Le 01 juillet 2012

Le monde a faim. Constats et Solutions.

Aujourd’hui, alors que l’humanité possède les moyens de se nourrir dans son ensemble, près d’un milliard de personnes souffrent de la faim – en majorité des personnes qui travaillent la terre. Afin d’expliquer ce douloureux paradoxe, nous nous attardons sur les différents types de personnes qui souffrent de la faim. Ces explications nous permettent de tracer des pistes d’action qui, nous le souhaitons, seront soutenues et mises en œuvre au plus vite afin d’assurer le droit à l’alimentation pour tous. 
 

Le Centre Avec, en collaboration avecPoursuivre[1],a organisé en mars 2012 une conférence-débat sur la sécurité alimentaire mettant autour de la table Olivier De Schutter, rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation et Jean-Jacques Grodent, sociologue, journaliste et homme de terrain de l’ONG SOS-Faim. Cette rencontre est le point de départ du présent document d’analyse et de réflexion.

On se souvient de la flambée des prix des produits agricoles en 2008 et des émeutes de la faim qu’elle a provoquées à Jakarta, au Caire, à Dakar, à la Paz mais aussi de la crise du lait dans les pays du Nord, braquant le projecteur sur des agriculteurs de plus en plus mal lotis. Cette crise conjoncturelle est venue amplifier un problème d’alimentation mondiale beaucoup plus structurel. Faut-il le rappeler, aujourd’hui dans le monde, près d’un milliard de personnes sont sous-alimentées de façon permanente, avec tout ce que cet état comporte de souffrance et d’atteinte à la dignité.[2]

Cartographie de la faim
 

Pour solutionner de manière pertinente le problème de la sous-alimentation, Olivier De Schutter propose de s’intéresser aux types de personnes qui en souffrent. Il en distingue quatre. Le premier concerne les petits producteurs de nourriture, cela représente 500 millions de petits paysans qui cultivent plus ou moins un hectare, essentiellement pour leur subsistance. Ce sont eux qui sont le plus touchés par la famine. Les surplus qu’ils parviennent éventuellement à dégager, ils les écoulent au moment des récoltes lorsque les prix sont très bas. Il n’est pas rare qu’ils doivent, 3-4 mois plus tard, en période creuse, au moment où les prix sont élevés, racheter de la nourriture à un prix beaucoup plus élevé que celui auquel ils ont vendu ces récoltes. Or, si ces paysans consomment toute leur production, ils n’ont plus de quoi semer l’année suivante ; s’enclenche alors le cercle vicieux d’une pauvreté qui devient chronique. Par ailleurs, il arrive que les paysans doivent mettre leur terre en gage pour payer des études, des médicaments,… Finalement beaucoup de ménages ruraux en viennent à abandonner leur terre parce qu’ils n’arrivent plus à joindre les deux bouts.

La deuxième catégorie des personnes qui ont faim est celle des travailleurs agricoles sans terre, souvent saisonniers, souvent des travailleurs migrants qui ont franchi des distances importantes afin de trouver de l’emploi sur des grandes plantations. Il s’agit d’un travail particulièrement précaire : les salaires sont extrêmement bas, les travailleurs ne possèdent pas de contrat de travail, les conditions de sécurité sont inexistantes, ils ne peuvent pas faire valoir leur droit contre les grands propriétaires… Ces personnes vivent dans une extrême pauvreté parfois proche de l’esclavage, tant est grande leur dépendance par rapport aux propriétaires des terres. Sur les 450 millions de personnes dans cette situation, 250 millions se trouvent en insécurité alimentaire. Les frontières entre les petits producteurs et les travailleurs sans terre sont très mouvantes.

La troisième catégorie est celle des populations qui dépendent des forêts, des rivières et des mers, pour la chasse, la cueillette et la pêche. 150 millions d’entre eux ont faim. Ce sont des populations qui, comme les paysans, dépendent de l’accès aux ressources naturelles pour leur subsistance et qui par conséquent sont particulièrement affectées par les changements climatiques. Et, enfin, la dernière catégorie est celle des pauvres des villes, souvent d’anciens paysans qui ont migré vers les villes parce que leurs activités n’étaient plus viables. On estime que 250 millions de personnes extrêmement pauvres sont des pauvres urbains qui vivent à la lisière des grandes cités dans des bidonvilles qui ne sont pas desservis par les services publics, qui n’ont pas de distribution d’eau, d’électricité et qui vivent d’emploi très précaires dans l’économie informelle.

A partir de cette cartographie émerge un douloureux paradoxe : ce sont en grande partie les personnes qui produisent de la nourriture qui ont faim. Ce constat impose de chercher les dysfonctionnements d’un système agroalimentaire qui a délaissé ces populations.

Une agriculture vivrière délaissée par les pouvoirs publics
 

Dans les années 60-70, l’ensemble des pays nouvellement indépendants se sont engagés dans de grands investissements afin d’enclencher leur développement. Ces pays ont dû exporter des matières premières afin d’acquérir des devises étrangères permettant d’acheter des technologies pour leur industrialisation. Les producteurs agricoles ont donc été encouragés à se dégager de l’agriculture vivrière pour s’engager dans l’agriculture d’exportation.

Dans les années 70-80, ces pays qui avaient un avantage comparatif dans la production de biens agricoles et qui par conséquent avaient consacré une partie importante de leurs activités économiques dans ce secteur, ont connu une détérioration des termes de l’échange. De plus, la banque centrale américaine, à cette époque, a quadruplé les taux d’intérêts, les pays ont été contraints d’emprunter pour rembourser leur dette. Ces éléments conjugués ont provoqué une crise de la dette dans les pays en développement qui se sont trouvés en incapacité de payement. Pour remédier à cette crise de la dette, les institutions financières internationales ont imposé aux pays en développement endettés des plans d’ajustement structurel qui consistaient à rééquilibrer le budget d’Etat en réduisant leurs dépenses.

