Le 03 décembre 2018

Changer de regard sur la politique

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Introduction : Valoriser la politique pour sauver la démocratie

Vincent Delcorps

« La confiance politique des Belges est au plus bas ». En janvier 2017, Marc Dumoulin, directeur de l’institut de sondage Dedicated, commente les résultats de la dernière étude menée par ses équipes. Celle-ci témoigne de la profonde méfiance dont les Belges font preuve vis-à-vis de leurs dirigeants. 70% des Wallons et des Bruxellois déclarent ne pas faire confiance au gouvernement fédéral pour gérer 2017. Lorsqu’ils se prononcent sur les gouvernements bruxellois et wallon, les tendances sont à peine moins marquées : 67% des sondés refusent leur confiance. « J’ai été particulièrement impressionné par le manque de confiance total envers les institutions politiques. Ce sont des résultats que je n’avais jamais vus[1] », ponctue le statisticien.

Les chiffres sont historiques. Et ils sont peut-être plus graves qu’il y parait. Car la méfiance ne porte pas seulement sur les coalitions en place. De plus en plus, elle atteint les institutions, voire l’ensemble de la sphère publique. « La confiance dans notre système politique ne cesse de s’éroder depuis les années 1980 et cette évolution a tendance à s’accélérer[2] », observe Jean-Benoit Pilet, politologue à l’ULB. « Il y a, c’est vrai, un grand désinvestissement citoyen par rapport à la chose politique », ajoute le politologue de l’UCL Min Reuchamps[3]. Et le phénomène n’est pas propre à notre pays. En janvier 2018, le baromètre annuel du Cevipof révélait que la politique inspirait des sentiments négatifs auprès de 76% des Français interrogés[4].

Ces chiffres sont confirmés par les rencontres que nous faisons sur le terrain du quotidien, ou par ce que nous lisons sur les réseaux sociaux. Quand ce n’est pas l’indifférence ou le désintérêt qui dominent[5], c’est un ras-le-bol, une incompréhension ou une profonde déception qui s’expriment. Beaucoup de citoyens ne se sentent plus représentés par leurs élus, ne se sentent plus concernés par leur système représentatif. Au point, parfois même, de ne plus percevoir l’utilité du politique.

Passager ? Pas si grave ? Sans doute est-il possible d’ainsi considérer – et relativiser – le phénomène. Nous croyons que ce serait là une erreur. Car la distanciation vis-à-vis du politique s’accompagne d’une montée des extrêmes et, dans certains pays, d’une véritable remise en question du système démocratique. Songeons seulement aux menaces régulièrement proférées par le président américain à l’encontre des journalistes, au déni des valeurs démocratiques dans des pays comme la Hongrie ou la Pologne ou à la prospérité du populisme en Italie. Nous postulons que cette montée des extrêmes s’inscrit dans le prolongement de la déception et de la méfiance qui gagnent les citoyens vis-à-vis du fonctionnement traditionnel de la politique. A contrario, peut-être pourrons-nous aussi consolider la démocratie en valorisant l’engagement politique.

Les raisons de le faire ne manquent pas. Aucune vie en société ne pourrait se concevoir sans autorité commune. Celle-ci doit permettre de faire bénéficier l’ensemble des citoyens des services que ceux-ci, individuellement, ne sauraient prendre en charge – enseignement, infrastructures, culture… Les pouvoirs publics sont aussi invités à se préoccuper de soucis communs tels que la préservation de l’environnement ou le souci des générations futures. Enfin, ils ont pour mission particulière de prendre soin des moins favorisés et de soutenir ceux qui traversent des périodes plus difficiles – les malades ou les chercheurs d’emploi autant que les nouveaux-nés.

Valorisation de l’engagement politique et préservation des idéaux démocratiques sont donc deux combats qu’il faut mener en parallèle. Ce sont aussi deux combats historiques du Centre Avec. Depuis ses origines, à l’aube des années 1980, celui-ci s’est toujours opposé à toute forme d’extrémisme – qu’il soit le fait de l’ancien bourgmestre schaerbeekois Roger Nols, des tenants de l’islamophobie ou des partisans de frontières totalement étanches. En même temps, il n’a cessé d’insister sur l’importance de la démocratie, mettant en avant sa beauté autant que sa fragilité. À titre d’exemples, soulignons que, en 2005, le Centre Avec publiait différentes analyses consacrées à la question (La démocratie en crise ?[6] et La démocratie toujours à construire[7]), toujours consultables sur notre site. L’année suivante, il coéditait un ouvrage interrogeant les fondements de la démocratie[8]. Plus récemment, le Centre Avec s’interrogeait sur l’obligation de voter, et sur son rôle en faveur de la démocratie[9]. Au cours des derniers mois, notre association a porté différentes initiatives, telles que la publication d’un numéro spécial de la revue En Question[10], l’édition d’une carte blanche dans la presse[11] et l’animation d’ateliers. Très récemment, en octobre 2018, nous avons aussi lancé un groupe de travail intitulé « Politique et bien commun ». Appelé à se réunir mensuellement pendant une demi-année, il rassemble des personnes d’horizons divers et d’âges différents, unies par le souhait de repenser la politique sous l’angle du bien commun. Cette étude s’inscrit dans cette dynamique en même temps qu’elle vient la couronner, recueillant le fruit d’échanges déjà nombreux et de réactions diverses. Ajoutons que la thématique continuera à être au cœur de notre travail. Notre plan quinquennal 2019-2023 prévoit notamment d’œuvrer en faveur d’un « ré-enchantement du politique ».

Revaloriser l’engagement politique ? Aucun écrit ne saurait épuiser la question. Nous avons choisi ici de proposer un certain nombre de réflexions. C’est d’ailleurs à dessein que nous avons conçu ce texte collectivement, désireux d’offrir une pluralité de regards et de niveaux d’analyse. Dans le souhait de toucher les gens, nous avons aussi privilégié une approche concrète, accessible, incarnée. Cela se traduit notamment par les témoignages d’élus, qui jalonnent le texte.

Traiter d’abord la question de l’apprentissage nous a semblé utile. Parallèlement à la fragilisation de notre système démocratique sans doute le rôle de l’école dans l’apprentissage de la citoyenneté a-t-il crû. Nous offrons ensuite la parole à Edoardo Traversa, l’un des instigateurs d’E-change. Ce mouvement politique ne manque pas de dénoncer clairement plusieurs dysfonctionnements de nos démocraties, incapables de répondre à certains des défis de l’heure. En même temps, il a le mérite de proposer des pistes de solution parfaitement démocratiques et totalement citoyennes. Seul l’avenir permettra de déterminer leur efficacité. Dans un troisième temps, nous proposons un focus sur une thématique qui a rarement bonne presse : la fiscalité. Celle-ci constitue un pilier de toute vie en société. Et pourtant, dans les médias comme au café du commerce, il est souvent de bon ton de critiquer l’impôt, de le trouver trop élevé, inéquitable ou mal utilisé. N’y a-t-il pas là un danger – non seulement pour l’équilibre des finances publiques, mais aussi pour le fonctionnement de nos démocraties ? Notre conclusion ne sera pas une conclusion, mais un plaidoyer. Un hymne à l’audace et au courage. Car, indubitablement, l’engagement politique et la défense des valeurs démocratiques ne se font pas sans combat. Les choisir mérite respect et nécessite d’être soutenu.

Un ton positif parcourt l’ensemble du texte. Nous croyons en effet que l’orientation de notre regard ne dépend pas seulement de l’objet vers lequel il se tourne, mais aussi de la manière dont on choisit de le poser. Rechercher, dans l’engagement politique et citoyen, ce qui est bon et beau, est un choix. Le poser ne signifie pas occulter les difficultés et les obstacles, pas plus qu’il ne revient à faire preuve de naïveté. Nous sommes conscients que les mandats peuvent être mis au service d’intérêts particuliers, et que l’engagement citoyen peut être corrompu. Cela est suffisamment illustré. Ici, nous voulons plutôt insister sur la nécessité de la cause, l’importance des enjeux, et la beauté des fruits. À ses lecteurs, conformément à ses habitudes, le Centre Avec entend donner des clés pour comprendre autant que le désir de s’engager.

Didier Gosuin : « Je préfère l’action aux mots »
Ministre bruxellois de l’Économie, de l’Emploi et de la Formation Professionnelle, membre de DéFi, engagé dans E-change.

Quel sens donnez-vous à votre engagement politique ? Pourquoi vous engagez-vous ?
Mon objectif est de faire progresser la société vers un mieux-vivre, vers un mieux-être, vers toujours plus de cohésion. Le sens de mon engagement n’est pas de créer des ruptures ou des fractures mais, au contraire, de créer des synthèses.

Qu’apporte la politique à votre existence ?
Parfois un partage entre satisfaction et amertume. Satisfaction du travail accompli. Par exemple, à Bruxelles dans la lutte contre le chômage. Mais amertume quand on voit le regard que la société porte sur le rôle du politique.

