Le 01 juin 2011

Pour une justice environnementale

Le tournant du siècle est marqué par la prise de conscience, de plus en plus vive et généralisée du danger mortel que notre mode de vie et notre économie mondialisée font courir à la planète. Justice sociale et environnement ont désormais partie liée. Il faut actualiser l’idée de justice et chercher à comprendre ce que cela veut dire, quelles sont ses implications dans le domaine de l’environnement. Après avoir précisé la notion complexe de justice sociale et rappelé très brièvement la situation de profonde injustice créée par l’évolution de la société capitaliste mondialisée, l’auteur examine successivement comment la justice sociale doit être globale, c’est-à-dire s’étendre à tous les humains, et intergénérationnelle, c’est-à-dire tenir compte des générations à venir. Il tente ensuite de définir ce que pourrait être une justice environnementale : la gestion juste (au double sens de justice et de justesse) de la maison terre pour le bien commun de tous ses habitants présents et à venir. 
 

La justice sociale
 

La justice est une notion – une réalité – infiniment complexe. L’idée fondamentale est d’assurer à chacun ce qui lui revient comme le sien, ce qui lui est dû. C’est ce qui distingue la justice de la charité, où je donne à l’autre de ce qui est mien. La justice sociale est la justice appliquée à la société dans son ensemble. Dans son analyse sur la Justice sociale, Guy Cossée de Maulde renvoie à une définition du nouveau Theo : « La justice appliquée au domaine économique est ce qu’on appelle la justice sociale. Dans la doctrine chrétienne, elle exprime une exigence fondamentale, celle de la participation harmonieuse de tous les hommes aux richesses économiques que Dieu a mises à la disposition de tous »[1]. Encore ne faut-il pas entendre « le domaine économique » dans un sens restreint : il s’agit en fait de tout ce qui permet à l’être humain de s’épanouir dans la dignité, d’avoir accès à « une vie bonne »[2]. Une première approche – essentielle – de cette « vie bonne » est définie par la « Déclaration Universelle des Droits de l’Homme » et les différentes Déclarations particulières et législations qui la complètent. Les « droits économiques et sociaux » sont reconnus et affirmés dans de nombreux documents nationaux (comme la Constitution belge) et internationaux[3]. Encore faut-il que les personnes y aient effectivement accès. Dans sa très perspicace réflexion sur la justice, Amartya Sen montre bien que ces droits – qu’on peut considérer comme « ressources » – restent lettre morte s’ils ne s’accompagnent de « capabilités » ou capacités effectives de les exercer[4]. Un regard, même très rapide, sur l’évolution récente du monde et son état actuel montre à l’évidence que ces capacités sont loin d’être universelles et même ne cessent de reculer.

Il y a certes, au niveau mondial, une prise de conscience de la persistante et intolérable pauvreté d’une grande partie de l’humanité. C’est la problématique du développement, dont les avatars et les retards sont constatés, chiffrés et analysés régulièrement par le « Programme des Nations Unies pour le Développement ». Sans remonter plus loin, la Communauté Internationale s’est donnée, au tournant du siècle, « les Objectifs du Millénaire »[5]. Hélas, d’année en année, non seulement les objectifs ne sont pas réalisés mais, sur plusieurs points essentiels, la situation empire.

C’est que les affirmations de principe, les bonnes intentions et même les engagements les plus généreux ont peu de prise réelle sur l’organisation économique du monde à l’heure de la mondialisation néo-libérale. Depuis l’explosion de celle-ci, dans la dernière décennie du siècle passé, le pouvoir de la finance est devenu absolu, la recherche du profit a pris la première place et les inégalités – entre personnes et entre sociétés et pays – se sont creusées à donner le vertige. Dans la compétition internationale, les grands pays émergents apportent un surcroît de tension. S’il faut certes se réjouir de leur sortie de la pauvreté et espérer que leur essor rééquilibre les jeux de pouvoir au sein de la communauté internationale, il faut bien constater qu’ils s’engagent dans la spirale capitaliste sans beaucoup d’égards pour les droits des personnes, y compris dans leurs propres populations. La crise financière de 2008 a peut-être ébranlé des certitudes mais, après le recours aux États pour sauver la situation, le cours des choses a repris et le système n’a pas été fondamentalement remis en question…

