Le 01 janvier 2009

De la crise financière à la récession économique

L’auteur, qui connaît bien la Belgique et le Brésil, examine les raisons de la crise actuelle et en analyse le caractère systémique. Il évoque la manière dont elle se manifeste dans un pays européen (la Belgique) et dans un pays de l’hémisphère Sud (le Brésil). Il propose une réflexion critique sur l’État et le marché et en appelle à une réinsertion de l’économie dans la société : le développement économique ne peut être durable que dans la mesure où il se déploie à l’intérieur d’un cadre clair et défini de normes et d’un ample projet de croissance morale, civile et culturelle de toute la famille humaine. 
 

La crise actuelle est la plus grave depuis des décennies. Elle a frappé les marchés financiers et elle commence à faire sentir ses effets sur l’économie réelle de production. Nous assistons à la panique des investisseurs face à l’incertitude concernant, d’une part, la sécurité et la valeur des actifs et, d’autre part, une diminution massive des liquidités et une insolvabilité croissante du système bancaire. Si la faillite du système bancaire n’a pas été pire encore, c’est grâce aux interventions des États qui ont fourni des liquidités en garantie des épargnes et des dépôts.

Les raisons de la crise financière
 

La cause principale de la crise est la dérégulation qui, dans un contexte d’abondance des liquidités et de croissance excessive et imprudente du crédit, à détourné l’épargne collective vers des investissements non régulés avec comme unique objectif le profit à court terme, mesuré par les cotations à la Bourse des Valeurs. Les banques étaient auparavant des organismes collecteurs de millions de dépôts et visant le rendement des emprunts à l’avantage de tous les agents économiques. Mais les objectifs de rentabilité ont été élevés à des niveaux qui dépassent la croissance de l’économie réelle, et, en fait, hors de portée de la fonction d’intermédiaire exercée par les banques commerciales. L’investissement dans des actifs risqués, avec des stratégies encore plus risquées, est devenu la norme. Aujourd’hui, de simples applications financières à court terme sont qualifiées d’investissements. En vérité, les prétendus investisseurs sont, très souvent, des spéculateurs, comme Monsieur Soros qui déclarait, il y a peu, que s’il avait pu recommencer, il aurait encore mieux spéculé[1]. La monnaie, au lieu de s’intégrer dans l’économie réelle, les finances, au lieu de financer l’économie, se sont développées jusqu’à devenir une fin en soi. Le capitalisme financier actuel, le capitalisme fictif, aurait dit Marx, ne transforme pas la monnaie en capital, mais fait des opérations à court terme en vue de maximiser le profit, sans créer de rendements supplémentaires. L’économie est devenue un casino financier et, contrairement à l’économie réelle, est un jeu à somme nulle.

La foi dans un nouveau modèle pour les marchés financiers incita à poursuivre la recherche effrénée de rendements financiers toujours plus grands sans prendre en compte des objectifs plus qualitatifs de croissance saine et soutenable à long terme. De nouvelles normes comptables et réglementaires jouèrent un rôle néfaste en imposant la valorisation des actifs à leur valeur de marché et non à leur valeur d’achat. Et d’autre part les manques de transparence et de contrôle, en excluant temporairement certains actifs douteux des bilans partiels[2], permettent un effet de levier[3], ne respectant plus les règles de prudence. C’était parier sur l’impossibilité d’une faillite généralisée des marchés. Dans cette ligne de pensée, les rémunérations des dirigeants des institutions financières liées aux résultats incitèrent aussi à prendre plus de risques, puisque le succès est rémunéré, et que l’échec n’est pas sanctionné.

Dans les années 90, commencèrent à apparaître de nouveaux produits financiers, les « hedge funds »[4] dont l’objectif était de réaliser en un temps record des « superprofits » avec des prêts par les banques de montants importants, augmentant ainsi l’effet de levier. Les agences de notation renforcèrent le caractère systémique de la crise en octroyant la meilleure notation à des titres structurels qui reposent sur des emprunts hypothécaires de haut risque (produits dérivés, « subprimes »[5], et autres actifs complexes). Ces crédits, offrant des rendements supérieurs à la normale et incitant à leur rachat par de nouveaux emprunts, ont poursuivi leur hausse jusqu’en juillet 2007. Ce processus fonctionne tant que le prix de l’immobilier ne cesse pas d’augmenter et que le ratio emprunt/valeur continue à diminuer. Cette pratique se basait sur les prix élevés de l’immobilier, qui, aux États-Unis, n’avaient pas baissé depuis les années trente.