Dans le domaine de l’agriculture, les Etats, après la colonisation, avaient pris en charge toute une série d’activités qui soutenaient directement ou indirectement les producteurs agricoles, telles que des coopératives d’Etat qui achetaient les productions à un prix déterminé, qui commercialisaient les engrais, qui procuraient les semences… Tous ces services ont été éliminés dans les années 70 et 80 avec les « plans d’ajustement structurel » imposés par le FMI (Fonds Monétaire International). Avec cette sortie de l’Etat du secteur agricole, en lui-même très peu organisé, l’agriculture est devenue une agriculture de survie, sans capacité d’investir et de renouveler les outils pour renforcer sa rentabilité. Il y a ici une contradiction importante dans la stratégie politique qui est de réclamer d’un Etat de se désinvestir d’un secteur dont une large partie de la population dépend. Et il est difficile d’imaginer que c’est par cette voie qu’un réel développement peut être atteint.

De fait, les plans d’ajustement structurel imposés par le FMI ont mis en danger la sécurité alimentaire de nombreux pays. La suppression des subventions aux aliments de base − comme en Zambie − à l’achat de pesticides, d’engrais minéraux, des semences − comme au Ghana − la suppression des tarifs douaniers qui protégeaient les producteurs nationaux d’une concurrence mondiale inégale − comme à Haïti − ont fait passer ces pays de l’autosuffisance alimentaire à la famine et à l’extrême pauvreté[3].

Olivier De Schutter explique que le retrait de l’Etat du secteur agricole a accru la vulnérabilité des paysans à la volatilité des prix sur les marchés agricoles qui sont extrêmement imprévisibles. L’agriculture présente cette difficulté particulière qu’il faut investir au moment de l’ensemencement, c’est-à-dire 5 ou 6 mois avant que les produits puissent être sur les marchés. Il est très difficile, par conséquent, pour les paysans de planifier la production en connaissant ce qu’ils peuvent risquer d’investir puisqu’ils ne savent pas quels seront leurs bénéfices. Un investissement important implique souvent la mise en gage des terres. Si les récoles sont mauvaises, alors les paysans doivent céder leur terre à leur créancier. Cette volatilité est beaucoup plus pénalisante pour les petits agriculteurs qui n’ont pas un capital sur lequel se replier en cas d’échec. Même si cet échec n’arrive que tous les 5 ou 6 ans, il peut avoir des conséquences fatales pour les ménages qui vivent sur le fil. Cette situation est très présente aujourd’hui. On estime que 75% des personnes qui vivent avec moins d’un dollar par jour sont dans les zones rurales et la pauvreté urbaine est souvent le résultat de cette ruine de l’agriculture familiale.

Parallèlement au désinvestissement des Etats du Sud dans leur agriculture, les pays de l’OCDE pratiquent des politiques agricoles fortes. Ils soutiennent leurs agriculteurs leur permettant de produire à des coûts nettement inférieurs qu’au Sud. Avec l’ouverture du commerce mondial, les producteurs du Sud se sont trouvés en concurrence sur leur marché local avec les producteurs de Nord fortement subsidiés. Bien des producteurs, incapables de concurrencer leurs homologues des pays industrialisés, ont dû abandonner leurs activités ne pouvant tout simplement plus en vivre. C’est ainsi que peu à peu les bidonvilles gonflent et l’agriculture vivrière est délaissée.

Le peu d’efforts qui ont été consentis en matière agricole l’ont été en faveur de l’agriculture d’exportation. Le commerce international, qui pourtant ne représente que 15% des échanges agricoles, a très largement orienté les politiques agricoles menées dans les pays en développement. Des investissements ont été réalisés pour construire des voies de communication, des infrastructures de stockage, non pour nourrir la population locale mais pour développer les filières d’exportation qui amènent des devises étrangères dans les caisses de l’Etat.

Olivier De Schutter explique que ces politiques, visant à privilégier les filières d’exportation, ont été la source d’une dualisation de l’agriculture. Les moyens et grands producteurs capables d’investir pour passer à un mode d’agriculture industriel intensif ont profité de cette évolution, alors qu’un très grand nombre de paysans ont été marginalisés, incapables qu’ils étaient d’opérer cette transition vers une agriculture capitalisée. Pour devenir compétitive, la petite agriculture familiale doit investir dans son exploitation, ce qui nécessite un capital que bien des ménages n’ont pas. Cette capitalisation de l’agriculture amène une disparition des petites et moyennes exploitations. C’est vrai dans les pays du Sud, c’est vrai également en Europe où 30.000 fermes disparaissent en moyenne par an[4]. Ce processus qui se développe à grande vitesse est source de nouveaux marchés pour les vendeurs d’intrants, source de profit pour les agriculteurs qui parviennent à opérer cette transition mais aussi source de beaucoup d’insécurité pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent opérer cette transformation considérable.

Les politiques ont sous-estimé la nécessité de soutenir la capacité productive des petits agriculteurs pour sortir leur pays de la faim et de la pauvreté. Ces agriculteurs ont finalement été relégués à une agriculture de subsistance alors que de grosses entreprises, souvent occidentales, ont développé une agriculture industrielle d’exportation censée pouvoir nourrir tout le monde. Or, ces petits producteurs n’ont pas d’alternatives sur lesquelles se replier, il n’y a pas de secteur industriel qui puisse les employer. Quant aux entreprises agroindustrielles, elles produisent pour les pays du Nord.

