Le 13 mars 2015

Le Traité transatlantique, la mondialisation et le projet européen.

Au service d’intérêts "très particuliers" ?

Dans un post sur son blog du New York Times, le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz disait que « les accords commerciaux sont un sujet qui peut sembler sans intérêt, mais nous devrions tous y prêter attention. En ce moment se préparent des changements en politique commerciale qui menacent de mettre l’Amérique du mauvais côté de la mondialisation »[1].

L’objet des critiques de Stiglitz était le TPP, accord de libre-échange entre les USA et des pays du Pacifique, mais, comme nous le verrons, ce qui vaut pour le TPP vaut aussi pour le TTIP[2], ce traité commercial transatlantique, actuellement en négociations, qui ferait de l’Union européenne et des États-Unis un ensemble commercial gigantesque – pas moins de 46% du PIB mondial.

Tout d’abord quelques précisions. Le Traité transatlantique vise la création d’une zone de libre-échange entre les USA et l’Union européenne. La théorie du libre-échange demande aux États membres de limiter au maximum les restrictions sur les importations et exportations ; les accords de libre-échange ont donc pour objet d’augmenter le commerce à l’intérieur d’une zone. Le TTIP n’est sur papier pas unique en son genre. L’Union européenne a déjà des accords de libre-échange avec ses pays limitrophes, avec les pays méditerranéens, avec une bonne partie du continent sud-américain et des pays indépendants comme la Corée, l’Afrique du Sud ou le Mexique. La Commission européenne négocie actuellement une série d’autres accords de libre-échange : avec les pays d’Asie du Sud-Est (ASEAN), avec le Canada (accords CETA), avec les pays du Golfe Arabique, avec l’Inde, la Malaisie, Singapour ou encore l’Ukraine[3]. Ces accords peuvent parfois prendre des décennies avant d’être signés et ratifiés, suivant la vitesse et les obstacles des négociations.

On le voit, il n’y a rien d’exceptionnel à négocier des accords de libre-échange entre partenaires économiques. Qu’y a-t-il donc de différent dans ce projet de Traité ? Pour répondre à cette question, il faut resituer le TTIP dans l’histoire récente du commerce international.

Mondialisation commerciale
 

Dès les lendemains de la 2ème guerre mondiale, il y a eu des efforts constants, bilatéraux et multilatéraux, pour diminuer les protectionnismes de tous genres et abaisser les droits de douane. L’idée est que le commerce favorise le développement économique et que, avec l’interdépendance créée, les nations auront moins intérêt à se faire la guerre (militairement). Vu par après, la mondialisation du commerce s’est avérée être un des moteurs de croissance économique tout au long du 20ème siècle.

Diminuer les barrières douanières nécessite de la confiance, et il n’a pas été aisé de trouver le cadre nécessaire à cette confiance, notamment pour un pays comme les États-Unis, dont les lignes politiques étaient à la fois isolationnistes et impérialistes.

Création de l’OMC
 

Il a fallu attendre l’année 1996 pour qu’une instance multilatérale voie le jour. L’OMC, Organisation Mondiale du Commerce, née de longues négociations internationales, donne un cadre global de négociations multilatérales. Ses règles, basées sur la non-discrimination, la réciprocité, le caractère exécutoire des accords négociés et signés, la transparence relative, sont censées offrir la confiance suffisante pour que les pays négocient des accords commerciaux.

Ce qui confère à l’OMC un statut d’institution internationale parmi les plus puissantes de ce monde, c’est son pouvoir d’arbitrage. L’Organe de Règlement des Différends (ORD) permet à l’OMC de sanctionner les Etats qui ne respectent pas les accords adoptés[4]. Les sanctions sont des mesures de rétorsion, sous forme de tarifs et de taxes. Il va de soi que de facto ce sont surtout les pays riches et puissants qui ont ce pouvoir de rétorsion, pas les plus pauvres.

À ce jour, la plupart des États du monde font partie de l’OMC. Et paradoxalement, cela fait une dizaine d’années qu’il n’y a plus d’avancées significatives au sein de celle-ci. Les négociations du dernier cycle, dit de Doha, visant à améliorer l’accès aux marchés pour les économies des pays en développement, n’ont malheureusement abouti à rien de conclusif, et les pays riches ont des raisons de battre leur coulpe devant cet échec.