Une urgence nouvelle…
 

Pourtant une évidence longtemps occultée est en train de s’imposer à la conscience commune : celle du caractère limité des ressources de la planète, ainsi que de la progressive détérioration et des risques majeurs que le développement technologique et économique lui fait subir. Depuis l’avènement de la modernité, à travers les successives révolutions industrielles, l’homme (occidental en tout cas) s’est comporté comme s’il était maître absolu de la nature, comme si les ressources de celle-ci étaient inépuisables et qu’il était en droit d’en disposer comme il voulait pour ses besoins et son profit. Cette conviction tacite mais fondamentale était largement partagée ; on ne mettait pas en question la productivité. La justice sociale était seulement requise ultérieurement pour le partage équitable des produits et des profits. Il ne peut plus en être ainsi aujourd’hui[6].

Il n’est pas nécessaire de détailler ici les risques dont nous prenons de plus en plus conscience : épuisement des ressources (énergies fossiles, sol, eau…), réchauffement du climat, perte de la bio-diversité, pollutions diverses, feu nucléaire, épidémies… Depuis quelques années, les divers aspects de la problématique s’imposent à l’opinion publique et font l’objet des préoccupations des pouvoirs politiques à tous les niveaux. Dans nos pays, il y a déjà longtemps que cette problématique est sortie des rangs précurseurs des Ecolos pour s’imposer à tous les partis politiques. Au niveau international, depuis Kyoto (1992) les Conférences se sont succédé, avec des résultats divers. On a, semble-t-il, dépassé le stade de la sonnette d’alarme tirée par quelques esprits clairvoyants. Il est d’autant plus étonnant que le « système » capitaliste mondial, sous ses différents aspects – notamment le fonctionnement de la finance et la culture « consumériste » – continue à dominer.   

Une nouvelle réflexion sur la justice sociale est devenue nécessaire. Désormais justice sociale et environnement sont devenus deux notions, deux réalités et deux préoccupations inséparables. On ne peut plus exploiter le monde n’importe comment. La justice ne peut plus se limiter à un partage équitable de la richesse produite ; elle doit s’étendre aux modes de production, à l’usage des technologies…, en un mot, à la gestion même de la planète pour le bien commun de tous. Ce sont les contours de cette nouvelle justice que nous voudrions essayer de tracer.

Une justice globale
 

Plus que jamais, cette justice doit être globale. Nous sommes dans un monde unifié, « globalisé », dont toutes les composantes sont étroitement interdépendantes. Mais un monde aussi, absolument pas homogène, marqué par de profondes inégalités. La prise de conscience de sa finitude et de sa fragilité donne une nouvelle et tragique acuité au problème. Dans l’ancienne perspective d’une croissance illimitée exploitant un monde inépuisable, on pouvait encore parler de développement des moins favorisés en termes de rattrapage ou – pire encore – d’avantage mutuel[7]. Aujourd’hui les ressources diminuent et des menaces surgissent de toutes parts. La concurrence est devenue vitale.

Déjà les habitants des pays pauvres (dits « en développement » ou même « moins avancés ») sont les premières victimes des nouvelles pénuries : désertification, manque d’eau, changements climatiques. Profonde injustice : ils risquent d’être les premières victimes – ils le sont déjà en maints endroits – d’un réchauffement de la planète dont ils sont les moins responsables. Ironie du sort : ils sont aussi victimes des remèdes que le monde développé met au point pour remédier à la perte de certaines ressources. Nous pensons aux cultures intensives de végétaux dits « agro-carburants » pour remplacer le pétrole en voie d’extinction : occupant de vastes étendues de terres fertiles en Amérique latine ou en Asie, elles remplacent les cultures maraîchères et entraînent l’insuffisance alimentaire et l’exode forcé des populations. Enfin, déjà atteints ou gravement menacés plus que les autres par les pénuries et les risques de l’évolution actuelle, les plus pauvres ont aussi moins de moyens d’y faire face.