La faillite du libre échange
 

Selon les théories économiques classiques, le libre échange doit régler les problèmes de crises alimentaires, les zones excédentaires devant alimenter les zones déficitaires. Chaque grande région doit se spécialiser dans la production des biens dont elles possèdent l’avantage comparatif, ce qui permet de faire des économies d’échelle et ainsi d’augmenter la productivité. Le Vietnam se spécialiserait dans le poulet, la Chine dans le riz, le Brésil dans les oranges,… et le tout serait échangé sur de grands marchés internationaux. La production agricole doit être orientée en fonction des prix qui traduisent un équilibre trouvé entre l’offre et la demande. Toute intervention de l’Etat est à éviter car elle causerait des distorsions qui viendraient fausser cet équilibre. L’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), par exemple, conteste la gratuité de l’aide alimentaire car elle pervertit le marché. Les Etats ne doivent pas donner aux pays en crise leurs surplus en nature car aucun prix n’est fixé, ce qui fausse l’équilibre entre offre et demande. L’aide doit être achetée sur les marchés internationaux. Ainsi l’Inde a été rappelée à l’ordre parce qu’elle créait des stocks de nourriture pour permettre aux plus pauvres d’acheter les produits moins chers, ce qui constitue une intervention de l’Etat qui porte atteinte au libre jeu du marché. De façon plus générale, c’est cette théorie qui prévaut dans les institutions financières internationales qui édictent les plans stratégiques de réduction de pauvreté des pays du Sud.

Jean Ziegler rapporte le raisonnement des agents de ces institutions qu’il a eu l’occasion de rencontrer lors de son mandat de rapporteur spécial aux Nations-Unies pour le droit à l’alimentation, ainsi que celui des grands groupes agro-alimentaires, principaux acteurs du commerce international : « [Selon ces organismes], la faim constitue effectivement une tragédie scandaleuse, elle est due à la productivité insuffisante de l’agriculture mondiale, les biens disponibles ne couvrent pas les besoins existants. Pour lutter contre la faim, il faut donc accroitre la productivité, objectif qui ne peut être obtenu qu’à deux conditions : premièrement une industrialisation aussi intense que possible des processus, mobilisant un maximum de capitaux et les technologies les plus avancées : semences transgéniques, pesticides performants,… Avec pour corollaire l’élimination des myriades de fermes réputées « improductives » de l’agriculture familiale et vivrière ; deuxièmement, la libéralisation aussi complète que possible du marché agricole mondial. Seul un marché totalement libre est susceptible de tirer le maximum des forces économiques de production. Tel est le credo. Toute intervention normative dans le libre jeu du marché, qu’elle soit le fait des Etats ou des organisations interétatiques, ne peut qu’entraver le développement des forces de production. »[5]

Or, la crise de 2008 n’a pas été qu’un problème d’offre insuffisante mais aussi un problème d’accessibilité. Quant au libre-échange censé contribuer à la prospérité de tous, il provoque en réalité des échanges particulièrement inégaux qui ont contribué à l’appauvrissement des pays du Sud (et à l’enrichissement des pays du Nord) et à l’abandon de l’agriculture vivrière. Sans agriculture vivrière, la population dépend pour se nourrir de biens importés, ce qui la rend vulnérable à la fluctuation des prix sur les marchés internationaux. Or, en raison des sécheresses qui se font de plus en plus répétitives avec le changement climatique, d’une demande accrue dans les pays émergents, de l’allocation des terres à la production d’agrocarburants, de l’augmentation du prix du pétrole…, les prix des biens agricoles ont tendance à augmenter. Cette augmentation est accentuée par le fait qu’en cas de risque de famine, les pays exportateurs ferment leur frontière pour garantir leur sécurité alimentaire, ce qui provoque une rareté sur les marchés internationaux et donc des prix qui augmentent. Ajoutez à cela la spéculation qui accentue les mouvements de fluctuations des prix et cela donne une bonne idée de la précarité engendrée par la dépendance aux marchés internationaux.

Dans ces situations de fluctuation et en particulier d’augmentation des prix, ce sont les pays et les populations pauvres qui sont le plus touchées. L’offre préfère toujours alimenter la demande qui peut payer le plus. Il est plus intéressant d’exporter son riz vers l’Europe où il sera acheté à 1,40/kg que vers le Sénégal où il sera acheté à moitié prix. Si l’ouverture au commerce mondial met des producteurs à la productivité très inégale en concurrence entre eux, elle met également sur le même marché des consommateurs qui ont des revenus disproportionnés. Dans ce monde, soit tu as de l’argent, soit tu meurs de faim.

Si l’équilibre entre offre et demande sur les marchés internationaux se fait par les signaux que donne l’évolution des prix, qu’en est-il de la demande non-solvable ? Deces 2,6Milliards de personnes qui vivent avec moins de deux dollars par jour ? Comme le rappelle Jean-Jacques Grodent, la crise alimentaire de 2008 n’était pas due à un manque de disponibilités, il existait des stocks de produits agricoles. Ce qui a provoqué la crise alimentaire de 2008, c’est un problème d’accessibilité. Des millions de personnes n’ont pas pu se nourrir parce qu’elles n’avaient pas accès aux produits. Ils coutaient trop cher : lorsqu’un ménage consacre 80% de son budget à son alimentation et que le prix de cette alimentation double, elle doit se passer de 60% de cette alimentation. La source du problème est ici la pauvreté, source que le commerce international ne saurait solutionner puisqu’il ne s’intéresse qu’à la demande solvable.

L’accaparement des terres
 

Olivier De Schutter explique que dans beaucoup de régions, notamment en Afrique subsaharienne, les agriculteurs n’ont pas de titre sur les terres qu’ils cultivent pourtant parfois depuis des générations. La terre est considérée comme propriété domaniale de l’Etat. Les paysans en ont l’usufruit. Beaucoup de gouvernements en Afrique subsaharienne considèrent qu’ils peuvent donner la terre à des investisseurs qui se présentent à eux et qui payent un prix qu’ils estiment adéquat. Il s’agit d’achat − souvent à des prix dérisoires − de prêts ou de dons. Par exemple, au Sénégal, des terres particulièrement fertiles sont attribuées à des proches du pouvoir sans limite de temps et avec une exemption d’impôt sur les 99 premières années[6].