L’échec peut également être lu comme un manque de confiance et de concessions dans un monde multipolaire. Car, en parallèle, on voit poindre çà et là d’autres avancées de libre-échange, négociées en dehors du cadre de l’OMC. La tendance est plus que jamais aux accords de libre-échange bilatéraux. Les principes sont les mêmes (réciprocité, non-discrimination, pouvoirs de sanction, etc.) mais le cadre et les moyens diffèrent.

Historiquement, les accords commerciaux visaient avant tout la réduction des barrières tarifaires, les droits de douanes à l’entrée et à la sortie des échanges internationaux. De nos jours, les droits de douane ne sont la plupart du temps plus très élevés. Ce sont d’autres obstacles qui entravent le commerce. Les barrières dites non-tarifaires regroupent tous les autres obstacles limitant le commerce international : quotas, règlementations sociales, normes sanitaires, normes techniques, normes environnementales, … Le TTIP et les autres accords régionaux s’attaquent avant tout à ces barrières non-tarifaires en visant à créer une harmonisation des règles.

Du point de vue européen, il est étonnant qu’avant de s’engager dans les négociations, on ne se soit pas demandé si cette harmonisation avec un partenaire aussi différent que les USA est souhaitable.

Processus législatif du TTIP
 

Il semble bien y avoir une pression vérifiée des entreprises multinationales pour qu’on s’engage dans ce processus d’intégration économique. De leur point de vue, les barrières non-tarifaires sont coûteuses, complexes et inutiles. Leurs lobbies puissants réclament sans cesse que l’on harmonise les gigantesques marchés européen et américain. Nous avons tendance à porter un jugement réservé sur cette demande : sans être totalement illégitime, elle comporte néanmoins des risques et des menaces pour notre modèle de société.

Dès 2007, les lobbies des chambres de commerce, la Commission européenne et les autorités américaines ont mis sur pied le Transatlantic Economic Council, un conseil de grandes entreprises transatlantiques chargé par l’UE et les USA de préparer l’agenda des négociations. Lorsqu’en 2013, le Conseil des Ministres a donné mandat de négociation à la Commission, le lobby du business a su conserver son statut d’initié tandis que le mandat de négociation est resté sous secret diplomatique jusqu’en octobre 2014 – un secret qui excluait les extérieurs tels les ONG et même le Parlement européen. Une grande partie des exaspérations de la société civile émanent de ce hold-up contre la démocratie.

Un deuxième point de convergence des critiques se concentre autour des dérégulations potentielles. Toutes les normes sociales, sanitaires ou environnementales, souvent plus rigoureuses en Europe qu’aux USA ou dans le reste du monde, sont virtuellement compromises. Et plus encore, un traité de type TTIP compliquera sans doute la tâche du législateur qui voudra adopter à l’avenir des normes plus strictes. Le débat public se souviendra des actions et interpellations autour du fameux poulet désinfecté au chlore (autorisé aux USA, mais pas en UE), du bœuf aux hormones, des OGM ou des pesticides.

Une troisième crainte est que l’Europe ne soit plus maître de son destin. Cela bouleversera également les importations de pays tiers : dans la mesure où l’UE/USA devient une seule et unique zone commerciale de libre-échange, des biens importés aux USA peuvent également être revendus en Belgique.

Rappelons que les USA ont historiquement souvent évité de ratifier des conventions internationales (sur l’environnement, sur le droit du travail, sur les droits de l’homme, etc.). Cette ambivalence au sein de la zone TTIP peut créer des situations très ambiguës. Voulons-nous, Européens, poser les mêmes choix de société, sachant que nos politiques sont souvent drastiquement opposées ? Sera-t-il encore possible de plaider pour une Europe sociale ?

À noter que le TTIP pratique une inversion fondamentale dans l’attribution de ses compétences : il serait applicable à tous les services et produits sauf à ce qui serait libellé comme exception. C’est une première dans l’histoire de nos accords de libre-échange. Jusqu’à présent, un traité ne s’applique qu’aux domaines cités avec exhaustivité.