Dans son beau livre, déjà cité, « L’idée de Justice », Amartya Sen cite une lettre du philosophe utilitariste James Mill qui évoque la famine de 1816 en Angleterre : « Un tiers de la population doit mourir » et « Ce serait une bénédiction de les déposer dans les rues, sur les routes et de les égorger comme des cochons »[8]. Plus personne n’oserait parler ainsi aujourd’hui et c’est pourtant vers un massacre silencieux de foules entières qu’on se dirige si la communauté mondiale ne change pas radicalement ses habitudes. Le souci de l’environnement donne une urgence proprement vitale à la question du développement et en radicalise les données.

Nous nous trouvons dans une aporie dont on ne pourra sortir que par le haut : par une profonde conversion des mentalités et des politiques. Il n’est pas possible de renoncer au développement des pays pauvres, ni au progrès social des pauvres dans chaque société. La persistance, voire l’aggravation de l’extrême pauvreté est un scandale intolérable. La possibilité d’accès ou « capabilité » de tous les humains aux droits fondamentaux décrits par les Déclarations nationales et internationales reste un objectif impératif pour la Communauté internationale. Or, selon des habitudes profondément ancrées, le progrès économique et social est pensé jusqu’aujourd’hui, principalement sinon uniquement, en termes de développement industriel et d’accès au marché mondial des produits de consommation. C’est vrai pour les collectivités comme le montre l’exemple des grands pays émergents. C’est vrai pour les individus comme le révèle, par exemple, l’analyse des motifs qui poussent les personnes les plus « avancées » des pays pauvres à émigrer. À cet égard, l’effet de « miroir aux alouettes » de l’Occident, toujours enfermé dans le rêve de la croissance et de la consommation illimitées, est profondément néfaste. La justice exige le développement et le développement tel qu’on l’a pensé jusqu’ici, qu’on continue à en entretenir l’espoir, est devenu non seulement impossible mais suicidaire.

On ne pourra (ou pourrait) en sortir que par un renouvellement radical de la conception même du développement humain. Celui-ci ne peut plus être conçu en termes purement quantitatifs comme accès à un certain niveau de vie mais de façon plus globale comme accès à une qualité de vie. « Développement de tout l’homme et de tout homme », disait déjà Paul VI dans l’encyclique Populorum Progressio[9]Mais pour que cela soit possible – universellement, globalement – il faut que soit brisée la spirale de la mondialisation capitaliste. Le développement plus impératif que jamais d’une grande partie de l’humanité ne sera possible que s’il est mis fin à la dynamique inégalitaire et au délire consumériste qui continuent à dominer aujourd’hui l’ordre (ou le désordre) économique mondial. C’est l’affaire des responsables économiques et politiques de tous les pays (et des experts qui peuvent les inspirer). C’est aussi celle des simples citoyens, consommateurs et êtres humains que nous sommes, dans les pays dits développés, invités à adopter de nouvelles manières de voir, d’acheter, de consommer, de vivre. Dans notre monde d’aujourd’hui, monde de la pénurie et du risque, cette remise en question est inéluctable. 

Une justice intergénérationnelle
 

Elle l’est évidemment encore bien plus si nous envisageons l’avenir. C’est le point de vue de la justice intergénérationnelle. Dès 1987, le Rapport Brundtland invitait à tenir compte de cette dimension en définissant la notion nouvelle de « développement durable » (sustainable) dans les termes suivants : « Un développement qui réponde aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs »[10]. Remarquons bien que la préoccupation première est celle du développement, de répondre aux « besoins » des plus démunis d’aujourd’hui. Le constat que nous venons de faire de la difficulté de réaliser une justice globale dans le système actuel, voire de l’échec persistant de cet objectif, ne fait que rendre plus aiguë la question de la justice intergénérationnelle.

Cependant, dans l’évaluation prospective de l’évolution des choses, et dès lors dans le discernement des décisions à prendre à long terme, la part de l’aléatoire et du discutable est encore beaucoup plus grande que quand on discute des politiques à mener aujourd’hui. Les ressources énergétiques s’épuisent et on est déjà en mesure de dire, par exemple, quand les réserves de pétrole seront épuisées. Mais ne trouvera-t-on pas de nouvelles sources d’énergie, de nouvelles technologies qui utilisent de manière plus économique celles dont on dispose encore ? On peut évaluer de façon précise le degré d’élévation de la température du globe en fonction des émanations de gaz à effet de serre en fonction de leur production actuelle. Mais on ne peut que difficilement apprécier l’impact que pourront avoir les politiques proposées dans les Conférences internationales. Interfère aussi le facteur démographique : quelle sera l’évolution de la population ? Va-t-elle se stabiliser, s’homogénéiser ? Quelles seront les avancées de la technologie, de la médecine ? Quel sera l’impact des mouvements sociaux et culturels, des religions et des idéologies, anciennes et (peut-être) nouvelles ? Tant de facteurs, naturels et humains, interviennent quand on veut prévoir et surtout construire l’avenir !