Justement, qu’est-ce qui vous permet de tenir dans les difficultés ?
J’ai le sentiment de pouvoir concrètement influer sur les événements. Parfois, c’est de manière modeste. Mais tout de même, on fait changer les choses, on porte des projets, on les réalise, on les concrétise.

Zoé Genot : « L’indispensable soutien des citoyens »
Députée régionale, présidente du groupe Ecolo au Parlement bruxellois

De belles victoires, on en a, en politique ! Mais aussi de plus petites, qui changent des vies… Ça me fait chaud au cœur quand je rencontre un(e) des 54.000 régularisés de l’année 2000 qui m’explique son boulot, sa vie. Ou un couple d’hommes fêtant leur dixième anniversaire de mariage. Mais le boulot souvent le plus ingrat, c’est quand vous vous battez contre une diminution d’un complément chômage pour des travailleuses à temps partiel et n’arrivez qu’à limiter la diminution…ou pire, malgré vos tentatives de révéler la réalité, vos collègues se détournent et aggravent la chasse aux chômeurs… Au niveau local, c’est plus direct : ok, on va filmer et retransmettre le conseil communal en ligne. Ok, on arrête le massacre des plantations citoyennes au pied des arbres. Ce qui porte, c’est le soutien des citoyen.ne.s ! Indispensable pour faire pression et rallier des majorités. Et indispensable pour garder l’énergie ! Et garder sa boussole : est-ce que cette mesure améliore la situation des plus petits, des laissés sur le côté, des minorités ? Oui, alors je soutiens !

Chapitre 1 : À l’école de la citoyenneté

Vincent Delcorps

Il y a quelques mois, Jérémie a été élu. Pas député. Ni même conseiller communal. Mais éco-délégué de sa classe de 2e secondaire, dans une école bruxelloise. À 13 ans, le jeune garçon a pris soin de présenter ses arguments devant ses petits camarades. Avant de se soumettre à leur vote, et d’ainsi s’initier au jeu de la démocratie. « C’était un peu stressant », explique-t-il, « mais je trouve chouette que ce soient les élèves qui aient pu voter, et que ce ne soit pas le professeur qui m’ait choisi. » Avec son collègue éco-délégué, Jérémie est chargé de réfléchir à tous les aspects de la vie en classe qui concernent l’écologie. « Nous devons initier et sensibiliser les autres élèves aux questions d’environnement. Nous organisons des événements. Nous avons aussi l’occasion de suivre des formations, sur la pollution par exemple. Ce n’est pas toujours facile, certains élèves me trouvent parfois un peu embêtant. Mais le sujet me tient à cœur. J’aime essayer de faire bouger les choses… »

Avec de vrais isoloirs et de vraies urnes…

Il n’y a pas d’âge pour se former à la citoyenneté. Assurément, les citoyens de demain se préparent… dès aujourd’hui. Et en la matière, les écoles ont certainement un rôle à jouer. En proposant des cours de citoyenneté ? Sans doute. Mais pas uniquement ! « L’important n’est pas seulement de dire la citoyenneté, mais surtout de la vivre », pose le sociologue Bruno Derbaix, auteur d’un livre sur la question[12]. « Si l’école ne travaille pas mieux les règles, si elle ne met pas en place une justice bienveillante, si elle ne valorise pas les comportements et si elle ne cultive pas les espaces d’expression, elle dit la citoyenneté sans la vivre. »

En la matière, certains établissements ne manquent pas d’idées. Tel est le cas de l’école communale primaire de Blocry, à Louvain-la-Neuve. Tours de parole, activités favorisant la socio-construction, travail sur les émotions… « L’éveil à la citoyenneté se construit petit à petit », explique Sylvie Daveloose, directrice. « Le travail débute au niveau de la classe, qui constitue le premier univers de l’enfant. Puis, on élargit le cadre au niveau de l’école. Tous les mois se tient le conseil d’école, auquel prennent part les délégués de chaque classe. Chacun peut y déposer une information, une demande, un problème. Ensemble, nous tentons de trouver des solutions qui deviendront de nouvelles règles de l’école. Et puis, il y a le Conseil Communal des Enfants, qui permet de découvrir qu’on n’agit pas pour soi, mais pour l’intérêt général, au niveau de la commune. Les enfants qui y siègent ont dû élaborer un programme, faire campagne, être élus… Pour l’occasion, ils sont mis en situation réelle : de vrais isoloirs et des urnes sont installés dans l’école ! L’objectif est que l’enfant s’éveille à l’éducation civique en prenant appui sur la réalité, qu’il prenne une part active dans notre société et comprenne que nous vivons dans une démocratie participative. »

« L’engagement doit être chouette ! »

Les fruits sont déjà là. Certains jeunes ont à peine l’âge de voter et sont déjà passionnément engagés. En 2017, Baptiste, Ottintois de 18 ans, s’est mobilisé dans le combat contre l’extension de l’Esplanade, un centre commercial néo-louvaniste. Depuis, il multiplie les engagements associatifs. Et il a activement préparé le scrutin communal 2018 au départ de listes citoyennes – successivement LOCAL.E, puis Kayoux – ayant pour objectif de « favoriser l’implication de tous les habitant(e) s dans la vie politique ». « Je veux changer la manière de faire la politique », insiste Baptiste. « Je ne crois plus au modèle du leader providentiel, je plaide pour une démocratie participative. Je souhaite qu’on s’engage tous ensemble. »

Inévitablement, le chemin de l’engagement est parsemé de victoires et de défaites. « Mais je considère que ce qui est important, ce n’est pas tant l’objectif que le chemin lui-même », reprend Baptiste. « On n’aboutit pas toujours, mais le chemin a de la valeur. » Assurément, celui du jeune garçon est encore long. « Au-delà de certaines causes qui me tiennent à cœur, je suis nourri par les relations que je tisse. Pour moi, l’engagement doit être joyeux ! Il doit permettre de vivre de chouettes moments. »

Ann Gilles-Goris : « Si on parvient à mettre un peu de créativité et d’audace… »
Échevine cdH à Molenbeek de 2012 à 2018

Quand on y pense, c’est quand même fabuleux : lorsqu’on est en politique, on dispose de leviers. On reçoit des leviers décisionnels qui vont orienter le choix de projets dans tous les domaines. Pouvoir orienter des politiques, c’est incroyable ! Alors, si on parvient à mettre dans la gestion politique un peu d’humanité, de créativité et d’audace, c’est fabuleux ! (…) Entrer en politique, c’est comme monter sur une piste savonneuse. Il faut le savoir. Si on n’accepte pas ça, on glisse. On peut constamment être tenté par la gloriole, par l’abus de pouvoir, par le fait de faire plaisir (…). Quand on est en politique, il faut être vigilant en permanence. C’est difficile. Prenons un exemple qui peut paraitre anecdotique : la photo du collège communal. Au début, vous vous mettez sur la photo sans vous poser de question. Puis, vous vous rendez compte que certaines personnes se mettent toujours à l’avant-plan, prennent toujours la première place. Et vous, vous êtes toujours au bout. Comment réagissez-vous alors ? Décidez-vous de jouer aussi à ce petit jeu ? De jouer des coudes ? De viser la première place ? Ça paraît idiot mais, en réalité, c’est très exemplatif. Ça pose la question de la manière dont vous pouvez faire votre place en politique. Sans doute y a-t-il deux manières de procéder : soit en poussant les autres, soit en se contentant de tracer sa route sans trop se préoccuper du reste. Mais j’insiste : c’est rude ! On peut très vite être rongée de l’intérieur. En voyant que l’on ne figure pas sur telle publication. En n’étant pas invitée à tel événement. On peut vraiment se perdre là-dedans. Dans ce cas, l’essentiel n’est plus atteint. Moi-même, à un moment donné, j’ai décidé d’arrêter ce petit jeu. 

Chapitre 2 : Revaloriser la démocratie autour d’engagements et de projets communs. Le cas d’E-change

Edoardo Traversa

Le constat est sans appel : chez nous comme ailleurs, le fonctionnement de la démocratie fait aujourd’hui douter beaucoup de citoyens de son efficacité. Les raisons sont nombreuses. La complexité des institutions, celle des processus législatifs et de la substance des règles font en sorte que beaucoup de personnes n’en perçoivent plus la plus-value. Dans le même temps, des abus de pouvoir, notamment dans des pays que l’on croyait à l’abri de dérives autoritaires comme la Pologne, la Hongrie ou même les États-Unis, viennent remettre en question ce que l’on croyait acquis.

On voit aussi émerger l’étonnant « modèle chinois » qui, sur le plan économique, semble exemplaire, et qui, en même temps, rejette le principe-même de démocratie. Face aux défis globaux que représentent la mondialisation, la digitalisation de l’économie, le réchauffement climatique ou le maintien d’une paix durable à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières de l’Europe, la capacité de l’État démocratique à y répondre est mise en question.

