Le 01 mars 2009

Pour une solidarité renouvelée. Par-delà les pièges de l’évolutionnisme social

Cette analyse veut lancer une série de pistes de réflexion critique sur la présence, le plus souvent à notre insu, d’une pensée évolutionniste au niveau social et cela dans différents espaces, notamment la coopération au développement. En effet, une telle réflexion est particulièrement importante pour comprendre comment la majorité de la population mondiale n’a finalement pas été prise en compte dans une manière occidentale et unilatérale de voir le monde. Or, cette exclusion de la pensée de l’autre, de sa manière « d’être au monde » et de concevoir l’espace et le temps est lourde de conséquences. L’auteure commence par revenir sur l’origine de la pensée « d’évolution » et de « progrès » en sciences sociales. Elle signale ensuite la manière dont cette forme de pensée est présente aujourd’hui, notamment dans l’idée de « développement ». Elle termine enfin par quelques remarques sur l’idée de croissance.

Aux origines de la pensée de l’autre[1]
 

A partir du XVIème siècle, la conquête de l’Amérique et les conquêtes coloniales mettent l’Europe aux prises avec des réalités qu’elle ignorait. Comprendre cette altérité radicale face à laquelle s’est retrouvé l’Occident n’était pas une mince affaire. Comment intégrer cette diversité dans la pensée occidentale ?  La pensée balançait entre l’image du « bon sauvage » et du « sale chien ». Comment comprendre en effet ces autres qui ne sont ni chrétiens ni monogames et dont les coutumes heurtent la morale de l’Europe ?  Tant de questions et de controverses qui surgissent de la confrontation à l’altérité, dont on ne mesure pas toujours la portée aujourd’hui, mais dont la résolution, notamment dans les sphères intellectuelles, a eu d’importantes conséquences sur nos manières d’appréhender la différence.

La grille de lecture peu à peu adoptée par l’Occident pour comprendre les autres cultures fut celle de l’évolutionnisme social, courant de pensée qui culmina au XIXème siècle.

L’évolutionnisme social postule la hiérarchisation de la culture le long d’une ligne temporelle qui va de la plus grande sauvagerie à la plus grande civilité. Bien entendu, la culture de référence par rapport à laquelle s’ordonnent toutes les autres et qui constitue l’aboutissement du processus, est la culture occidentale des classes dominantes. Les différents penseurs évolutionnistes utilisent des arguments biologiques (via des campagnes de mesure des crânes), mais aussi sociopolitiques et culturels pour justifier cette hiérarchisation.

Pour Lewis Henry Morgan, l’humanité est ainsi divisible en trois stades successifs : le stade primitif (les chasseurs-cueilleurs), le stade barbare (certaines sociétés pastorales), le stade moderne (la société occidentale)[2].

En arrière fond de cette pensée d’évolution, il y a par ailleurs une perception du temps linéaire, tout entière orientée vers le progrès, la croissance et la science. Une ligne du temps qui non seulement oriente le devenir de la société occidentale, mais est considérée comme devant orienter le devenir des autres groupes. 

Le piège de l’évolutionnisme social aujourd’hui
 

En quoi cette pensée nous intéresse-t-elle aujourd’hui ?  Pourquoi en reparler ?  Est-ce bien pertinent ?

En effet, la pensée de l’autre, les sciences sociales et notamment l’anthropologie se sont nettement transformées et les chercheurs ne se réfèrent plus – heureusement – à de telles grilles de lecture.

Pourtant, s’il est clair que cette pensée est dépassée dans de nombreuses sphères, nous pressentons que cette lecture du monde, si elle n’est plus au devant de la scène, n’en reste pas moins présente, sournoisement ancrée dans certaines manières de faire et de penser.

Ainsi, pour le sociologue Boaventura de Sousa de Santos[3], « l’Occident » resterait aujourd’hui pris au piège d’une pensée « indolente »[4] qui, en raison d’une série de présupposés hérités du passé, ne pourrait comprendre la diversité du monde et se contenterait de considérer comme valable uniquement ce qui rentre dans ses propres catégories. Cela empêche, selon lui, non seulement de comprendre les formes de pensées étrangères, mais également de rapprocher la pensée universitaire et scientifique des mouvements sociaux et des groupes d’action.

Une grande difficulté de ce type de pensée est l’incapacité qu’elle génère de comprendre la diversité des « modes d’être au monde » et leur originalité. Percevoir l’autre comme « arriéré », « enfermé dans des manières d’être non productives » ou « des croyances héritées du passé » signifie se priver de pans entiers de la connaissance de notre univers.

