités chaudes. Promenez-vous chaussée de Gand (Molenbeek) le jeudi ou rue de Brabant (Schaerbeek) le dimanche, vous comprendrez. La vie communautaire préserve du désespoir et de la délinquance. Il faut la choyer. Ce qui la soude notamment est une espèce de « double allégeance émotionnelle » enracinée dans deux univers culturels. Selon la vieille conception de l’assimilation à la française (ou à la De Wever), cette situation ne saurait être que transitoire. Dans la société française qui sert de référence obligatoire à beaucoup de Belges francophones complexés, on a longtemps considéré que les différences culturelles s’atténueraient naturellement au fil des générations. Ce n’est pas si simple. Car, à certains égards, elles semblent se renforcer. Pour prendre un exemple qui rend fous les contempteurs du communautarisme, le foulard islamique est plus porté par les jeunes femmes musulmanes que par leurs mères. Le maintien de différences communautaires qui se reconfigurent d’une génération à l’autre ne peut alors être, à leurs yeux, que le produit d’une entreprise subversive qu’il faut nommer et combattre.
Cette situation n’est pourtant que la conséquence de phénomènes objectifs. La migration ne s’est jamais arrêtée, les différentes générations de migrants se juxtaposent et les diasporas, aujourd’hui, restent connectées à l’univers des pays d’origine par la grâce des réseaux sociaux qui ont transformé la planète en village mondial où différents univers culturels s’hybrident. On découvre alors, étonnés, que les enfants et petits-enfants de migrants ne sont pas en voyage entre deux rives, partant d’un point A pour arriver à un point B, mais qu’ils habitent l’espace mouvant qui les relie. Pour le ressentir, il suffit d’écouter leur musique ou de voir quels clubs de football ont la cote.
On l’a dit : l’aversion à l’égard du « communautarisme » est une spécialité franco-française. Elle va de pair avec la « laïcité à la française » qui émerge à l’aube du 21e siècle et s’accompagne d’une paranoïa islamophobe de plus en plus délirante. L’une comme l’autre témoigne d’une solide névrose de l’altérité. Celle-ci plonge dans l’histoire profonde[1]. Au cœur de l’Europe, la France dispose d’un État centralisé depuis le 13e siècle, tandis que l’autre géant d’Europe, l’Allemagne, n’existe que depuis la fin du 19e siècle. S’efforçant de traverser ce millénaire sans se défaire, la France s’est appliquée à combattre pour son unité non seulement à ses frontières, mais aussi à l’intérieur. Elle a ainsi éradiqué par la violence ses différences régionales (les langues minoritaires : breton, occitan, basque, alsacien …) et religieuses : en France, tout le monde doit partager la religion du Roi, que celui-ci soit catholique… ou « laïque », en monarchie républicaine. Paris est devenu le lieu d’une centralisation paroxystique qui écrase le reste du territoire tandis que, dans les pays voisins, plusieurs métropoles s’équilibrent et permettent l’expression légitime d’une diversité interne. Ainsi, la France est un des rares États du Conseil de l’Europe (avec la Turquie, Andorre et Monaco) à n’avoir pas ratifié la Convention-cadre sur la protection des minorités nationales (1991). Dans la France « une et indivisible », il ne saurait exister de minorité nationale, et donc sûrement pas plus de « communautés » qui soient tolérables. Toute vie communautaire ne peut déboucher que sur du « séparatisme » (une autre invention française) mettant la République en danger. Elle mine forcément la cohésion nationale et doit donc être combattue sans faiblesse.
Libéraux et communautariens
La situation est très différente dans le monde anglo-saxon. Au Royaume-Uni, on trouve des policières qui portent le hijab règlementaire. Au Canada, les membres sikhs de la police montée sont autorisés à porter le turban. Dans ces sociétés où la diversité culturelle est constitutive de l’éthos national, les minorités ethniques et religieuses peuvent ainsi se reconnaître dans les différents visages du service public. Loin des caricatures, un débat passionnant anime depuis des décennies la sphère intellectuelle. Il oppose, dans l’estime réciproque, les penseurs libéraux (Rawls, Kymlicka, Dworkin) aux penseurs communautariens (Taylor, Walzer, McIntyre, Sandel)[2]. Pour les premiers, la liberté individuelle est un bien précieux qui doit être protégé des injonctions du groupe et, c’est important, des injonctions de l’État. Pour les seconds, cette liberté est largement une fiction : seuls les mieux dotés en capitaux social et culturel sont en capacité de véritablement l’exercer. Mais ceux qui le sont moins doivent pouvoir s’adosser à des identités collectives intermédiaires (entre la famille nucléaire et la société globale) pour tracer leur propre trajectoire, celle-ci étant inévitablement tributaire de leurs différents cercles d’appartenance. Les politiques publiques doivent dès lors arbitrer entre ces deux exigences qui s’articulent dialectiquement, par exemple en protégeant simultanément le droit de porter des signes distinctifs et celui de ne pas en porter.
Ce ne serait pas la première fois que la Belgique francophone se comporte en province culturelle de la France, en important sa névrose de l’altérité, qui prend alors la forme de la lutte contre un prétendu communautarisme. C’est surtout à Bruxelles, ville la plus cosmopolite d’Europe, que cette rhétorique se déploie. Elle vise notamment certains partis politiques accusés de se livrer à du racolage ethnique en épousant les demandes sociales de l’électorat populaire d’origine immigrée. Ainsi, ne pas vouloir interdire l’abattage rituel ou réclamer de la nourriture halal dans les cantines scolaires relèverait d’un insupportable communautarisme. On peut bien sûr discuter du bien-fondé de ces exigences. Mais que des partis cherchent à satisfaire les aspirations de groupes particuliers, n’est-ce pas l’essence de la démocratie ? En quoi répondre aux préoccupations d’une minorité ethnique ou religieuse serait-il moins tolérable que de se faire le porte-parole des propriétaires, des automobilistes ou des détenteurs de capitaux (suivez mon regard) ?
Ma conclusion sera cash : la dénonciation du communautarisme ne fait que traduire la propension de certains groupes à considérer leur propre habitus culturel comme l’étalon de l’universalisme. Celle-ci n’est que la forme contemporaine de la morgue coloniale prétendant apporter la civilisation aux peuples arriérés. Le racisme n’est pas loin.