Reste l’urgence. Comme le note la Commission pour la Société et les Affaires sociales des évêques allemands : « Le changement du climat avance plus vite que le développement de la prise de conscience écologique, que la capacité scientifique et technologique de maîtriser la situation et surtout que la volonté politique de prendre les décisions nécessaires »[11]. On peut sans doute étendre cette affirmation à l’épuisement des ressources et à toutes les autres menaces que notre mode de produire et de consommer fait peser sur notre avenir. En des temps déjà anciens, la Conférence des Églises à Séoul avait introduit la préoccupation alors nouvelle de l’environnement en termes de « sauvegarde de la création » (Justice, Paix et Sauvegarde de la Création)[12]. Aujourd’hui, sans mauvais jeu de mots, c’est de sauvetage qu’il faut parler…

On objectera peut-être : s’il est déjà si difficile – pour les gens ordinaires comme pour les décideurs – de s’ouvrir à la dimension globale de la justice, ne le sera-ce pas davantage encore par rapport à la dimension intergénérationnelle, étant donné le caractère toujours aléatoire des prévisions ? Il semble toutefois qu’on peut tabler sur une véritable solidarité entre les générations. Il est normal que les parents se soucient de l’avenir de leurs enfants, que chaque être humain qui se consacre à une tâche ou entreprend un projet se préoccupe de ce qu’il pourra en advenir, à plus ou moins brève échéance. Et comme la menace environnementale concerne tout le monde, la dimension intergénérationnelle est peut-être bien, finalement, mieux et plus directement perçue que la dimension globale. Mais quoi qu’il en soit de la prise de conscience effective, la justice sociale – entendue comme accès harmonieux de tous aux biens nécessaires à une vie bonne – s’étend nécessairement aux générations futures. Nous ne sommes pas maîtres absolus du futur mais nous avons en tout cas la responsabilité de prendre soin de la planète autant qu’il est en notre pouvoir, de ne pas la détruire, d’en gérer les ressources pour le bien de tous, y compris ceux qui ne sont pas encore nés. De quel droit pourrions-nous dire : « Après nous le déluge ! » ?

Une justice environnementale ?
 

Faut-il aller plus loin ? Y a-t-il une justice spécifiquement écologique ou environnementale, une justice à l’égard de l’environnement ou de la nature elle-même ? Toute une réflexion se développe aujourd’hui dans ce sens. Elle replace l’être humain dans le réseau de tous les êtres qui composent la nature. Ceux-ci ne sont pas seulement son environnement (« Umwelt » en allemand, le monde autour) dont il userait à son gré ; ils constituent avec lui (« Mitwelt », le monde avec) un seul réseau solidaire où les droits sont partagés[13]. Cette conception implique l’idée que chaque créature a une valeur intrinsèque et doit être respectée pour elle-même. Mais peut-on parler vraiment de droit, de justice et de solidarité en dehors des relations entre humains ? Il y a un problème de praticabilité : qui ferait entendre la voix des animaux, des végétaux, de la nature en général ? Il y va surtout de la juste conception de l’évolution du monde et du rôle – de la mission – de l’être humain à la pointe de cette évolution.

La nature en elle-même est injuste. Elle l’est en ce sens que ses ressources sont très inégalement réparties entre les régions du globe. Elle l’est aussi en ce sens qu’avant l’émergence de l’être humain, l’équilibre des écosystèmes dépend purement et simplement de rapports de force : la « loi de la jungle », terme que l’on emploie proprement pour le monde animal, régit en fait l’histoire entière de l’Univers et de la vie. Mais dès que l’être humain apparaît, il déséquilibre l’écosystème : il « invente » le feu, l’outil, il explore peu à peu les secrets de la nature et en exploite les dons ; surtout il découvre le « tu », l’autre en face de lui, la relation. Il invente la tendresse, la compassion, le rire, l’échange, l’hospitalité… Il invente aussi le contraire : la haine, le mépris, la convoitise, l’orgueil, la volonté de puissance… Nous sommes passés à un stade absolument nouveau, celui de la liberté : de la justice et de l’injustice, de la solidarité et de la compétition[14].