Dans ces cessations de terres, l’avis des paysans qui les cultivent n’est pas sollicité. Olivier De Schutter donne cet exemple : une entreprise de café allemande avait reçu du gouvernement ougandais des terres importantes, vierges de tout occupant. En en prenant possession, cette entreprise a découvert des ruines suspectes et certains bâtiments encore debout. En réalité, la population qui vivait là avait été expulsée pour lui laisser le champ libre. Selon Olivier De Schutter, ce genre de situation est malheureusement assez commun.

L’argument de la Banque mondiale, qui finance ce qu’on peut appeler ce vol de terre, est que les occidentaux sont mieux à même de faire fructifier les terres. Ils sont en effet capables de produire 10 tonnes de blé par hectare par an alors que les locaux n’en produisent que 600-700 kg. Les transcontinentales qui viennent s’implanter y voient un échange Win-Win dans la mesure où elles construisent des infrastructures, créent de l’emploi, augmentent la production nationale et transfèrent des savoirs et des techniques. Ces investissements privés peuvent effectivement être utiles quand un pays n’a pas les moyens de mettre en œuvres des politiques de développement de son secteur agricole. C’est le pari du gouvernement éthiopien qui a accepté les investisseurs étrangers, en comptant que dans vingt ou trente ans ils seront partis en laissant des routes, des systèmes d’irrigation… en d’autres termes une agriculture devenue productive. Il existe des investissements privés qui sont bons et utiles pour l’agriculture familiale, qui investissent en amont et en aval de la production par un soutien technique durable, par l’organisation des paysans en coopératives, par la facilitation d’un accès aux semences, aux moyens de stockage, aux communications, aux marchés… mais c’est plutôt l’exception que la règle. Le problème est que ces investisseurs privés n’ont pas tellement d’intérêt à soutenir la production pour le marché local. Cela ne les intéresse pas vraiment non plus de traiter avec de petits agriculteurs dispersés sur le territoire : cela représente des coûts de transaction trop importants. Ce n’est donc pas spontanément que les entreprises investiront dans les filières agricoles porteuses de développement. Les investisseurs étrangers préfèrent faire produire des moyens et des gros producteurs pour l’exportation.

Un autre problème est que ces entreprises touchent aux droits sur les terres. Ce qui est présenté comme un échange Win-Win devient alors une recolonisation des pays en développement. Il n’y a en général pas de compensation pour les paysans qui vivaient des terres octroyées aux transcontinentales. De plus, leur expulsion s’accompagne souvent de menaces, d’assassinats ou de « disparitions »[7]. S’ils sont engagés dans les exploitations, les paysans vivent dans des conditions proches de l’esclavagisme, ils sont très peu payés, il n’existe pas de normes de sécurité et ils sont en contact avec des produits toxiques. Par ailleurs, les exploitations sont clôturées de telle sorte que les paysans et les nomades n’ont plus accès à l’eau, aux forêts et aux pâturages, des conflits peuvent naitre autour des ressources, l’eau est surexploitée et polluée par les entreprises,… [8]

De plus, la population locale ne bénéficie pas de la nourriture produite par ces entreprises. La terre, de plus en plus convoitée, est l’objet d’une concurrence entre une population pauvre au pouvoir d’achat très faible et les consommateurs riches. L’UE, par exemple, a besoin pour sa consommation de 640 millions d’hectares de terre. 640 millions d’hectares, c’est à peu près une fois et demi la surface du l’UE. Nous utilisons donc plus de terre que nous en possédons. En outre, comme nous ne cultivons pas toutes nos terres, 60% des terres que nous utilisons sont des terres virtuelles qui sont le résultat de nos importations. Lorsque la terre devient une marchandise, le plus offrant peut se permettre de l’acquérir, sinon directement, au moins en payant les propriétaires pour qu’ils y produisent ce dont il a besoin. Si bien qu’il y a aujourd’hui des pays à déficit alimentaire qui exportent parce que les consommateurs européens peuvent payer plus cher que les communautés locales. Il en ira de même tant que l’alimentation et les terres qui permettent de la produire sont de simples marchandises qui répondent, non pas à la loi du besoin le plus important, mais à la loi du pouvoir d’achat le plus élevé.

La mesure habituelle pour protéger les usagers de la terre contre le risque d’accaparement de terre est d’octroyer des titres de propriété. Ce genre de programmes de titrement présente cependant le danger que, s’ils ne sont pas accompagnés de ressources permettant d’augmenter la productivité, ils accélèrent la marchandisation de la terre. Les paysans en difficultés mettent leur terre en vente, ce qu’ils ne peuvent faire s’ils n’en ont que l’usufruit. Ce qui conduit à une concentration agraire et ouvre la porte à la spéculation[9]. Pour éviter ce phénomène, il est nécessaire de rendre l’agriculture familiale productive, viable et même rentable pour ceux qui la pratiquent.

Depuis quelques années une nouvelle demande pèse sur la terre : les agrocarburants. Selon Olivier De Schutter, 1/5 voire 1/4 de ce qu’on appelle l’accaparement de terre est lié à des projets de production d’agrocarburants. Encore un fois, des espaces de culture sont alloués à la production d’agrocarburants pour satisfaire une demande solvable plutôt qu’à la culture vivrière. L’accaparement des terres pour la production d’agrocarburants se fait avec la même brutalité envers la population locale que ce que nous venons de décrire.