Les formes traditionnelles de l’exercice du pouvoir démocratique semblent s’être essoufflées. On observe ainsi l’émergence de personnalités ou de partis qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus, au terme d’une législature – voire plus tôt encore. On remarque la difficulté qu’ont les politiques à réagir de manière opportune aux multiples sollicitations médiatiques dont ils sont l’objet.

On peut aussi regretter l’inutile conflictualité qui entoure les débats autour de thématiques qui devraient pourtant faire consensus. Les partis politiques traditionnels semblent se replier sur ce qu’ils maîtrisent le mieux, à savoir le jeu politique au sens étroit du terme : les processus de nominations et les techniques de guérilla médiatique. Au sein de la population, on observe lassitude, crainte et parfois dégout. Ces sentiments négatifs sont exploités par de très nombreux – et très divers – mouvements politiques, ce qui aggrave la sensation de désorientation.

Chercher une vision commune au lieu de diviser

La réponse qu’E-change entend apporter à ces états de fait ne consiste pas à faire table rase de notre héritage politique, mais au contraire à le redécouvrir et à l’adapter aux réalités nouvelles. Comment ? D’abord en retrouvant un espace qui permette une véritable liberté de pensée, un respect des différences d’opinion et de position et une ouverture à des solutions innovantes. Vu notre développement technologique et économique et notre dynamisme social et culturel, nous faisons le pari d’être capables de recréer des alternatives.

Comment faire ? Tout d’abord, en arrêtant de créer ou d’accentuer les divisions entre personnes et groupes sociaux. Nous entendons aller chercher les idées et les énergies là où elles se trouvent, sans a priori. Dans bien des domaines (transition économique, production énergétique, fiscalité, organisation de l’État, culture, justice…), la Belgique offre un trésor d’expériences diverses. Pour l’avenir, c’est dans leur rencontre que se trouve la meilleure garantie. 

Nous sommes convaincus que trouver les solutions de demain nécessite d’abord de comprendre la réalité et les enjeux d’aujourd’hui, dans leur richesse et donc dans leur complexité. Ensuite, il convient de dégager une vision axée sur le long terme, avec des objectifs largement partageables. Ce n’est que dans un troisième temps qu’on peut envisager les mesures concrètes à mettre en œuvre. La réalité du jeu politique est souvent inverse : le débat se concentre sur des mesures – voire des slogans – qui tuent toute discussion et empêchent d’avancer. Exemple : la question de l’énergie ne peut se résumer à un débat « pour ou contre le nucléaire ». De même, on ne peut réduire la question migratoire à la décision d’ouvrir ou de fermer les frontières. Et la question de la mobilité ne saurait se limiter à choisir entre la voiture et les autres modes de déplacement. Ces différentes politiques doivent être envisagées de manière globale, en tenant compte du temps, c’est-à-dire de la nécessité de prévoir une transition d’un modèle à l’autre. Des changements aussi fondamentaux que ceux-ci doivent être préparés, discutés, expliqués, et mis en œuvre collectivement – c’est-à-dire avec les politiques, les experts et les citoyens. C’est là une condition sine qua non de leur légitimité autant que de leur efficacité. 

Un consensus de long terme

Inévitablement, nous voilà invités à nous interroger sur le fonctionnement des partis politiques et leur aptitude à construire du sens partagé. Nous croyons que, pour arriver à cet objectif, il faut aller à l’intérieur, à côté et au-delà des partis. C’est certainement vrai en Belgique, où la complexité de l’architecture institutionnelle accroît le risque de blocages et empêche souvent d’avoir une vue globale des enjeux.

C’est de cette intuition que nait E-change. Notre plateforme vise à tirer le meilleur de chacun, en utilisant au mieux ce qu’il ou elle peut donner, sans étiquette et sans préjugé. Au sein de notre plateforme, nous testerons les idées apportées par les uns et par les autres, avec l’aide de ceux qui sont en mesure de les concrétiser et de les appliquer. Progressivement, nous construirons un consensus de long terme sur les questions dont la mise en œuvre nécessite plusieurs législatures.  Bien entendu, il n’est pas question ici d’invoquer un prétendu « bon sens » pour gommer les réelles différences de conceptions, de positions et d’intérêts au sein de notre société. Il est illusoire – et même dangereux – de vouloir atteindre, par la raison ou par l’émotion, une représentation homogène de l’ensemble des enjeux et des solutions à envisager.

En même temps, il est important d’affirmer que le dialogue démocratique et l’accord sur certains fondamentaux sont des valeurs en soi, à l’heure où l’ouverture et l’empathie sont davantage représentées comme des aveux de faiblesse. Il est également important de lutter contre des attitudes qui valorisent le conflit pour le conflit, ou qui tracent des divisions là où elles n’ont pas lieu d’être.

Réhabiliter l’État

Notre démarche poursuit également un autre objectif : nous désirons réhabiliter le sens de l’État et, à travers lui, permettre à chacun de s’identifier positivement à la communauté politique à laquelle il ou elle appartient, de par sa simple présence sur notre territoire. De nos jours, l’engagement dans des institutions au service de l’intérêt général est perçu avec suspicion. C’est problématique. D’une part, parce que cela nuit à la légitimité de l’action des pouvoirs publics ; d’autre part, parce que cela décourage des personnes de qualité à travailler dans la sphère publique. Et pourtant, nous sommes convaincus qu’il n’y a pas d’activité plus importante – car remplie de défis complexes – que celle qui consiste à organiser la vie de la cité.

Au-delà, il convient aussi d’avoir une vision sur le rôle qui doit être celui de l’État aujourd’hui. De ce point de vue, l’apport des grandes idéologies politiques ne peut être négligé, mais se révèle insuffisant. C’est que les contextes – sociaux, économiques, environnementaux… –  dans lesquels les « partis traditionnels » sont nés n’ont plus rien à voir avec le monde dans lequel on vit. Aujourd’hui, on assiste au développement d’une liberté sans responsabilité – car déliée de tout attachement territorial. On constate les limites d’un État social dans lequel les liens de solidarité interpersonnels se sont délités. Dans un système institutionnel qui récompense l’intransigeance, le « court-termisme » et la négation de la réalité de l’autre, nous sommes devenus incapables de nous raconter notre histoire commune, car nous nous considérons comme trop différents les uns des autres.

Les cinq engagements d’E-change

E-change définit son action autour de cinq engagements, qui sont aussi les cinq missions qui incombent, selon nous, à l’autorité publique d’aujourd’hui.

L’émancipation. Nous considérons que le premier rôle de l’État consiste à contribuer – avec d’autres – au développement des personnes, tant sur le plan économique que sur le plan intellectuel, physique, relationnel et culturel. Les valeurs de dignité, de liberté et de responsabilité doivent être reflétées dans l’action des pouvoirs publics.

L’équité. L’État ne peut se permettre, au nom d’impératifs d’efficacité ou de démocratie mal comprise (tyrannie de la majorité), de porter atteinte à l’égale dignité de chaque individu. De même, en ce qui concerne la répartition des charges collectives, il se doit de différencier individus et groupes selon leurs capacités. L’équité impose enfin de s’écarter d’une vision trop mécanique de l’application des règles de la vie en société, et de garder une certaine souplesse.

L’environnement. Lutter contre la pollution de la planète, limiter les effets nocifs des activités humaines, construire un mode de vie qui permette de préserver l’Humanité dans la durée. Ces défis représentent, selon nous, l’objectif premier de l’État. C’est-à-dire : celui qu’il convient d’avoir toujours à l’esprit à l’heure de développer une politique publique. De même, nous croyons que c’est en analysant les conséquences d’une action sur l’environnement social que nous pourrons qualifier celle-ci de bonne ou de mauvaise. 

L’esprit d’entreprise. Agir de manière efficace nécessite de fédérer les personnes et les moyens autour d’un objectif. Une telle attitude doit être développée à l’intérieur des structures publiques comme privées. Il faut que les personnes y travaillant soient conscientes de leur rôle. Il convient aussi de diffuser cet esprit – et le sens des responsabilités qui l’accompagne – à l’ensemble de la population.

L’Europe. L’Europe représente le niveau de pouvoir le plus efficace pour conduire certaines politiques, que ce soit sur le plan économique et fiscal ou bien de sécurité et de politique extérieure. Mais nous entendons aussi l’Europe de manière plus large, comme un lieu culturel, intellectuel, social, capable de nous inspirer. Nous voulons valoriser un sentiment d’appartenance européenne, ouverte, forte d’une tradition, mais aussi consciente des faiblesses que révèle le recul de l’Europe dans le monde.