L’effondrement du système financier
 

La prolifération de titres surévalués a provoqué la crise du crédit, tout d’abord dans le marché hypothécaire, mais avec des répercussions sur tout le système financier et bancaire qui s’est effondré. La bulle du crédit immobilier a éclaté à cause de l’insolvabilité de petits débiteurs. La pratique de la titrisation[6] des crédits bancaires a augmenté la volatilité des marchés. Titres et obligations « pourris » ont infecté tout le système financier et ont entraîné en outre un effet domino d’insolvabilité. Les banques ont refusé de se prêter de l’argent les unes aux autres, portant à un niveau sans précédent le manque de liquidité dans les marchés interbancaires. Même des banques apparemment plus solvables ont perdu en quelques jours leurs fonds propres ou leurs réserves. La crise est systémique, et dès lors la contraction du crédit exercée par les banques provoque le manque de liquidités sur le marché. La gestion du risque par chaque banque a consisté à assurer sa propre protection sans prendre en considération les risques pour l’ensemble du système. Des mesures prises pour raisons de survie individuelle ont débouché sur des résultats collectifs irrationnels, comme la panique qui s’est emparée des courtiers. Les banques centrales ont dû intervenir, limitant les effets de la crise, pour enrayer cette épidémie. Mais la solution de la crise reste incertaine dans un système où les produits dérivés sont multiformes.

Les « produits dérivés », initialement conçus pour permettre aux entreprises de se couvrir contre différents types de risques financiers (variations des prix, fluctuations des cours), ont contribué à les multiplier, en servant à la spéculation. L’objectif est de permettre aux parties contractuelles de réaliser une transaction à un prix déterminé sur l’actif sous-jacent (matières premières, devises, dettes, actions, obligations…) grâce aux contrats à terme, aux contrats d’échange et aux options d’achat et de vente. En contrepartie, des opérateurs spéculent sur les hausses ou baisses des cours, tentant d’en tirer profit. Ces dernières 20 années, on a assisté à une véritable explosion de ces transactions par la création de dérivés de plus en plus complexes. La somme de ces produits dérivés navigue entre 600 et 1000 trillions de dollars, ce qui équivaut plus ou moins à vingt ans de production mondiale fondée sur le sable ! Ne s’agit-il pas d’une autre bulle après la bulle immobilière ? L’ingénierie financière ne cesse pas de créer de nouveaux produits financiers. La « titrisation », technique de financement alternative, permet de convertir des actifs immobilisés, tels des créances commerciales et des stocks, en papiers négociables. C’est littéralement faire des nouveaux papiers à partir de vieux papiers de diverses valeurs mélangés, « titrisés ». Il s’agit d’une manipulation qui consiste à transformer des créances en titres vendables sur le marché des actions, par gros paquets, par exemple de crédits hypothécaires amalgamés à d’autres créances. Par cette opération, les banques se défaussent des crédits qu’elles octroient en plaçant leurs engagements bien souvent les plus douteux hors bilan. C’est un méli-mélo pour diversifier les risques d’obligations pourries avec quelques titres réputés plus sûrs pour, dit-on, compenser les risques des uns par les autres. Ces paquets ont trouvé preneurs à la Bourse à cause de leur haute rentabilité liée au risque.

Risque systémique et interventions des Banques Centrales
 

Risque systémique signifie que la défaillance d’un acteur financier provoque par ondes de choc successives une cascade de faillites collatérales, ruinant le système financier de crédit et rendant impossible toute activité économique. Une fois que la bulle financière a éclaté, le risque systémique est enclenché et la banque centrale est forcée d’intervenir. Les finances privées s’articulent à l’ensemble de l’économie et dès lors forcent l’intervention publique à venir à leur secours. Les finances, arrogantes quand tout va bien pour elles et qui prônent alors « l’État minimum », se jettent à présent au cou du pouvoir public pour demander protection et exceptions au jeu du marché. Les gouvernements ont donc été obligés d’intervenir pour restaurer la confiance des épargnants particuliers, des « investisseurs » professionnels et des banquiers.