Pour prendre l’exemple du Brésil, il a substitué une partie importante de ses terres de l’agriculture vivrière à l’agriculture de cannes à sucre pour faire du carburant, il a donc privé les paysans qui en vivaient de leur moyen de subsistance. Par ailleurs, en destinant ces terres à la production d’agrocarburant, le Brésil augmente sa dépendance des marchés internationaux alimentaires, il doit importer les denrées qu’il ne produit plus lui-même. Cette dépendance des marchés aggrave l’insécurité alimentaire et cette nouvelle demande fait augmenter les prix mondiaux. Concernant l’allocation des terres à la production d’agrocarburants, Jean Ziegler a ces mots particulièrement forts : « Produire des agrocarburants avec des aliments est criminel sur une planète où les gens meurent de faim, détourner des terres vivrière et brûler de la nourriture en guise de carburant constituent un crime contre l’humanité. »[10] Avec un plein, un enfant mange pendant un an…[11]

Des multinationales trop puissantes
 

Au fil des années, on a assisté à une fusion de plus en plus importante des différentes firmes de l’agro-industrie. Septante cinq pour cent du commerce international de céréale est entre les mains de cinq entreprises : Cargill, ADM, Bunge, Glencore et Louis Dreyfus. Ces transcontinentales contrôlent toutes la chaine agroalimentaire, des semences à la distribution en passant par les engrais et les pesticides, la transformation et le transport. Cette concentration leur donne un pouvoir considérable sur les prix et plus largement sur l’accès à l’alimentation au niveau mondial : par exemple, ces entreprises préféreront toujours écouler leurs productions au moment où les prix sont les plus hauts. Elles disposent d’infrastructures nécessaires pour retenir leurs productions et faire monter artificiellement les prix, elles savent également pratiquer un dumping qui tue les petits et moyens producteurs.

Autre conséquence de cette concentration, si les prix sur les marchés internationaux des matières premières augmentent, les agriculteurs ne sont pas en mesure de négocier une meilleure rémunération pour leurs récoltes et les consommateurs continuent à payer un prix élevé car l’acteur en face d’eux est trop puissant. Cela dit, Olivier De Schutter souligne que, paradoxalement à cela, plus la concentration est forte, plus les firmes intermédiaires peuvent proposer un prix décent aux agriculteurs. En effet, elles n’ont aucune raison de payer des prix extrêmement bas puisqu’il n’y a pas de concurrent. Au contraire, ces firmes ont intérêt à ce que ces agriculteurs continuent à produire, sans quoi elles n’auront plus de matières premières à transformer.

Le problème de ces grandes firmes est qu’elles sont invisibles. Nous n’achetons pas du Cargill dans les grandes surfaces, ni du Glencore. Olivier De Schutter, qui a tenté de convoquer des représentants de ces entreprises dans le cadre de son mandat de rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation, n’est pas même parvenu à trouver un interlocuteur qui lui réponde. Ce manque de transparence et de contrôle de ces entreprises, malgré le pouvoir qu’elles exercent et leur influence sur les gouvernements, pose un problème très sérieux.

Que faire
 

Pour commencer, cette citation de Jean Ziegler qui permet d’en finir avec tout fatalisme : « Il existe de nombreuses causes à la sous-alimentation mais l’humanité a les moyens de les éliminer qui sont connus et étudiés. Des milliers de pages sont couvertes de projets et d’études de faisabilité »[12]Voyons quelques-unes des solutions qui pourraient être mises en place.

Rebâtir des marchés locaux

Une première solution portée par ceux qui défendent le droit à l’alimentation serait de rebâtir des systèmes agroalimentaires locaux voire régionaux. Il faut sortir de la monomanie d’orienter les politiques vers l’agriculture d’exportation. Il s’agirait de garantir aux paysans l’accès aux marchés locaux, de construire des routes, d’aménager des moyens pour les paysans afin qu’ils puissent transporter leurs récoltes vers les villes, de prévoir des silos pour stocker les récoltes dans les villages afin que les paysans puissent choisir le moment où écouler leur production. Il est nécessaire de relier les consommateurs des villes aux producteurs qui peuvent être seulement à 30 ou 40 km mais qui paraissent être au bout de la terre tant les voies de communication sont mauvaises une bonne partie de l’année. Cela permettrait à la fois aux paysans d’avoir un meilleur revenu grâce à un meilleur accès au marché et aux consommateurs des villes de ne pas dépendre entièrement du riz importé ou, pire encore, des aliments transformés qu’ils trouvent dans les rayons des supermarchés souvent trop gras et faibles en micronutriments. Reconnecter producteurs et consommateurs, c’est permettre à ces derniers d’avoir une alimentation composée de produits frais, nutritifs et locaux. Comme le fait remarquer Olivier De Schutter, s’il y a un problème de sous-alimentation dans les pays en voie de développement, il y a également un problème de malnutrition. En effet, le prix des fruits et des légumes exportables vers les marchés de l’OCDE ont augmenté dans les PVD au détriment de la capacité pour les populations locales d’en bénéficier. Elles se replient alors sur des régimes plus monotones, moins riches en micronutriments. Privilégier les marchés locaux permettrait d’éviter cela.

Le développement des marchés locaux implique une cohérence des politiques internationales de nos gouvernements. La Belgique et l’Europe ne peuvent à la fois être en faveur des accords de libre échange incluant l’agriculture et souhaiter par ailleurs développer l’agriculture familiale. L’agriculture familiale du Sud ne pourra jamais décoller si elle est en concurrence avec une agriculture mécanisée et subsidiée, venant du Nord. A ce titre, la quasi-totalité des syndicats, des ONG et de nombreux Etats du Sud demandent que l’accord sur le commerce des biens agricoles soit exclu de la compétence de l’OMC et que la nourriture soit considérée comme bien public[13]. Dans la même perspective de cohérence, la politique agricole commune (PAC) de l’Union européenne ne doit pas avoir pour vocation de nourrir le monde, cela compromettrait la survie aussi bien des paysans du Sud que ceux du Nord. En effet, cet objectif ne pourrait être rempli qu’en passant à une agriculture industrielle intensive, ce qui porterait préjudice à l’agriculture paysanne. Or, Jean-Jacques Grodent s’inquiète des orientations de la future PAC actuellement en chantier et qui s’écarte fondamentalement de la position de soutien à l’agriculture familiale.