En conclusion, E-change est une invitation à s’engager sur un chemin nouveau, avec les inconnues et les risques, mais aussi les découvertes et les apports inattendus que cela comporte. Nous voulons percoler là où la politique traditionnelle n’arrive pas ou plus, en particulier dans les milieux difficiles où l’espoir maintes fois déçu risque de se transformer en rejet (lorsque ce n’est déjà fait). Ce chemin sera long et difficile, mais il en vaut la peine. Premières échéances : les élections de 2019, où nous souhaitons peser sur les enjeux de la prochaine législature et proposer une autre approche. L’appel est lancé : nous espérons que vous l’entendrez.

www.echange.be  

Jo Spiegel : « Coproduire avec les habitants »[13]
Maire de Kingersheim, commune d’environ 13.000 habitants, située dans le Haut-Rhin (Alsace)

Réduire la démocratie à un bulletin de vote une fois tous les 5 ou 6 ans, c’est fatalement l’exposer à l’échec, à la dérive vers une « démocratie providentielle » qui positionne l’élu dans la promesse et l’habitant dans l’attente. Ce petit jeu les englue dans la démagogie et la posture du « y a qu’à, faut qu’on » qui nourrit en réalité la vague déferlante de la frustration et du soupçon désormais généralisé à l’égard de la politique et de ses représentants.

Dans ce contexte, la démocratie de participation constitue un enjeu de (re)fondation d’une citoyenneté active. Elle répond à l’urgence du « mieux vivre ensemble » et de la fraternité. C’est cette utopie qui nous anime à Kingersheim. Dans le cadre des États-Généraux permanents de la Démocratie, les Conseils Participatifs associent habitants, partenaires, collaborateurs et élus dans la construction de tous les projets. La décision prise par les élus s’appuie sur une phase de coproduction avec les habitants. Mais plus que cela, c’est le cheminement qui compte, dans lequel se fait l’apprentissage de l’action publique dans un processus de transformation sociale et personnelle. Face au boulevard d’a-responsabilité généré par la « vieille politique », il nous faut redonner du sens à la politique et construire des chemins d’espérance.

Chapitre 3 : Impôts et bien commun

Guy Cossée de Maulde

Parfum de campagne. En ce matin d’été, je découvre dans ma boîte aux lettres un tract électoral. Le sourire aux lèvres, une candidate – dans une des plus riches communes de Bruxelles – tente de me charmer avec cette proposition : « Vous voulez payer moins d’impôts ? » Elle espère que ma réponse sera positive et, ainsi, gagner ma voix.

Cette femme n’est pas la seule à surfer sur la vague. Au cours des dernières semaines, à l’approche de la remise des déclarations d’impôts, tous les journaux ont consacré articles ou suppléments spéciaux à la question. « 8 astuces » par-ci, « 5 conseils » par-là… Et toujours ce même objectif : payer moins d’impôts. « En toute légalité », bien sûr. Banquiers, assureurs et experts comptables ne tiennent pas un autre discours. A tous leurs clients, ils vendent leurs produits et distillent leurs conseils en invoquant cette fin récurrente : échapper au fisc.

L’argument est tentant. Il est aussi dangereux. Reposant sur une connotation négative de la fiscalité, il induit une image sombre du partage des richesses. Au-delà, il nous invite à nous poser deux questions :

  1. pourquoi ? pour quelles raisons existe-t-il un système fiscal ?  En vue de quoi ?
  2. comment établir une fiscalité qui soit juste, équitable ?

Trois principes directeurs

Avant d’aborder ces deux questions, il est utile, important même, d’évoquer trois principes directeurs qui, en se combinant, peuvent orienter, dans le domaine politique comme dans d’autres domaines, notre réflexion et nos démarches de préparation des décisions, de prise de décisions, d’évaluation de leur mise en œuvre.

Le principe du bien commun (qui s’est tout particulièrement développé dans la pensée sociale de l’Église catholique) évoque « cet ensemble de conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres, d’atteindre leur perfection d’une façon plus totale et plus aisée » (Vatican II, constitution Gaudium et Spes, 26.1)[14]. Sans offrir de solution immédiatement concrète, ce principe (d’ordre moral) permet néanmoins de jauger le fonctionnement de la société (notamment son système fiscal) et d’orienter les options politiques à prendre.

Le bien commun se situe à différents niveaux, qu’ils soient local (par exemple, la commune), régional, national, international (ainsi l’Union européenne), voire mondial. Il se situe également à des horizons de temps divers, allant du plus court terme au très long terme (les générations qui nous suivent). Entre ces divers niveaux et horizons, des tensions jaillissent inévitablement. Celles-ci requièrent attention et réflexion, et sont à résoudre sans cesse (selon les situations mouvantes) dans les prises de position politiques. Prendre en compte le développement de tout homme (tous les êtres humains, sans laisser de côté les générations futures) et de tout l’homme (l’être humain dans toutes ses dimensions, tant spirituelle ou culturelle… que matérielle) : cet adage, repris du père dominicain Louis-Joseph Lebret, est inspirateur à cet égard.

Le principe du bien commun est intimement lié à la conception de la justice sociale selon laquelle tous les biens de la terre doivent servir à tous les humains – ce que, dans la pensée sociale chrétienne, on dénomme « la destination universelle des biens ». Pour la raison que tous les humains sont égaux en dignité (et, précise la pensée chrétienne, tous enfants de Dieu) et ont dès lors le droit de disposer de ce qui est nécessaire pour leur vie, quelle que soit leur situation sociale.

Le principe de subsidiarité : les décisions à prendre et les actions à mener doivent être assumées au plus près des parties prenantes qui en ont la capacité. Ce principe (dont on voit le caractère démocratique) se fonde sur la reconnaissance de la capacité propre des personnes comme des groupes et sur le respect de leurs responsabilités respectives. Ainsi, un plus grand groupe n’intervient que pour suppléer les fonctions qui dépassent les capacités d’un petit groupe qui en fait partie[15].  

Pourquoi (ou pour quoi) la fiscalité ?

Essentiellement parce que les pouvoirs publics (à quelque niveau que ce soit) ont des missions à remplir, des services à assurer et que, pour ce faire, ils doivent disposer de ressources. Rappelons brièvement ces missions qu’il est essentiel de reconnaître aujourd’hui, lorsqu’on a en vue le « bien commun »[16] (celui de tous, en particulier des personnes les plus précarisées et les plus pauvres), en optant pour l’égalité et la fraternité, la justice (sociale) et la solidarité.

Certaines de ces missions relèvent uniquement de l’État (fonctions régaliennes) : la définition du droit et l’exercice de la justice ; le maintien de la paix et de la sécurité, tant à l’intérieur (police) qu’à l’extérieur (diplomatie, défense) ; la monnaie. D’autres concernent les droits de l’homme (ajoutons aussi la sauvegarde de la terre) à l’égard desquels les pouvoirs publics ont le devoir de veiller à ce qu’ils soient pleinement exercés : non seulement les droits civils et politiques, mais aussi les droits économiques, sociaux et culturels. Mentionnons, par exemple, l’éducation (enseignement), la santé, la protection sociale (pension, chômage, maladie/invalidité…), le logement, la mobilité (transports), les infrastructures de base… Sans oublier les missions de régulation de la vie économique et sociale ayant en vue l’équité[17] et d’action sur les comportements des acteurs économiques (particuliers et sociétés) en vue d’objectifs reconnus valables, tels l’environnement, l’emploi, l’aide au développement…

Remplir ces missions a un coût : les dépenses publiques qu’il importe de déterminer selon l’optique du bien commun et de gérer avec efficacité et dans la transparence (contrôle). Il s’agit ici, pour les élus, de veiller – selon les principes éthiques de la justice sociale (équité et solidarité) – à ce que les services publics rendus soient judicieux, raisonnables, accessibles à tous (spécialement à ceux qui ont le plus besoin, les personnes handicapées, précarisées).

Il s’agit aussi, pour les élus, de veiller – dans une optique de démocratie effective – à ce que les citoyens en soient pleinement informés. Pourquoi ?

  • Pour que les citoyens se rendent compte que les prélèvements obligatoires (impôts, taxes, cotisations sociales…) qui les concernent sont des « contributions » permettant d’assurer les services dont ils bénéficient solidairement (directement ou indirectement) dans la société et de participer au bien commun de l’ensemble de la société.
  • Pour que les citoyens soient en suffisante capacité d’évaluer la justesse et l’efficacité des politiques menées.

Comment établir une fiscalité équitable ?

Pour assurer leurs missions (et les « services » qui y correspondent), les pouvoirs publics doivent disposer de ressources suffisantes.