Seul moyen de sortir du piège ?  Partir de zéro, laisser la diversité s’exprimer et en toute chose tenter de comprendre les processus depuis l’intérieur, à partir de leurs propres référents. Il s’agit donc de comprendre ce qui constitue la dignité de la personne, de la société et ce que signifie le « vivre bien » à partir de chaque groupe et de tenter une réalisation de ceux-ci en tenant compte des paramètres extérieurs et des possibilités.

Ce n’est qu’en procédant selon une méthodologie véritablement inductive que les capacités et les potentialités d’autres formes de pensée peuvent apparaitre et féconder notre propre manière d’être au monde.

Le « développement » dans les pays du Sud
 

Un des exemples de la présence sournoise de la pensée évolutionniste se trouve certainement dans l’idée de « développement ». Il importe en effet de se poser la question de savoir si cette idée de progrès, d’avancée, n’est pas la traduction pure et simple de l’idée d’évolution ?  Le « développement » n’est-il pas l’enfant de l’évolutionnisme et cette idée que tous les peuples de la terre doivent aspirer à vivre la modernité occidentale, telle que nous la vivons ici ?

Aujourd’hui, la question est largement posée et fait débat au sein des organisations de développement, au point qu’un certain nombre d’entre elles pensent sérieusement abandonner le terme et garder celui de coopération.

On ne peut en effet pas nier qu’une lecture du monde de type évolutionniste ait guidé bon nombre de « projets » destinés au Sud. Augmentation de la production agricole, hygiénisation, transformation des structures sociales…  Souvent porteur d’une notion du « bien être » et du « vivre bien » forgée en Occident, les bailleurs de fonds tentaient des transformations locales sans avoir nécessairement cherché à comprendre le sens et l’actualité des institutions et des logiques en place.

Pourtant, ce qui risque d’apparaître comme des pratiques « ancestrales », « arriérées », « provenant du passé », fait bien partie de la modernité, même s’il s’agit d’une modernité différente.

Ainsi, selon Mike Singleton[5], le « développement » traditionnel est toujours une occidentalisation du monde ou une « toubabisation du monde », pour reprendre un langage ouest-africain. Cela signifie que ces divers projets importés vers le Sud portent en eux non seulement des idéologies du Nord, mais aussi des technologies et des pratiques, participant ainsi à une occidentalisation du monde.

Une telle vision critique a la vertu de mettre les doigts sur les problèmes, mais elle place aussi dans une position d’impuissance. En effet, cela signifie-t-il alors que toute « solidarité » est finalement mauvaise ?  Quelle position adopter dès lors, lorsqu’on a la volonté d’œuvrer pour l’effacement des inégalités criantes au niveau mondial ?  

Il importe tout d’abord de reconnaître l’origine du terme de « développement » et d’en mesurer la portée, soit pour l’utiliser de manière critique, soit pour décider, éventuellement de l’abandonner aux profits d’autres expressions.

Le président bolivien s’est dernièrement distingué dans ce domaine en imposant une nouvelle définition du développement comme « mieux vivre », « vivre bien ». Evo Morales refuse par là que le mieux être des populations soit strictement calqué sur l’Occident et qu’il se limite au développement économique.

Par ailleurs, cette réflexion, nous le signalons, n’est pas neuve.

Ainsi, le père dominicain Louis-Joseph Lebret, un des fondateurs de la revue Développement et Civilisations[6], dont l’éditorial du 1er numéro (mars 1960) reprend l’expression du grand économiste François Perroux, affirme la nécessité du «développement de tout l’homme et de tous les hommes ». En effet, si la conception du développement a été marquée par la pensée « occidentale », nombreux sont ceux qui la veulent soucieuse du respect de chaque culture (ainsi dans l’éditorial en question, on peut lire « le respect actif de l’homme et des sociétés qu’il s’est forgées apparaît comme une exigence éthique fondamentale », p. 10). Lebret a par ailleurs été l’inspirateur de l’encyclique Populorum Progressio de Paul VI qui insiste sur l’importance des civilisations et cultures propres[7].

Il ne s’agit en effet pas d’effacer la solidarité entre les groupes, entre les peuples, que du contraire. Il s’agit en fait de repenser de nouvelles formes de solidarités en traquant les traces d’évolutionnisme social qui pourraient encore y subsister.

Pour une solidarité rénovée…
 

A partir de la critique de Mike Singleton, naissent de nouvelles formes possibles de solidarité et de justice, qui commencent en fait par nos pays du Nord et par l’action sur des mécanismes internationaux. En effet, c’est avant tout à ce niveau qu’il importe d’agir, pour tenter de permettre à chaque personne, chaque groupe, chaque peuple de « vivre bien » par rapport à ses propres critères.