Par ailleurs, il est important de ne pas baser le bon fonctionnement des échanges de denrées alimentaires sur l’unique signal que peut donner le prix mais de faire se rencontrer les différents acteurs. De réunir les paysans, des représentants des firmes de transformation, de distribution, de consommateurs qui, ensemble se demanderaient s’ils ont un système agroalimentaire durable, si les producteurs sont assez payés, s’ils ne vont pas arrêter de produire, si une trop grande part de la valeur dans la chaine alimentaire n’est pas captée au détriment du consommateur pauvre,… Le dialogue entre ces acteurs garantirait un système plus durable que celui induit par l’équilibre trouvé entre l’offre et la demande solvable. Finalement, une certaine coopération entre les différents acteurs est souvent plus profitable que la mise en concurrence : les entreprises de transformation ont intérêt à payer un prix suffisamment stable et rémunérateur si elles veulent que les producteurs continuent à produire et à produire pour elles. La mise en place d’une forme de commerce équitable en somme.

L’agriculture durable

Un deuxième axe serait le développement d’une agriculture durable ou d’une agroécologie qui conçoit l’agriculture non sur le mode linéaire de l’industrie mais sur le mode cyclique de la nature. Beaucoup soutiennent que la modernisation de l’agriculture se fera par une industrialisation toujours plus poussée. Pourtant, un rapport réalisé par 400 scientifiques indépendants[14] à travers le monde a démontré que le modèle agroécologique, en intégrant les coûts monétaires et environnementaux des intrants dans leur production et dans leurs usages, est un modèle plus efficace et plus productif que le modèle industriel très consommateur en intrants et qui produit de nombreux déchets. L’agroécologie considère les déchets comme des intrants qui, par exemple, permettront de fertiliser les sols : le fumier de l’étable pourra servir de fertilisant des sols. Cela amène à repenser la séparation entre élevage, agriculture et foresterie, il y a une complémentarité naturelle entre plantes, animaux et arbres qui, si elle est exploitée, permettrait des systèmes agricoles beaucoup plus durables. L’agroécologie n’est pas seulement une agriculture plus durable, c’est aussi une agriculture à moindre coût puisqu’elle fait des économies d’intrants.

Dans la même veine, pour lutter contre la faim, il est nécessaire de soutenir l’agriculture familiale. Augmenter les revenus des petits paysans serait une manière de faire reculer la pauvreté rurale. En effet, ces agriculteurs ont une grande propension à consommer dans l’économie locale et donc à y réinjecter les suppléments de revenu que permet une meilleure productivité. L’effet multiplicateur sur le développement rural est donc beaucoup plus important avec ce type d’investissements qu’avec l’investissement dans les grosses exploitations. Par ailleurs, l’argument régulièrement avancé en faveur de l’agriculture paysanne est que les paysans qui exploitent une terre en ont une connaissance fine et ont un intérêt à la maintenir productive pour leurs enfants qui en hériteront, alors qu’une entreprise se préoccupe peu du maintien des sols : elle ira produire ailleurs une fois la terre épuisée.

Quant à ceux qui se demandent si ces agriculteurs seront capables de nourrir leurs concitoyens, l’exemple de la Chine les en assurera. Rares sont en Chine les grandes exploitations, ce sont 600 millions de petits paysans qui cultivent en moyenne 0,65 hectare de terre et qui nourrissent 1,3 milliard de Chinois. La Chine, si on fait exception de l’importation importante de soja pour nourrir le bétail, est auto-suffisante sur le plan des grandes céréales. Olivier De Schutter explique ce succès par deux facteurs : d’abord au milieu des années 80 et pendant une période de 4-5 ans, une certaine privatisation a eu lieu. Tout en respectant les apparences, les Chinois sont allés vers un régime de droit de propriété privée sur les terres et d’un droit pour les producteurs de vendre sur les marchés une partie de la production, ce qui l’a stimulée de manière remarquable. D’autre part, des biens collectifs et des services publics sont fournis au niveau du village. Par exemple, les agriculteurs ont accès à des petits motoculteurs, ils ont des ventes en commun, etc. Cet exemple nous montre toute la pertinence d’un investissement dans l’agriculture familiale en favorisant l’accès aux outils, aux moyens de tractions, aux infrastructures routières, en irriguant, etc. Il reste dans le secteur de l’agriculture familiale une grande marge de progression pour améliorer la productivité des terres qui peuvent être exploitées dans le respect de l’environnement, bien avant qu’il ne faille recourir aux engrais chimiques ou aux OGM.

Lutter contre la spéculation

Pour permettre l’accès de tous à l’alimentation, il est impératif de réguler les transactions financières pour empêcher la spéculation. La spéculation amplifie la variation des prix. Dès lors, comment un producteur pourrait-il investir dans son exploitation s’il n’est pas sûr de vendre ses récoltes à un prix suffisant pour rentabiliser son investissement ? Il s’agirait donc d’établir une fourchette, avec un prix plancher qui ne soit pas trop bas pour que le producteur puisse vivre de la vente de ses récoltes et un prix plafond qui ne soit pas trop élevé pour que le consommateur puisse avoir accès aux produits.

La lutte contre la faim implique l’abolition totale et immédiate de la spéculation[15] sur les denrées alimentaires. Pour ce faire, il faudrait accorder à la Conférence des Nation Unies pour le Commerce et le Développement (CNUCED) le mandat que réclame Heiner Flassbeek, économiste en chef de cette institution. Ce mandat permettrait le contrôle mondial de la formation des prix boursiers des matières agricoles. Sur les marchés à termes, seuls désormais les producteurs, les marchands et les utilisateurs de matières premières pourraient intervenir. Quiconque négociant une de ces matières devrait être contraint à livrer le bien négocié sous peine d’être exclu de la bourse[16]. Cela implique également de lutter contre les paradis fiscaux où sont domiciliés les spéculateurs.