Signalons tout d’abord les recettes non fiscales et non parafiscales provenant d’activités effectuées par les pouvoirs publics moyennant contrepartie directe. Exemples : la vente de bois de forêts domaniales[18], les dividendes d’actions, la vente d’immeubles, la prestation de services (délivrance de documents), etc. Le montant de ces recettes ne représente habituellement qu’un pourcentage relativement modeste de l’ensemble des recettes des pouvoirs publics belges[19]. Mais ce n’est pas négligeable. Et, bien sûr, les mandataires publics ont la responsabilité de veiller à la gestion judicieuse et équitable des activités assurant ces recettes, en tenant compte de l’éthique du bien commun. À titre d’exemple, telle vente d’immeuble pour diminuer aujourd’hui la dette publique est-elle justifiée au vu du long terme ?[20]  

L’essentiel des recettes publiques provient de prélèvements obligatoires. Il s’agit d’une part des cotisations sociales (visant à assurer une protection sociale de qualité) et d’autre part des prélèvements fiscaux, qu’il s’agisse de l’impôt sur le revenu (personnes physiques), de l’impôt sur les sociétés, de la TVA (taxe sur la valeur ajoutée) ou d’autres taxes.

Déterminer le montant et la provenance des recettes publiques est un acte politique important qui engage des choix de société. Précisons nos attentes à cet égard. Pour commencer, il s’agit – au niveau du territoire concerné (commune, région, etc.) – de prendre en compte les missions que les pouvoirs publics ont à assumer et de préciser les besoins à rencontrer et d’en déterminer les priorités. Nous en avons parlé plus haut à propos des dépenses publiques.

Il s’agit ensuite – toujours au niveau du territoire concerné – d’examiner la ou les façons d’établir et de percevoir les recettes publiques nécessaires pour rencontrer les besoins qui ont été reconnus (avec leur degré de priorité), et cela en tenant compte des situations sociales et économiques (actuelles et futures), notamment des capacités contributives des divers acteurs.

L’ordre proposé ici de commencer par examiner les besoins avant de regarder les contraintes nous paraît essentiel : il nous permet de ne pas nous laisser enfermer par celles-ci ; au contraire, il nous incite à l’inventivité pour les surmonter autant que possible.

Pour les mandataires publics, la tâche est manifestement délicate, complexe, exigeante, requérant un difficile travail prudentiel de conciliation des différentes priorités et valeurs. C’est un travail qui ne peut être fait une fois pour toutes, car les situations évoluent, comme nous le constatons avec le monde en transition dans lequel nous vivons. C’est un travail qui reste toujours à refaire. À repenser. À remettre en question. À discuter. À soumettre au débat public. Il ne concerne d’ailleurs pas seulement les mandataires publics, mais aussi les citoyens. C’est dire toute l’importance d’une démocratie participative qui se combine avec la démocratie représentative.

Que la tâche soit considérable ne doit néanmoins pas faire croire que l’on est démuni pour l’accomplir. L’analyse la plus rigoureuse et honnête possible des situations n’est pas hors de notre portée – il faut y consacrer les moyens. Et, pour orienter les options à prendre, les principes directeurs évoqués au début de notre réflexion sont d’une aide précieuse[21].

Comme il n’est pas possible d’examiner ici toutes les questions à traiter, concentrons-nous sur la seule question des prélèvements fiscaux. Et relevons, à propos de ceux-ci, ce à quoi la justice sociale incite à veiller tout particulièrement :

  • La base d’imposition[22]: normalement le système globalisé est à privilégier (plutôt qu’un système ‘cédulaire’, autrement dit par catégorie de revenu) : c’est l’ensemble des revenus, de quelque origine que ce soit, qui devrait être globalement soumis à l’impôt (principe d’équité). Ceci invite à se poser des questions comme : l’évaluation adéquate des capacités contributives (transparence des revenus, levée du secret bancaire…), l’évitement fiscal (« optimisation fiscale », légale, qui contourne ou diminue l’impôt en jouant sur les règles fiscales ou en transférant son argent dans des « paradis » fiscaux), la fraude fiscale (se soustraire illégalement au système fiscal afin de ne pas contribuer aux cotisations publiques – infraction passible de sanctions pénales selon l’article 449 du code belge des impôts sur les revenus [C.I.R.]).
  • Les contribuables ayant le même revenu global doivent être imposés de la même manière (équité horizontale).    
  • La progressivité de l’impôt selon la capacité contributive (équité verticale) : les revenus (globalement pris) les plus élevés doivent contribuer davantage selon une croissance plus que proportionnelle (principe de solidarité – redistribution réduisant les inégalités). Ceci invite à se poser la question de la justesse des tranches d’imposition et de leurs taux respectifs.
  • L’impôt, l’exonération ou le crédit d’impôt peuvent constituer des outils permettant aux pouvoirs publics d’assumer leur mission de régulation de la vie économique et sociale et d’action sur les comportements des acteurs (par exemple, pour encourager des comportements positifs ou, au contraire, décourager des comportements négatifs à l’égard de la santé, de la nature, de la société, etc.). Il importe de prendre ces mesures en ayant en vue le bien commun, d’en évaluer régulièrement la pertinence (par exemple, modifications des taux de TVA, exonérations d’impôts…) et d’abolir celles qui – après examen rigoureux – ne se justifient plus.
  • Quand on parle de l’efficacité du système fiscal, on affirme souvent que le système doit veiller à perturber le moins possible les décisions des citoyens, à éviter par exemple que les contribuables les plus mobiles (habituellement les plus nantis) changent de marché (fuite des capitaux) ou de pays (exil fiscal) en vue de diminuer leurs contributions. Si le réalisme invite à tenir compte des situations de fait, les responsables politiques se doivent d’être soucieux de la justice sociale. À cet égard, on peut évoquer l’intérêt d’une coordination des politiques fiscales au niveau européen[23].

En conclusion

Lorsque nous nous interrogeons sur la fiscalité, il nous semble essentiel de commencer par nous demander à quoi elle sert actuellement et à quoi elle doit servir : dans une optique de bien commun, la fiscalité est au service de la société, de la communauté humaine dans son ensemble (y compris de ses membres les plus fragiles) et de l’environnement dont elle est partie prenante. À cet égard, il nous semble peu pertinent de partir, comme on le fait souvent, des contraintes actuelles (même s’il ne faut pas les ignorer). Avant de construire un système fiscal ou de prendre des mesures fiscales, il s’agit d’abord de déterminer les besoins à rencontrer avec leurs importances diverses et les options prioritaires à prendre ; ensuite vient la recherche et la détermination des meilleurs moyens (fiscaux) à mettre en œuvre, en prenant en compte les valeurs de justice et d’équité. Ainsi, comme il est souvent affirmé à propos des valeurs humaines – même si les paroles ne se traduisent pas toujours dans les actes – les plus lourdes charges doivent reposer sur les épaules les plus solides[24].

Bien entendu, on ne peut laisser de côté la question de la dette publique – à quelque niveau qu’on soit (local, régional, fédéral…). Lorsque les pouvoirs publics envisagent de s’endetter pour financer leurs dépenses non couvertes par leurs recettes, il importe ici encore d’examiner avec soin les situations en ayant comme perspective le bien commun, notamment en adoptant une vue de long terme et en se préoccupant de l’intérêt des générations futures. Il convient certes d’éviter qu’un surendettement ne provoque un effet « boule de neige » – plus de dettes, plus d’intérêts à payer (éventuellement à un taux plus élevé), et donc plus de dettes… Mais il ne s’agit pas d’avoir un a priori défavorable à l’égard de tout endettement. Ainsi, il peut être justifié et bénéfique d’emprunter pour réaliser des investissements qui s’annoncent rentables ou pour stimuler des activités qui auront des retombées économiques positives. Si l’endettement – et les emprunts qui le couvrent – est pour une part dû aux avantages fiscaux consentis, il s’agit alors de voir si ceux-ci sont justifiés. Chaque situation requiert donc un examen rigoureux, avec ses particularités, mais à la lumière du bien commun.

Et, en tout ceci, il nous semble essentiel de bien voir que, derrière les mesures prises ou à prendre, il y a des visages – proches ou moins proches, actuels ou à venir – de femmes, d’hommes, d’enfants, de vieillards qui ont à en bénéficier et/ou qui en sont concernés. L’enjeu est toujours de veiller à ce que la politique fiscale soit au service de la communauté humaine, à ses divers niveaux.

Maria Arena : « La solidarité élève tout le monde »
Députée au Parlement européen, membre du Parti socialiste

L’impôt a souvent mauvaise presse. Sa fonction est pourtant essentielle…
Oui. Les « contributions » – terme que je trouve le plus approprié – sont essentielles pour le principe de la construction de la solidarité. Il s’agit effectivement d’accepter de céder une partie de sa « richesse » pour organiser des services pour tous. Pensons à la santé, à l’éducation, aux infrastructures liées à la mobilité, à l’accueil de la petite enfance, aux allocations de chômage, aux pensions… Il s’agit là de fonctions essentielle pour notre vie de tous les jours. Si elles n’existaient pas, le sentiment d’une société à deux vitesses en serait renforcé : les plus riches pourraient tout se payer, tandis que les autres n’auraient pas les services nécessaires à leur émancipation.