Pour éviter la corrida des courtiers vers les banques et prévenir la panique, on s’efforce pour le moment d’empêcher que toute banque importante tombe en faillite. Pour réalimenter en liquidités le marché interbancaire, les États garantissent les prêts entre banques. Enfin, les gouvernements se sont déclarés prêts à injecter des fonds publics dans le capital des établissements financiers en difficulté pour éviter des problèmes de solvabilité. Certains gouvernements ont envisagé la possibilité d’entrer aussi dans le capital d’entreprises non financières comme, par exemple, la General Electric aux Etats-Unis !  Subsiste un doute sur la capacité des États de remporter le combat contre le risque systémique s’il n’existe pas une volonté politique d’éradiquer une fois pour toutes les bulles par une nouvelle régulation financière qui soit vraiment opérationnelle. Les besoins des recapitalisations bancaires sont d’une telle ampleur que les États sont en train de devenir non seulement des créanciers, mais des actionnaires et des « recapitalisateurs ». Ces opérations de sauvetage ont un prix élevé en termes de chute du Produit intérieur brut (P.I.B.). Le contribuable va-t-il payer la note en acceptant la récession que cela signifie ou allons-nous assister à l’augmentation du déficit budgétaire et de la dette publique avec le risque de transformer la crise des finances privées en crise des finances publiques, augmentée d’une crise monétaire ?  Plus d’un État est au bord de la faillite ou affronté à de sérieuses difficultés de trésorerie ou de paiements. Citons-en quelques-uns : l’Islande, la Hongrie et le Pakistan. Aux États-Unis, avec le plan Paulson, revu à la hausse, semble-t-il, par la nouvelle administration américaine, le pouvoir public, c’est-à-dire en fait le contribuable va racheter les crédits « pourris ». Il s’agit là d’un engagement financier sans précédent et sans contrepartie, qui menace de faire exploser le déficit budgétaire et de diminuer la confiance dans le dollar.

Du collapsus financier à la récession ou à la dépression de l’économie réelle
 

L’effondrement financier est seulement la pointe de l’iceberg. La crise se propage à l’ensemble de l’économie réelle. Une spirale récessive est en train de se dérouler. Les marchés anticipent une chute du profit des entreprises qui sont confrontées à des perspectives de dégradation de leurs activités. Les entreprises n’arrivent plus à se financer par les marchés d’actions et commencent à être confrontées à une compression du crédit. Les perspectives d’embauche de main-d’œuvre se réduisent, le chômage augmente et les rendements diminuent. Une dépréciation significative des actifs des entreprises amplifie la dégradation des activités et conduit à une dépression qui les amène à vendre leurs équipements réduisant ainsi leur capacité de production. Qu’il s’agisse de récession ou de dépression économique, d’amples secteurs de production sont en crise, affectant d’autres secteurs : la construction civile, la production pétrolifère, les mines et la sidérurgie, le montage des voitures, l’électroménager, etc… Selon le Bureau International du Travail, le nombre des chômeurs dans le monde pourrait passer de 190 millions en 2007 à 210 millions fin 2009[7].

La crise en Europe. Le cas de la Belgique
 

Depuis l’automne 2008 nous sommes tenus régulièrement au courant de l’évolution de la crise financière et économique en Belgique comme en Europe. Avec les interventions des gouvernements belge, hollandais et luxembourgeois dans le cas de Fortis, qui ont mis en difficulté le gouvernement belge. Dans ce cas, comme pour celui de la banque Dexia, ce qui semble avoir guidé les décisions gouvernementales, c’est en particulier le souci de l’épargnant et du maintien de l’emploi. On sait que les pouvoirs publics ont également la préoccupation de maintenir les capacités de crédit des organismes bancaires. Bien sûr, les engagements des pouvoirs publics entraînent l’accroissement du déficit budgétaire, de telle sorte que les mesures à prendre pour rencontrer les problèmes du vieillissement de la population sont remises à plus tard… On connaît aussi les difficultés que rencontrent les entreprises, qu’il s’agisse de la grande distribution (Groupe Metro[8]), du secteur de l’acier (Arcelor Mittal), de la construction automobile, de nombreux sous-traitants… Le nombre des faillites a augmenté de façon significative. Ainsi en décembre 2008, la Belgique a connu 858 faillites, en augmentation de 36,4 % par rapport à décembre 2007[9].

Et dans l’hémisphère Sud ?  Le cas du Brésil
 

Comment la crise se manifeste-t-elle dans les régions de l’hémisphère Sud ?  Prenons le cas du Brésil. La course au dollar, avec sa valorisation concomitante, a constamment accompagné la chute de la bourse des valeurs. En octobre 2008, la cotation du dollar enregistrait une hausse de 13,34 %, alors que la bourse des valeurs enregistrait une perte de 24,80 %. L’économie réelle donne des signes clairs de récession. Après la Votorantin Metais, la Vale a annoncé une diminution de production, l’équivalent de 10 % de l’extraction prévue pour cette année, soit 30 millions de tonnes. Arcelor Mittal (aciérie) a arrêté l’unité de João Monlevade et annoncé des licenciements collectifs. Les unités de montage de voitures enregistrent une chute significative des commandes et mettent leurs ouvriers en chômage. Ceux qui ont financé l’achat de voitures avec un prêt de 24 à 36 mois craignent l’augmentation des défauts de paiement. Les banques continuent à placer leur argent dans les titres publics, rendements sans risques de 13,75 % à l’année, au lieu de venir au secours d’entreprises en difficulté de crédits. L’agriculture et l’élevage prévoient pour 2009 une perte de 40 % du total des financements. Le crédit aux entreprises et à la consommation a déjà diminué de 13 %. Une bonne partie de la production s’est arrêtée, parce que beaucoup de gens retardent leur consommation à cause de la crise mondiale. La Banque Centrale essaie d’irriguer le marché et de stimuler le crédit, en faisant pression sur les banques pour qu’elles financent la production et la consommation. Mais il y a une crise de confiance dans le système qui à son tour contribue à approfondir la crise. Pourtant quelques points positifs de la réalité économique et financière du Brésil doivent être soulignés. Le Brésil dépend relativement peu du marché américain et il semble bien que le système bancaire brésilien ne s’est pas engagé dans les actions et obligations « pourries » du marché. Dans les crises du passé, des années trente et de la guerre, le Brésil a réussi à valoriser au mieux son potentiel économique par un développement intériorisé.