Impossible de parcourir ici, même sommairement, les étapes du développement de l’humanité dans son rapport avec la nature. Pendant longtemps, c’est avec une sorte de respect, voire de crainte religieuse que l’être humain recueille les fruits, cultive les ressources que la nature lui offre. Dans les religions premières, les grandes forces de la nature sont vénérées comme des divinités : le ciel, la terre, la mer, la montagne, la forêt… Encore aujourd’hui, des Indiens des Andes vénèrent telle « mère montagne ». L’attitude est profondément respectable car en elle s’exprime une juste vision de l’équilibre des choses. Elle n’est pas forcément en contradiction avec la vision biblique et chrétienne : celle-ci, il est vrai, désacralise le monde (ou en tout cas le « dédivinise ») en en faisant l’œuvre du Dieu créateur et en l’ordonnant à l’homme. Même si la parole de Dieu dans la Genèse :  « Multipliez, emplissez la terre et soumettez-la » a pu parfois justifier un usage prédateur des ressources du monde, comme certains le reprochent à l’Église, il ne manque pas, dans la Tradition chrétienne, de témoignages de respect et d’admiration pour la beauté et la bonté de la nature. Évoquons seulement certains psaumes ou tel passage de l’Épître aux Romains qui englobe la création tout entière dans l’espérance de l’humanité. La note juste a sans doute été trouvée par Saint François d’Assise dans son cantique des créatures. Il les appelle « frères » et « sœurs » et les reçoit comme des dons précieux de la libéralité du Créateur. C’est dans la même mouvance qu’est apparue, dans les années 80, la notion de « sauvegarde de la création », étroitement liée à celles de paix et de justice. La justice environnementale apparaît ainsi comme le prolongement nécessaire de la justice sociale et pourrait se définir comme l’attitude humaine juste, au sens de justesse[15], c’est-à-dire adaptée, adéquate, respectueuse à l’égard de la création.

La création n’est pas un sujet de droit en face de l’être humain. L’être humain est inscrit dans la création mais celle-ci lui est tout entière ordonnée, elle trouve en lui son sens. Cela veut dire aussi qu’elle lui est confiée, non pas comme un objet dont il pourrait faire ce qu’il veut (selon l’exécrable formule qui définit le droit de propriété « ius utendi et abutendi ») mais comme un trésor précieux dont il a à prendre soin et qu’il doit gérer le mieux possible pour le bien commun. Nous ne sommes pas les propriétaires de la terre, nous en sommes les intendants. Nous prenons conscience aujourd’hui que nous avons été, que nous sommes de très mauvais intendants. Nos modes de production et de consommation épuisent les ressources de la terre et produisent des nuisances qui en menacent la survie. Non seulement nous ne parvenons pas à établir dans le présent un juste partage des biens entre tous les habitants de la terre (in-justice globale) mais nous mettons en danger la terre elle-même (in-justice environnementale) au mépris total des générations à venir (in-justice intergénérationnelle).

Ces trois dimensions de la justice sont étroitement liées. Elles ne font que déployer tout le contenu de cette justice sociale que nous évoquions en commençant et que la tradition théologique catholique définit comme « la destination universelle des biens »[16]. Ce qui est vraiment nouveau, c’est que l’exigence de justice ne concerne plus seulement le partage des produits de l’industrie humaine mais qu’elle remonte désormais aux modes de production et d’exploitation. Elle met profondément en question, dans tous ses aspects, l’organisation économique mondiale, c’est-à-dire en définitive la gestion du bien commun fondamental, notre planète.