Croyez-vous possible de revaloriser l’impôt ?
Pour revaloriser l’impôt, il me semble nécessaire de mieux communiquer ce à quoi il est affecté. Par ailleurs il est important dans nos sociétés de plus en plus individualistes de démontrer que la collectivité permet de compenser les différences car la vie ne nous a pas réservé le même destin (santé, milieu, emploi…) et que cette solidarité élève tout le monde et pas que les plus démunis. Il serait aussi souhaitable de comparer les modèles, des plus solidaires aux moins solidaires. Cela permettrait de démontrer qu’un impôt bien perçu (progressivité de l’impôt, administration fiscale transparente et efficace…) produit des sociétés plus stables et des citoyens plus épanouis.

Au niveau européen, comment essayez-vous de favoriser une fiscalité qui soit juste ou équitable ?
La question de la fiscalité étant en grande partie entre les mains du Conseil, la marge de manœuvre du Parlement européen est limitée. Mais nous avons été à l’initiative de nombreux rapports donnant des orientations à prendre en la matière. Je pense à la question de l’évasion fiscale à propos de laquelle nous avons soutenu la proposition de la levée du secret bancaire et de l’échange d’informations entre organismes. Ou encore le fait qu’il y ait un reporting « country by country » des richesses produites par une entreprise pour éviter, là aussi, que les bénéfices soient logés dans des paradis fiscaux et non là où la richesse a été produite. Ce que nous souhaiterions promouvoir, c’est évidemment la lutte contre le dumping fiscal entre États membre. Nous voudrions donc travailler sur une base commune d’imposition européenne pour les entreprises. Notre travail est donc fortement axé sur la question de la fiscalité d’entreprise et sur l’évasion fiscale. Aujourd’hui, celle-ci est un fléau en Europe et dans le monde car ces pratiques appauvrissent l’État et les services qu’il doit être en mesure d’offrir à ses concitoyens.

Voir la politique en rose. Politique, courage et ré-enchantement

Emeline De Bouver

Parler de la politique en termes positifs, cela a-t-il du sens ? Ne doit-on pas plutôt affuter nos arguments critiques et poser en priorité le regard sur tout ce qui ne va pas ? N’est-ce pas comme cela que les choses avancent et s’améliorent ? Ne pas être uniquement centré sur ce qui mérite critique, n’est-ce pas abandonner notre lucidité et notre intelligence ?

Et si à force de critiquer nos politiciens… nous ne voyions plus que les travers et les mauvais côtés de la politique ? Et si, à force de regarder ceux qui trichent, qui mentent, nous ne donnions pas l’attention qu’ils méritent à ceux qui investissent le politique avec leur intégrité, leurs valeurs, leur engagement, leur créativité. Pour paraphraser un proverbe bien connu, et si, à force de voir les arbres qui pourrissent et qui tombent, nous ne regardions plus la forêt qui pousse ?

Pourtant elle pousse. Chaque jour, des hommes et des femmes se consacrent à la gestion de la cité dans une perspective de service à l’humanité (et même au vivant) dans son entièreté. L’engagement politique, au sens noble du terme, existe encore. Et il existe aussi à la périphérie de l’action politique classique. Chaque jour, à côté des instances traditionnelles de l’engagement politique, de très nombreux citoyens posent des gestes et des initiatives en vue de revivifier nos démocraties, de redynamiser nos collectivités locales, de redonner sens au vivre-ensemble, d’expérimenter d’autres façons de construire la société de demain. En bref, il est impossible de résumer la situation actuelle par les seules critiques du politique. Nos intelligences doivent nous pousser à sortir des caricatures et à regarder aussi là où l’œil médiatique ne s’arrête pas toujours.

Il est donc parfois nécessaire de prendre le contrepied du pessimisme politique ambiant, de nous laisser aller à nous réjouir de ce que certain.e.s construisent chaque jour. Tel était l’un des objectifs poursuivis dans cette étude.

Au terme de celle-ci, nous voudrions encore revenir sur une notion qui nous semble fondamentale : celle de courage politique. N’est-ce pas dans ce vaste chantier qui entend mettre le courage au cœur des actions politiques que se trouve une clé que nous pouvons tous nous approprier pour redynamiser et ré-enchanter nos démocraties ? Ne doit-on pas travailler ensemble la question du courage pour transformer le monde politique afin qu’il réponde à l’exigence de gouverner pour tou.te.s ?

« Pas de courage politique sans courage moral »

La question du courage, donc. À la fois trop grande et trop petite pour nous. Horizon inatteignable quand on pense à l’héroïsme et aux actes de bravoure extraordinaires dont font preuve certaines personnalités remarquables. Objectif trop petit quand on assimile courage et volonté[25], courage et mérite, et qu’on oublie qu’être courageux en politique sans être porteur de valeurs morales, sans générosité, cela ne vaut pas grand-chose. « Il n’y a pas de courage politique sans courage moral », soutient la philosophe Cynthia Fleury[26]. Une question trop petite aussi quand on sépare le monde entre les courageux et les autres. Ce qui revient à ne valider qu’une forme de courage. « Comment refonder une théorie du courage qui ne serait pas son instrumentation politique ? » (Idem, p. 121)

Etre courageux parait si simple dans certains cas. Cela parait si simple quand on relit les évènements a posteriori. Mais la vraie question du courage se pose en réalité dans la complexité dans laquelle nous baignons, dans la singularité des évènements que nous traversons, dans ce qui n’a pas toujours été anticipé et planifié.

Le courage politique, quand il est assimilé à « une conception héroïque et militante du courage »[27], renvoie dans nos imaginaires à la puissance, à la force, à l’extraordinaire, à l’affirmation tranchée d’une voie, d’une position, d’une direction[28]. Cependant il nous faut étoffer la notion de courage politique si nous ne voulons pas la laisser aux inflexibles, à ceux dont l’opinion tranchée ne permet pas le débat d’idées, à ceux qui, sous couvert d’une certaine puissance de parole ou d’action, font taire la pluralité des voix et des orientations. « Il y a des courages qui n’en sont pas car il existe des choses qu’il faut savoir redouter » (p. 18). Le courage politique doit renvoyer à la fois à la puissance et à l’audace et à la fois au respect, au dialogue, à la générosité. Il s’agit de tenir fortement une ligne conductrice, d’affirmer ses convictions, d’être fidèle à ses valeurs et en même temps d’écouter, de porter attention aux autres, aux opinions divergentes, d’être ouvert au débat d’idées et au dialogue. « Le courage comme toute grande valeur, concilie la rectitude et la plasticité » (p. 20). Le courage se situe dans un entre-deux difficile à trouver, une forme d’ouverture bien enracinée dans un socle de valeurs. Toute la tradition de la non-violence dans la diversité des formes qu’elle a prises a creusé cette question : comment être déterminé tout en respectant la « vérité » d’autrui, comme l’aurait formulé Gandhi ? À ceux qui veulent relever le défi d’être plus courageux, de nombreux leaders non-violents peuvent être des figures inspiratrices.

S’inspirer de la pensée de Cynthia Fleury

Pour franchir une étape avec la notion de courage, et voir de quelle manière le courage pourrait participer au ré-enchantement plus large de nos sociétés, je propose de faire quelques pas aux côtés de Cynthia Fleury. Pour développer la notion du courage, celle-ci part d’un constat similaire à celui du philosophe Alain Deneault quand il dit que « le découragement fait partie de l’engagement politique ». Pour Cynthia Fleury, l’étape du découragement fait partie intégrante du processus de reconquête du courage politique : « C’est parce qu’on flirte avec le manque de courage qu’on connait son gout et sa nécessité » (p. 36). Trois éléments qu’elle avance dans son ouvrage nous semblent pouvoir nous guider dans nos cheminements vers plus de courage politique. Tout d’abord, un réflexe à développer pour chacun de nous : déjouer ce qui n’est pas du courage politique mais du spectacle médiatique. Ensuite, deux dimensions à réfléchir : l’ici et maintenant d’une part, et la relation entre la dimension individuelle et la dimension collective du courage d’autre part.

Ce qui tient plus du spectacle que du courage

Avec Donald Trump qui enchaine les actions d’éclat, Emmanuel Macron qui ne parle que des héros de la France, on pourrait croire que nous nous trouvons dans une nouvelle ère politique qui redonne ses lettres de noblesse au courage politique. Mais Fleury nous met en garde. La décomplexion n’est pas le courage. Et « oser la toute-puissance n’est pas synonyme de courage. La fin des limites n’est pas le signe du dépassement de soi » (p. 135). Si le courageux est celui qui se pose en rupture par rapport au fonctionnement usuel, il faut aujourd’hui repenser le courage dans un monde qui pose la négation de la limite en horizon et qui fait de la toute-puissance l’objectif que chacun a à poursuivre. Le leader politique qui poursuit la toute-puissance personnelle – ou celle de son pays – est un « contre-exemple » du courage politique et il sème « la confusion », maquillant le « seul désir personnel en désir pour tous » (p. 135).