Cela signifie tout d’abord prendre conscience soi-même de ces inégalités et de leurs sources, en tentant d’agir à notre niveau, notamment via une consommation responsable et partager cette prise de conscience. Mais, au-delà de cela, cela signifie aussi exercer son pouvoir de citoyen en exposant et en défendant son point de vue auprès des instances susceptibles de faire bouger les choses : le politique. Ainsi, nos premières actions doivent-elles avant tout viser une transformation du Nord.

Cette action transformatrice va bien sûr de pair, le plus souvent, avec des actions de solidarités locales au Sud. C’est en effet par rapport à des partenariats concrets et solidaires que les luttes font sens. La mobilisation nait le plus souvent de rapports interpersonnels. Connaitre un problème et se laisser toucher par celui-ci, passe le plus souvent par le partage (direct ou indirect) d’un vécu. 

Remettre en cause une pensée évolutionniste et de croissance : une urgence
 

Comment conclure ce bref texte sans parler d’un autre avatar de la pensée évolutionniste et linéaire : la croissance économique ? Bien qu’il s’agisse d’une autre problématique, sous certains aspects, il relève du même problème de fond.

Nous savons en effet que la croissance économique telle qu’elle a été le plus souvent pensée jusqu’à présent nous mène droit dans le mur, nous le voyons aujourd’hui par les effets de la crise économique, la création de nouvelles inégalités et une crise écologique sans précédent. Les penseurs du « développement durable » et de la « décroissance » remontent au créneau pour réfléchir à des alternatives[8].

Au-delà de la seule question du « développement » et de la coopération au développement, la pensée linéaire de modification de l’histoire humaine montre donc ses limites. 

C’est en fait à une véritable « révolution de la pensée » que nous sommes appelés, qui relativiserait une vision linéaire, croissante, évolutionniste, développementaliste du temps et du monde pour réintégrer en elle l’image du cercle de la vie, du changement qui accepte enfin que chaque génération est « de passage ».

Notes :

  • [1] Voir : Gossiaux, Pol-Pierre, L’homme et la nature, Genèse de l’anthropologie à l’âge classique 1580-1750, Bruxelles, De Boeck Université, 1995 ; Todorov, Tzvetan, La conquête de l’Amérique, La question de l’autre, Paris, Seuil, 1982 ; Todorov, Tzvetan, Nous et les autres, La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, coll. « Point Essais », n° 250, 1989 ; Piccoli Emmanuelle, Quelle place pour l’autre dans une ethnologie prospective ? De la définition de l’objet à une attitude méthodologique et épistémologique, Epreuve théorique présentée en vue de l’obtention du diplôme d’études spécialisées en anthropologie, Louvain-la-Neuve, Université Catholique de Louvain, 2005. En ligne : http://www.uclouvain.be/cps/ucl/doc/laap/documents/ethnologie_prospective.pdf

    [2] Voir : Paul Levy, Françoise, À la fondation de la sociologie : l’idéologie primitiviste, in L’homme, n°XXVI, 1986, pp. 269-286.

    [3] Santos Boaventura de Sousa, Reinventing Social Emancipation through Epistemologies of the South,  Conférence présentée dans le cadre du projet « Courage », Bruxelles, Facultés Universitaires Saint-Louis, 9/03/09 ; Santos Boaventura de Sousa, A Critique of Lazy Reason: Against the Waste of Experience, in WALLERSTEIN, Immanuel (org.), The Modern World-System in the Longue Durée. Londres, Paradigm Publishers, 2004, pp. 157-197. Voir également la  page web de Boaventura de Sousa Santos : http://www.boaventuradesousasantos.pt/pages/en/homepage.php

    [4] En anglais : « lazy reason », terme emprunté à Leibniz.

    [5] Singleton, Michael, Critique de l’ethnocentrisme, Du missionnaire anthropophage à l’anthropologue post-développementaliste, Paris, Paragon, coll. « L’Après-développement », 2004.

    [6] Pour consulter la revue, voir : www.lebret-irfed.org

    [7] Voir : Faux Jean-Marie, Quelques grandes lignes de l’enseignement social de l’Église : De Rerum Novarum à Centesimus Annus, Bruxelles, Centre Avec, coll. « Analyse et réflexions », 2006. En ligne : http://www.centreavec.be/pages/Pub_analyses_dererum.htm

    [8] Les réflexions sont nombreuses à ce sujet. Voir notamment le dossier de mars 2009 de La Revue Nouvelle consacré à la croissance en panne de sens. En ligne : http://www.revuenouvelle.be/rvn_abstract.php3?id_article=1441