Arbitrage des litiges
 

Tel que prévu actuellement par le TTIP en négociations, les litiges commerciaux seront arbitrés par des tribunaux d’arbitrage, des mécanismes de règlement de différends. Deux types d’acteurs peuvent saisir les tribunaux : les États et les entreprises/investisseurs. Un investisseur ou une entreprise peut ainsi réclamer des dommages et intérêts à un État. De nature privée, le tribunal est composé d’avocats de grands bureaux. L’arbitrage n’est pas toujours rendu public, il peut être gardé privé et il ne sert pas de jurisprudence pour d’autres cas. Des experts parlent d’un « régime juridique transnational privé ». Ce type d’arbitrage existe déjà dans le cadre de certains traités bilatéraux et est fortement critiqué. Le sociologue Jean De Munck évoque une « modification radicale de l’équilibre des pouvoirs entre États démocratiques et entreprises, de même qu’une bifurcation de la trajectoire de la construction européenne »[5].

Deux exemples. En 2012, l’entreprise énergétique Vattenfall a intenté un procès à l’État allemand devant le centre international de résolution des disputes d’investissements (ICSID), un tribunal d’arbitrage dépendant de la Banque mondiale. Elle se juge lésée par la décision allemande de fermer ses centrales nucléaires, car cela représente pour elle un manque à gagner – Vattenfall exploite deux centrales nucléaires en Allemagne. Vattenfall semble avoir de bonnes chances de gagner son procès et de récupérer jusqu’à 3,7 milliards d’euros. Ou encore, en 2011, l’Australie a légiféré en matière de prévention du tabagisme. Elle interdit désormais de publier des noms de marque sur les emballages de cigarette. Ce que l’entreprise Philip Morris conteste et ce pourquoi elle réclame des dédommagements en vertu des accords de libre-échange signés entre l’Australie, Hong-Kong et les USA.

Pourrait-on se passer de tribunal d’arbitrage supranational ? La Commission européenne prétend que non, le problème étant que le système légal américain n’est pas compétent pour les plaintes liées à des accords internationaux. Il ne serait donc pas possible d’attaquer les Etats-Unis devant une Cour américaine. Or il faut bien un mécanisme de règlement des litiges.

Couronnement des acteurs économiques puissants
 

Ultimement, il faudra poser la question du projet européen. L’Union européenne est-elle un projet politique, tel que l’ont imaginé notamment Schuman, Adenauer et Delors, ou bien est-elle un marché commun ? Ces deux projets sont « partiellement convergents, et aussi partiellement contradictoires »[6]. Le TTIP semble mettre de sérieux bâtons dans les roues de la construction commune européenne. En extrapolant, plus on avance dans la philosophie du libre-échange et plus son modèle de gouvernance économique régionale et mondiale s’opposera à la démocratie, au bien commun de l’humanité et au bien de la planète. Car les litiges commerciaux sont également des litiges environnementaux, sociaux, politiques, sociétaux. Le système entier du libre-échange ne fait à aucun moment référence au bien commun, au développement durable, à la paix des peuples, à la planète… Il est heureux que de plus en plus de voix critiques se fassent entendre, dans tous les milieux.

Le libre-échange, au bénéfice de qui alors ?
 

Les réformes commerciales se vendent toujours par l’argument de la croissance économique. Et pourtant, la question des gains est très controversée. Différentes études de modélisation avancent différents chiffres. Dans le cas du TTIP, même les plus optimistes ne prévoient pas de grands gains économiques, à savoir plus 0,5% du PIB sur dix ans[7]. D’autres sources, plus pessimistes, mettent en doute l’hypothèse de croissance.

Le raisonnement libre-échangiste veut que chaque réforme commerciale ait ses gagnants et ses perdants mais que les gains compensent toujours largement les pertes. Ce raisonnement est fallacieux, car rien n’assure que les dits gains bénéficieront à la société entière. Si les entreprises devaient bénéficier de ces accords commerciaux, y compris de leur arbitrage privé, et que leurs lobbies réclament de surcroit la diminution des redistributions par l’État, financées notamment par les cotisations patronales, par l’impôt des sociétés et par des taxes payées par les entreprises, ou encore la modération salariale des travailleurs, il est légitime de considérer ce lobby comme franchement antisocial.

Pour le redire avec les mots de Joseph Stiglitz, « ce qui rend possible le support aux partenariats commerciaux, c’est la théorie économique bidon démythifiée, qui continue de se répandre principalement parce qu’elle sert les intérêts des plus riches »[8]. Telles que préparées, ces réformes commerciales bénéficieront sans doute aux entreprises, peut-être auront-elles un effet positif sur les indicateurs traditionnels de produit national brut, mais amélioreront-elles les conditions de vie de la classe moyenne ou des plus démunis ? Rien n’est moins sûr.

Notes :