Une piste sans doute. Le courageux n’est pas celui qui n’a pas de peur, celui qui se sent complet, abouti, réalisé. Pour renforcer cette idée, la philosophe cite Victor Hugo :

« L’animal est un être complet. Ce qui fait la grandeur de l’homme c’est de se sentir incomplet ; c’est de se sentir par une foule de points hors du fini ; c’est de percevoir quelque chose au-delà de soi, quelque chose en deçà. Ce quelque chose qui est au-delà et en deçà de l’homme c’est le mystère ; c’est […] le monde moral ». (Victor Hugo, Œuvres complètes, cité p. 183)

Le courageux n’est donc pas le tout puissant, celui qui ne connait pas le sentiment d’insuffisance mais bien celui qui perçoit sa propre incomplétude et qui agit néanmoins, enraciné dans cette conscience.

Le courage comme impulsion individuelle vers un mieux collectif

La philosophe nous rappelle que la difficulté du courage c’est que, même s’il s’agit de défendre des valeurs portées collectivement, « le courageux est souvent seul face au reste des hommes ». Le courage doit être incarné par une personne ; il ne peut être délégué.

« Privilège du moi ? C’est à lui qu’incombe le courage. Ainsi l’injonction au courage rappelle qu’au cœur des affaires publiques, l’instance du moi reste prioritaire, l’instance privée, intime, au sens où son for intérieur est convoqué. Il n’y a pas de cité valide sans souci de soi. Pas d’intérêt public sans implication ni convocation du moi […] il est le socle sur lequel s’édifie l’intérêt collectif » (p. 52).

On retrouve dans l’exploration de la galaxie du courage, une injonction qu’on entend dans de nombreux mouvements proches de « Demain » ou de la transition écologique aujourd’hui : « Le courageux est celui qui ne délègue pas à d’autres le soin de faire ce qu’il y a à faire » (p. 42). Il s’agit pour chacun de « faire sa part » pour reprendre le slogan très connu de Pierre Rabhi, de ne pas attendre que les autres se soient mis en marche avant de démarrer.

Ce qui est intéressant dans la vision du courage que nous propose Cynthia Fleury, c’est l’anthropologie riche sur laquelle se construit son analyse. Il ne s’agit pas de dire que le courage n’est qu’une question de volonté au sens où nous serions des êtres unifiés qui, soit manquent de courage pour aller dans la bonne direction, soit y vont. Nous pouvons construire une conception du courage politique à partir d’une vision complexe de l’humain, traversé d’aspirations contradictoires. Cependant, le moment du courage est un moment où une temporaire ou illusoire unité doit émerger. « Le sujet peut bien être fragmenté, synonyme de plusieurs âmes, traversé par nombre de sentiments contradictoires, il n’en demeure pas moins que le ‘séance tenante’ du courage crée l’illusion de l’unité ou de la cristallisation » (p. 47).

On comprend mieux comme le courage peut être difficile d’accès à tous ceux qui réfléchissent et tentent de trouver en toute chose le juste milieu, la nuance. Le courage est plus du côté de l’action que du côté de la réflexion. Il est du côté de l’action mais il peut aussi être de celui de l’inaction. Etre courageux, ça peut être rester immobile alors que tout le monde s’active. Le courage demande de trancher, de choisir une direction claire, ne fut-ce que temporairement. « Et telle est sans doute la difficulté : être acculé à cette compression, avoir le devoir de faire unité alors qu’on n’est que fragments » (p. 48). Être courageux, c’est ce « devoir de faire unité » alors que la réalité nous semble si complexe qu’on hésite chaque jour à adopter une position déterminée et qu’on préfère souvent rester doucement tiraillés en attendant d’être sûrs. Cynthia Fleury nous rappelle que c’est aussi de cette manière que nous ne tombons pas dans la lâcheté ordinaire.

Si l’impulsion du courage est personnelle, le courage n’est pas pour autant une démarche qui ne concerne que l’individu, il trace ou renforce le lien entre l’individuel et le collectif : « Être courageux est le plus sûr moyen au final de faire lien avec l’autre » (p. 51). Car l’acte courageux est de ceux qui relient au final. Et si la dimension personnelle est indispensable, il n’en reste pas moins que celle-ci est imbriquée dans un réseau de relation sociale, dans une histoire et un contexte économico-politique[29].

L’ici et maintenant, l’impossible capitalisation

Si être courageux c’est « savoir enfin commencer » (p. 32), le courage ne se prolonge pas dans le temps par son seul enracinement dans un acte passé. « […] Le courage comme la justice est un acte sans capitalisation possible. Ce n’est pas parce qu’on a été juste ou courageux qu’on le sera demain et que cela nous absout de l’être encore et encore » (p. 34).

Et c’est toute la difficulté du courage politique : « le courage est solitaire et sans victoire ». Il est tellement plus facile de se laisser glisser de lâchetés ordinaires en lâcheté ordinaires en passant pour un héros parce qu’on a mis sous les projecteurs les inévitables passages à vide de ceux qui s’essayent à une existence courageuse.

Pour le courage, « seule temporalité viable, le présent. Cela se passe ici et maintenant » (p. 43). Le courage nous demande de trouver un fragile équilibre entre agir au présent dans une situation singulière et être attentif à la globalité et la complexité de la réalité. « […] le vrai courageux n’est ni le téméraire inconscient – mais bien celui qui surmonte sa peur, et d’une certaine manière pratique un séance tenante réflexif –, ni le sage qui remet toujours à plus tard et reconduit à l’infini le moment présent » (p. 45). Le courage est un chemin d’une vie entière, il ne s’acquiert jamais définitivement. « Même courageux, il faut apprendre à l’être plus régulièrement, sans discontinuer » (p. 18). Et même s’il y a une dimension personnelle[30] au courage, il est l’affaire de tous :

« Si chacun prend sur soi d’être courageux, si chacun assume l’injonction, alors la cité cesse d’être ce lieu où chacun délègue à l’autre ce qu’il doit faire. Une fuite de la morale. Et la politique devient au contraire le lieu où cesse la fuite » (p. 18).

Courage et ré-enchantement

Pour que la mise en avant du courage soit une piste pour permettre à la politique de redevenir un élément qui participe au ré-enchantement de notre société et de notre futur, il faut le voir comme un équilibre à trouver et non une voie toute tracée, réservée à quelques-uns, entre décomplexion, volonté et toute-puissance. Le courage s’adresse à tous, que nous nous sentions l’âme d’un héros ou que nous nous sentions pétris d’une grande vulnérabilité. Il s’agit donc aujourd’hui que chaque citoyen et chaque élu se réapproprie le courage. Sortir du sarcasme, du procéduralisme et des lâchetés ordinaires : un travail en solitaire… avec les autres. Une démarche à la première personne… sans inflation de l’ego. Un équilibre délicat à trouver, à créer, à co-construire. 

Et puis relier courage, politique et ré-enchantement, c’est aussi voir qu’être courageux aujourd’hui, c’est regarder ces endroits où les politiciens font leur travail de manière intègre, au service du bien commun. C’est regarder partout où des citoyens se mobilisent et les encourager. C’est arrêter de ne faire que critiquer sans cesse ceux qui s’engagent avec intégrité parce qu’ils ont montré une faiblesse, une incohérence, un passage à vide. Si le courageux était synonyme de l’homme ou de la femme parfait.e, cela reviendrait à dire qu’il n’existe pas. Complexifions donc notre perception du courage et autorisons-nous à en voir des traces tout autour de nous. Car ré-enchanter notre regard fait aussi partie des défis à relever pour construire une société plus juste et une démocratie plus vivante.

Bart Somers : « Refuser ce populisme à bon marché »[31]
Bourgmestre Open-VLD de Malines

C’est spécialement dans les moments difficiles qu’un bourgmestre doit se montrer courageux. Qu’il doit défendre les valeurs humaines et refuser ce populisme à bon marché. Polariser contre des gens est une faiblesse politique. Bien plus : c’est inhumain et cela ne peut aider ni la société ni la ville. Rejeter cette manière de voir a toujours été au cœur de mes convictions politiques. (…) Je ne me demande pas si mon approche peut vaincre le populisme. Je refuse de me poser cette question parce qu’il n’est pas question de tactique ; il s’agit de principes fondamentaux. C’est mon devoir – pas seulement comme homme politique mais d’abord comme citoyen – de me battre pour une ville humaine et contre le leurre du populisme. La pire chose qu’on puisse faire est de se compromettre avec les extrémistes et les populistes. Il faut défendre les principes, les valeurs humaines fondamentales sur lesquelles repose notre société. Cela veut dire que nous avons à défendre l’égalité des hommes et des femmes, le respect de la loi, la séparation entre la religion et l’État, la liberté d’expression. Nous ne pouvons faire de compromis sur cela. Il faut que quiconque, quels que soient son origine, ses parents ou sa religion, ait les mêmes opportunités dans la société. Mais des politiciens de droite oublient souvent de mentionner quelques autres principes de notre société. Pour moi, un des plus fondamentaux est celui-ci : ce qui compte, ce n’est pas votre origine mais votre avenir. Il faut que quiconque, quels que soient son origine, ses parents ou sa religion, ait les mêmes opportunités dans la société. Ce rêve, nous pouvons l’offrir à chacun. 