La terre est notre maison commune. « Terre-patrie », écrivait, il y a quelques années déjà, Edgar Morin. Elle est confiée à la sagesse, à la diligence, à la conscience des humains. Quels que soient nos aveuglements, la force de nos habitudes, le déchaînement de nos convoitises, n’est-il pas possible de croire quand même qu’il y a en nous autre chose : un goût de la vie, un souci des autres, dans le présent et à venir (nos enfants), une créativité et une générosité qui nous permettront d’inventer un autre avenir et en tout cas de ne pas détruire de nos propres mains la maison qui nous a été confiée.     

Notes :

  • [1] Le nouveau THEO, l’encyclopédie catholique pour tous, Paris, Mame, 2009, cité par Guy COSSEE de MAULDE, Justice sociale. Un engagement personnel et public aux dimensions planétaires. Analyse du Centre Avec, mai 2010, p. 1. (www.centreavec.be).

    [2] L’expression est empruntée à Paul RICOEUR, « Le soi et la visée éthique », 7e étude dans Soi-même comme un autre. Paris, Seuil, coll. Essais 330. Voir aussi « La société, la vie bonne et l’humainement souhaitable », dans La démocratie, pourquoi ? Réflexion philosophique et chrétienne sur les fondements de la démocratie. Éd. Couleur livres/Centre Avec, 2006, pp. 28-31.

    [3] Citons seulement, à titre d’exemple, les articles 22 à 27 de la Déclarations Universelle des Droits de l’Homme de 1948, la Charte Communautaire (Communauté Européenne) des Droits fondamentaux des Travailleurs (1990), l’article 23 de la Constitution belge (introduit en 1988).

    [4] Amartya SEN, L’idée de Justice. Paris, Flammarion, 2009, (en particulier, 3e partie : Les matériaux de la justice, pp. 277-379).

    [5] Les « Objectifs du Millénaire » ont été adoptés par 189 États en 2000 et devraient en principe être atteints en 2015.

    [6] Pour l’analyse de cette évolution fondamentale, voir Ulrich BECK, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité. Paris, Flammarion (Champs Essais), 2008, en particulier le chapitre 1er : « Logique de la répartition des richesse et logique de la répartition des risques », pp. 35-90.

    [7] Par « rattrapage » nous entendons l’idée, depuis longtemps abandonnée, que le sous-développement n’était qu’un retard temporaire dans le développement. La théorie de « l’avantage mutuel » défendue par plusieurs économistes est que l’accroissement global de la richesse, même très inégalement répartie, rendrait moins pauvre l’ensemble de l’humanité, même les plus pauvres.

    [8] Op.cit. (note 4), p. 461.

    [9] PAUL VI, Encyclique « Populorum Progressio » sur le développement des peuples, n° 14.

    [10] « Notre avenir à tous », Rapport publié en 1987 par la Commission sur l’environnement et le développement des Nations Unies, sous la présidence de Mme Go Harlem BRUNDTLAND.

    [11] Commission pour la Société et les Affaires Sociales des Évêques allemands, Climate Change : A Focal Point of Global, Intergenerational and Ecological Justice. (Rapport d’experts), Bonn, 2006, n° 34.

    [12] Le programme « Justice, paix et sauvegarde de la création » a été lancé par le Conseil Œcuménique des Églises, lors de son Assemblée de Vancouver, dès 1983 et a surtout fait l’objet de l’Assemblée de Séoul en 1990.

    [13] Sur ces notions, nous nous inspirons de Thorsten PHILIPP , Grünzonen einer Lerngemeinschaft. Unmweltschutz als Handlungs-,Wirkungs- und Erfahrungsort der Kirche. München, OekomVerlag, 2009, en particulier pp. 67-74. Cet ouvrage considérable fait le point sur l’enseignement et l’engagement des Églises, en particulier de l’Église catholique, en matière d’environnement.

    [14] Nous nous inspirons dans cette évocation de l’ouvrage d’Edgar MORIN et Anne-Brigitte KERN, Terre-patrie. Paris, Seuil, 1993, particulièrement pp. 52-53 et 60-63.

    [15] Ce rapprochement entre « justesse » et « justice » nous est inspiré par Guy COSSEE de MAULDE, analyse citée à la note 1.

    [16] Cette doctrine traditionnelle de l’Église a été rappelée et clairement formulée par le 2e Concile du Vatican dans la Constitution Pastorale Gaudium et Spes, n°69.