Développer une meilleure gouvernance des systèmes agroalimentaires

Trop souvent, des solutions technocratiques ont été imposées du haut vers le bas sans que les personnes concernées aient été consultées. Les gouvernements ne pourront réussir à lutter de manière durable contre la faim et la malnutrition que s’ils acceptent d’être soumis à la surveillance de l’opinion publique, de faire participer les organisations paysannes et les populations pauvres en général à la prise de décision et à l’évaluation des politiques à mettre en œuvre. L’utilisation d’indicateurs pour mesurer le progrès, la mise sur pied d’institutions indépendantes pour l’évaluer, en d’autres termes la bonne gouvernance est indispensable pour la réussite des politiques qui garantiront le droit à l’alimentation. Cette bonne gouvernance ne se réduit pas à la bonne gestion des fonds publics mais implique également la possibilité de participation des citoyens dans les prises de décision qui les concernent, la reddition des comptes, le renforcement des capacités des citoyens à participer à la vie publique ou encore la lutte contre la corruption. Cela implique également de veiller à ce que les fonds débloqués massivement après la crise alimentaire ne soient pas accaparés par les entreprises agroalimentaires mais profitent bien à l’agriculture vivrière.

Pour mettre en œuvre le droit à la souveraineté alimentaire, il est nécessaire de dépasser les cadres nationaux et de développer une gouvernance mondiale qui mette ce droit au centre. Il existe aujourd’hui trois institutions onusiennes : le Fonds International de Développement Agricole (FIDA), banque d’aide au développement qui a pour mission de financer le développement agricole et rural dans les pays en développement, le Programme Alimentaire Mondial (PAM), institution humanitaire dont la mission est de répondre aux besoins alimentaires d’urgence en cas de crise, et la Food and Agriculture Organization (FAO) dont la mission est d’améliorer les niveaux de nutrition, la productivité agricole et la qualité de vie des populations rurales et contribuer à l’essor de l’économie mondiale. Elles représentent des esquisses d’une gouvernance mondiale qui malheureusement peine à se mettre en place. Parce qu’elles manquent de moyens, mais aussi parce qu’il existe d’importants conflits d’intérêts entre les différents pays en fonction de leur niveau de développement et de leur degré de souveraineté, des différences également dans la façon dont ils soutiennent leurs agriculteurs ou encore s’ils sont plutôt importateurs ou exportateurs de produits agricoles[17]… ces divergences nationales rendent difficile une gouvernance mondiale interétatique. Ajoutez à cela le lobbying des transcontinentales agroalimentaires sur les gouvernements du Nord qui tirent profit de l’absence de règles internationales et l’on aperçoit la difficulté de ces instances à faire respecter le droit à l’alimentation. Ces institutions doivent absolument être soutenues afin que ce droit soit garanti.

Une bonne gouvernance des systèmes agroalimentaires implique également que les rapports de force internationaux soient rééquilibrés. Quatre vingt un pour cent du commerce mondial est contrôlé par les pays industriels, autant dire que ce sont eux qui fixent les règles du jeu. Au sein de l’OMC, les pays riches ont une myriade de techniciens capables d’interpeller l’OMC, de déposer des plaintes pour « entrave » au commerce alors que les pays en développement sont en général représentés par trois ou quatre techniciens en charge de l’ensemble des dossiers de leur pays. Les choses évoluent, le cycle de Doha est aujourd’hui bloqué grâce à une coalition de pays en développement et de pays émergents qui remettent en cause la libéralisation du commerce des produits agricoles[18] . Il n’en reste pas moins que le système de gouvernance au sein de l’OMC doit être entièrement repensé et que les capacités de plaidoyer des PVD doivent être renforcées.

Dans le même ordre d’idées, il faudrait assurer la responsabilité extraterritoriale des Etats. En effet, aujourd’hui un paysan spolié de ses terres doit s’adresser à sa juridiction nationale qui souvent fonctionne mal, voire est liée au gouvernement complice de la spoliation. Il faudrait que ces paysans puissent porter plainte devant la justice du pays du siège de l’entreprise qui a usurpé leur terre. L’économie s’est internationalisée, la politique et la justice doivent l’être aussi.

L’action citoyenne

La société civile a un rôle important à jouer dans la mise en œuvre du droit à l’alimentation. Au Nord d’abord, l’exemple belge : la coalition contre la faim[19] rassemblant plusieurs ONG qui a permis de recentrer les politiques agricoles de développement sur l’agriculture paysanne est une belle victoire. En effet, à la suite du plaidoyer que cette coalition avait mis en œuvre depuis 2002 et qui dénonçait le désinvestissement des politiques en matière d’agriculture et en réponse à la crise alimentaire, le gouvernement belge s’est engagé à faire passer le budget de la coopération au développement consacré à l’agriculture de 5% à 10% en 2010 et à 15% en 2015. L’administration a modifié son cadre politique en matière d’agriculture et de sécurité alimentaire pour l’orienter vers l’agriculture familiale durable et a créé un point focal sur l’agriculture qui a pour fonction d’organiser la synergie entre les acteurs et la cohérence des politiques. Tous les accords de coopération signés en Belgique doivent s’inscrire dans cette dynamique de soutien à l’agriculture durable familiale. Cette vision poussée par la Belgique dans les instances européennes, a été reprise dans la nouvelle résolution de la politique européenne en matière de sécurité alimentaire. Le cadre politique existe donc, reste à le rendre praticable. Le plaidoyer qu’exerce cette coalition auprès du gouvernement est renforcé par l’expérience de terrain des organisations membres qui garantissent leur expertise. Cette coalition pourra encore augmenter son influence en se coordonnant au niveau européen.

Au Sud, les organisations paysannes qui se structurent peu à peu sont des acteurs incontournables pour identifier les renforcements techniques à effectuer, le choix des politiques à mener ou encore le contrôle des budgets pour éviter la corruption. Les organisations paysannes sénégalaises par exemple ont créé un réseau d’organisations paysannes pour toute l’Afrique de l’Ouest. Il arrive que la Banque mondiale les invite autour de la table de négociation afin de négocier des axes d’interventions et d’investissements. L’idéal serait de généraliser et de systématiser ces consultations. Mais il y a encore trop peu de prise en considération des organisations paysannes dans la détermination des programmes. Pourtant, ce sont les paysans qui connaissent le mieux la terre qu’ils exploitent, qui connaissent les modalités de travail et donc qui sont le mieux à même de désigner les besoins qu’ils ont en matière de renforcement, de rentabilité, d’efficience, de commercialisation, etc.