Notes :

  • [2] Le Vif-L’Express, 6 septembre 2018, p. 29.

    [5] Aux élections communales du 14 octobre 2018, environ 20% des électeurs francophones potentiels n’ont pas voté – soit en ne se rendant pas aux urnes, soit en y exprimant un vote invalide. Les chiffres varient d’une région à l’autre : 81,59% des Wallons et 79,14 des Bruxellois ont (correctement) voté. En Flandre, ils étaient 88,86%. « La tendance lourde est celle d’une participation en baisse », commente Vaïa Demertzis, chercheuse au Crisp (https://plus.lesoir.be/185990/article/2018-10-23/un-francophone-sur-cinq-na-pas-vote-ou-mal-vote?fbclid=IwAR0ZZz-yBs9Kwx7QQ-bIf8kBNTXmZ7rApN0e3ovxhceu03ojUB9tVtDmcwA, 22 octobre 2018).

    [6] Jean Marie FAUX, La démocratie en crise ?, analyse du Centre Avec, 2005 (http://www.centreavec.be/site/la-d%C3%A9mocratie-en-crise).

    [7] Guy COSSEE de MAULDE, La démocratie toujours à construire, analyse du Centre Avec, 2005 (http://www.centreavec.be/site/la-d%C3%A9mocratie-toujours-%C3%A0-construire).

    [8] Jean Marie FAUX, La démocratie, pourquoi ?, Couleur livres et Centre Avec, 2006.

    [9] Guy COSSEE de MAULDE, Obligation de voter : pratique infantilisante ou atout pour la démocratie ?, analyse du Centre Avec, 2016 (http://www.centreavec.be/site/Obligation-de-voter-pratique-infantilisante-ou-atout-pour-la-democratie).

    [10] En Question, n°125, avril-juin 2018, « La politique peut nous ré-enchanter ».

    [11] https://www.levif.be/actualite/belgique/payer-moins-d-impots-non-merci/article-opinion-874871.html

    [12] Bruno DERBAIX, Pour une école citoyenne, La boîte à Pandore, 2018. Voir aussi l’interview de l’auteur dans Le Soir, 25 avril 2018.

    [13] Pour plus d’informations sur les outils mis en place par Jo Spiegel, voir le site de la ville de Kingersheim, et les articles de presse vers lesquels il renvoie : https://www.ville-kingersheim.fr/Democratie/Le-Maire.

    [14] Dans son ouvrage Le bien commun. Éloge de la solidarité (Bruxelles, Labor, 1996), Riccardo Petrella évoque ainsi le bien commun : « L’objet du bien commun est la richesse commune, à savoir l’ensemble des principes, des règles, des institutions et des moyens qui permettent de promouvoir et de garantir l’existence de tous les membres d’une communauté humaine. Sur le plan immatériel, l’un des éléments du bien commun est constitué par le triptyque reconnaissance-respect-tolérance dans les relations avec l’autre. Sur le plan matériel, le bien commun se structure autour du droit de l’accès juste pour tous à l’alimentation, au logement, à l’énergie, à l’éducation, à la santé, au transport, à l’information, à la démocratie et à l’expression artistique » (p. 13).

    [15] Pour aller plus loin à propos de ces trois principes, voir CERAS, rubrique « Doctrine sociale de l’Eglise catholique – Principes » : https://www.doctrine-sociale-catholique.fr/les-principes

    [16] Dans les lignes qui suivent nous relevons les missions et services à propos desquels les pouvoirs publics ont à établir des prises de position en matière de politique fiscale. Il importe d’établir celles-ci en se référant aux principes-valeurs qui inspirent la réflexion et l’action. Pour réaliser ce travail, en annexe 2, nous proposons une « Esquisse de tableau récapitulatif ˮMissions et Services à assumer – Ressources″ / ″Valeurs en jeu – Principes” », qui peut être adapté selon les situations.

    [17] Cette régulation, ayant en vue l’équité, concerne, par exemple, les orientations à donner à l’économie en vue de réduire les inégalités socio-économiques qui portent préjudice au vivre ensemble, d’assurer l’emploi, de protéger l’environnement…

    [18] En 2011, la forêt belge (700.000 ha) appartenait pour 45% à des propriétaires publics – dont Régions (11%) ; communes (28%) ; provinces, centres publics d’aide sociale, fabriques d’église (3%). Voir le site de la Société royale forestière de Belgique  (http://www.srfb.be/fr/les_forets_belgique).

    [19] Dans le tableau en annexe 1, on trouvera les données les plus significatives des recettes de l’ensemble des pouvoirs publics belges en 2011 et 2016.

    [20] À ce sujet, on peut signaler les remarques, fort sévères, faites par la Cour des comptes à propos de certaines opérations de ventes par la Régie des bâtiments (le gestionnaire immobilier de l’État fédéral), dans son 163e Cahier (2006). Ayant examiné les ventes de bâtiments réalisées au cours de la période 2000-2004 (à l’époque des gouvernements Verhofstadt I et II), la Cour juge : « …la prise de décision a manifestement privilégié l’objectif à court terme, à savoir l’équilibre budgétaire » (p. 740) ; et, au vu des conditions de location qui s’en sont suivies, la plupart du temps, « ces ventes n’ont absolument pas été rentables pour les autorités fédérales » (p. 742). Sur le site https://www.courdescomptes.be/FR/Publications/Fiche.html?id=ebc8208f-f14d-484d-bb99-7edaafd9c2ba

    [21] Nous proposons, dans l’annexe 2, un tableau qui peut aider à déterminer les valeurs en jeu à propos des divers services à assumer et des ressources à obtenir. L’énoncé des valeurs et des services ou des ressources n’est pas limitatif, il peut être complété par chacun selon les situations dans lesquelles il est amené à agir. Au regard des missions et services ou des ressources qui sont indiqués en ligne, l’utilisateur cochera les principes et valeurs qu’il importe de prendre en compte dans les situations concrètes où il doit assumer ses responsabilités.

    [22] Nous parlons ici principalement de l’impôt sur le revenu. Il y aurait aussi à examiner, au regard de la justice sociale, la fiscalité patrimoniale : impôt prélevé annuellement sur le capital ; impôt sur la transmission du capital (droit d’enregistrement, succession, donation, taxe sur les plus-values…).

    [23] Ainsi, le plan d’action pour une fiscalité des sociétés équitable et efficace proposé par la Commission européenne en juin 2015 (cf. https://ec.europa.eu/transparency/regdoc/rep/1/2016/FR/COM-2016-682-F1-FR-MAIN.PDF). Pour une mise à jour (2017), voir le document http://www.consilium.europa.eu/fr/policies/ccctb/

    [24] « Un système fiscal équitable implique une contribution de chacun et un régime progressif d’imposition des revenus suppose que les plus lourdes charges pèsent sur les épaules les plus solides », est-il écrit dans l’Accord de Gouvernement (fédéral belge) du 24 octobre 2014 (point 4.1.1. Principes de la réforme fiscale – p.79).

    [25] « Volonté » est pris ici comme conçu dans un sens étroit, comme s’il suffisait de vouloir. Pour explorer plus en profondeur cette thématique, voir Cynthia FLEURY, La fin du courage, Paris, Fayard, 2010, p. 37-42. Sauf contre-indication, les citations de cet article proviennent de cet ouvrage.

    [26] Cynthia FLEURY, op. cit., p. 16.

    [27] Gaëlle JEANMART, « Introduction : Une approche généalogique de questions politiques sur l’actualité du courage », dans Dissensus n°2, septembre 2009.

    [28] Relevons les propos du président français Emmanuel Macron : « Notre société a besoin (…) d’héroïsme. Le défi de la politique aujourd’hui, c’est donc aussi de réinvestir un imaginaire de conquête » (Le Vif-l’Express, 5 avril 2018).

    [29] Pour approfondir la question des conditions sociales du courage voir : « Figures du courage politique dans la philosophie moderne et contemporaine » coordonné par Gaëlle JEANMART et Laurence BLESIN dans Dissensus, n°2, septembre 2009.

    [30] Ce qui ne veut pas dire non imbriquée dans des contextes sociaux particuliers.

    [31] Ce passage est extrait d’une interview donnée par Bart Somers à l’occasion de sa désignation, en 2016, comme « meilleur bourgmestre du monde ». L’intégralité de l’interview est disponible sur : http://www.worldmayor.com/contest_2016/interview-mechelen-mayor.html.