En conclusion, nous sommes de moins en moins dans une société de la rareté, la faim n’est donc ni une fatalité ni une nécessité comme on l’a longtemps cru sous l’influence de la pensée malthusienne[20]. Comme le souligne Jean Ziegler « Le temps où les besoins incompressibles des hommes étaient confrontés à une quantité insuffisante est aujourd’hui révolu »[21]. La faim dans le monde est directement ou indirectement due à des causes anthropologiques. Les pistes d’action tant techniques que politiques que nous venons d’évoquer montrent que le drame de la faim dont souffrent aujourd’hui près d’un milliard d’individus n’est pas une fatalité. Si elle est le résultat de stratégies politiques, elle peut également être vaincue par des mesures politiques. Jean Ziegler le rappelle avec justesse, l’agriculture et l’échange des produits agricoles ne sont pas que des activités économiques, elles ont un lien avec la vie sur terre. Face aux personnes qui souffrent de la faim, c’est le sentiment d’une commune humanité qui interpelle nos consciences et nous somme d’agir.

Notes :

  • [1] Poursuivre est une association qui a pour but l’éducation permanente des personnes en âge de fin ou de post activité professionnelle et qui se tiennent fidèles à 4 attitudes : se tenir à jour, vivre son âge, être utile et rechercher le sens.

    [2] Dans la première partie de son livre Destruction massive, Jean Ziegler fait une description poignante des ravages de la faim dans la vie des personnes qui en souffrent. Cette description permet de sortir d’une vision comptable du problème en mettant un visage et un récit de vie sur cette situation. Ziegler J., Destruction massive : Géopolitique de la faim, Paris, Editions du Seuil, 2011.

    [3] Jean Ziegler, op.cit., p. 162 et pp. 181-184.

    [4] CNCD, CSA, Oxfam solidarité, SOS-Faim, Souveraineté alimentaire : un agenda pour agir,www.sosfaim.be/pdf/position_doc/jma_agendapouragir_souverainetealimentaire_08.pdf, p. 26.

    [5] Jean Ziegler, op.cit., p. 162.

    [6] Jean Ziegler, op.cit., p. 322.

    [7] Fernando Lopez, lors du séminaire Environnement et justice sociale. Regards croisés Nord-Sudorganisé par le Centre Avec, a fait un témoignage interpellant des violences commises par des entreprises envers les populations locales avec lesquelles il travaille en Amazonie. Vous pouvez lire son témoignage dans les actes du séminaire, disponibles sur ce lien : www.centreavec.be/pages/Activites_conferences.htm. Vous pouvez également vous les procurer en vous adressant au secrétariat du Centre Avec : secretariat@centreavec.be.

    [8] Jean Ziegler, op.cit., p. 314.

    [9] Notons que certaines terres acquises par des investisseurs internationaux et, en particulier, les fonds d’investissement des Etats-Unis ne sont même pas exploitées. Ces fonds anticipent l’augmentation du prix des terres en raison d’une demande croissante et espère un retour sur leur investissement. Il s’agit ici d’une forme de spéculation particulièrement inquiétante.

    [10] Jean Ziegler, op.cit., p. 284.

    [11] Il faut également souligner que, quoique largement répandue, l’idée que l’énergie végétale constitue l’arme miracle contre le réchauffement climatique est largement infondée. Cet argument fait l’impasse sur les coûts environnementaux de la production de ces végétaux qui nécessite énormément d’eau : 4.000 litres pour un litre de Bioéthanol et d’énergie fossile. Si bien que la production de Bioéthanol augmente les émissions de CO2 dans l’atmosphère au lieu de les diminuer. Voir « The real cost of biofuel », The New York Times, 8 mars 2008, cité par Jean Ziegler, op.cit., p. 256.

    [12] Jean Ziegler, op.cit., p. 337.

    [13] Jean Ziegler, op.cit., p. 198.

    [14] Il s’agit de l’International Assessment of Agricultural Science and Technology for Developement. (I.A.A.S.T.D.). Le rapport intitulé Agriculture at a Crossroads est disponible à l’adresse suivante : www.agassessment.org

    [15] La spéculation selon l’économiste britannique Nicolas Kaldor est « l’achat ou (la vente) de marchandise en vue d’une revente (ou d’un rachat) à une date ultérieure, en anticipation d’un changement de prix en vigueur et non en vue d’un avantage résultant de leur emploi, ou d’une transformation ou d’un transfert d’un marché à un autre. » in Ziegler J., op.cit., p. 288.

    [16] Proposition reprise par Jean Ziegler in Ziegler J., op.cit., p. 304.

    [17] A ce sujet, voir aussi Claire Wiliquet, « Commerce international des produits agricoles. L’Union européenne, entre la main invisible et la société civile », analyse du Centre Avec, février 2011. Disponible sur www.centreavec.be.

    [18] Idem.

    [19] Cette coalition lancée en 2002 est composée d’ONG belges qui travaillent sur les politiques belges contre la faim et en particulier sur les politiques de coopération. Pour plus d’informations : www.pfsa.be/spip.php?rubrique93.

    [20] Selon Malthus, la population croît alors que la nourriture et la terre qui la produit sont limitées ; la faim (et les épidémies) réduit le nombre d’hommes et permet de garantir l’équilibre entre les besoins incompressibles et les biens disponibles. Selon lui, l’Etat ne doit donc pas intervenir pour éviter la faim. In Jean Ziegler, op.cit., p. 106.

    [21] Jean Ziegler, op.cit., p. 334.