En route vers une issue globale
 

À São Paulo, s’est tenue au début de novembre 2008, la rencontre, entre autres, des ministres des Finances et des directeurs des banques centrales du Brésil, du Mexique, de Chine, d’Inde et d’Afrique du Sud en vue du sommet du G-20 à Washington où se sont discutées, mi-novembre, les réformes nécessaires du système financier afin d’éviter que la crise se reproduise. La gouvernance de l’économie mondiale et des finances exige des réformes urgentes. Le président Lula réclame une plus grande régulation des marchés financiers, alors que les États-Unis tentent de sauver le modèle libéral. Le Brésil demande que les pays « émergents » aient un rôle plus significatif dans les instances économiques internationales, puisqu’elles paient les conséquences d’une crise qui vient de l’extérieur, des États-Unis. C’est s’opposer à l’hégémonie nord-américaine imposée dans les accords de Bretton Woods. Une nouvelle architecture économique ne devrait pas favoriser un pays ou un groupe de pays. Les commentateurs n’ont jamais cru que le sommet de Washington puisse être un nouveau Bretton Woods. Car les États-Unis détiennent le pouvoir technologique et militaire. Nous allons avoir une sorte de réglementation et de réforme financière, mais rien de plus. Puis, après la crise, la mémoire s’éteint et tout peut recommencer par la force de l’appât du gain.

L’intervention de l’État dans les finances et dans l’économie, naguère rejetée puis appelée par le Wall Street Journal, met en question les dogmes du libéralisme. On reconnaît que, dans le cas de la crise actuelle, le « laissez-faire » financier est plus onéreux pour les contribuables et plus désastreux pour les marchés libres, que le coût d’une intervention de l’État. Pour le Wall Street Journal, l’intervention de l’État se justifie aujourd’hui pour défendre le système. Le président Reagan déclarait le jour de son investiture en 1981 que l’État n’est pas la solution de nos problèmes mais leur cause. Aujourd’hui, le marché n’est pas la solution de nos problèmes mais leur cause.

L’État et le marché, composantes de la société libérale : réflexion critique
 

Le marché autorégulé des libéraux n’a jamais existé. En fait, le rôle de l’État a toujours été essentiel pour qu’il y ait un marché fonctionnant de manière régulière et continue. La « main invisible » du marché ne fonctionne pas sans la « main visible » de l’État. L’intervention de l’État favorise le maintien d’un climat institutionnel favorable aux investissements et stimulant l’expansion de la demande effective. État et marché sont deux institutions complémentaires. L’État est nécessaire non seulement pour réguler le système financier mais aussi pour défendre la concurrence. Quand il est laissé à lui-même, le système capitaliste produit des déséquilibres. La crise financière est liée à une crise de confiance, elle engendre des doutes sur la capacité et la volonté politique des gouvernements de surmonter la récession ou la dépression économique. En cas de persistance ou d’augmentation du discrédit généralisé, on peut craindre, en dernière instance, une grande crise des finances publiques.

Reste une question essentielle : savoir si le système capitaliste accepte une régulation. Car la logique financière qui fait de l’argent pour chaque fois davantage de profit, se passe de l’économie réelle de la production et conduit aux formes délirantes de capitalisme financier que nous avons vues à l’œuvre pour engendrer la crise actuelle. Il s’agit de remplacer la logique de pure recherche du gain par une autre logique qui, contrôlant la machine capitaliste, soit capable d’orienter l’économie à la lumière d’une éthique de la société. C’est le rôle, non seulement de l’État, mais aussi de l’ensemble de la société de définir les règles du marché de telle manière que les intérêts des investisseurs financiers ne contredisent pas les besoins de la société et les principes de base de la vie sociale qui impliquent la promotion de l’être humain, son insertion sociale, la sécurité alimentaire et une politique d’emploi et de juste rétribution.

Retour à Keynes : alternatives au capitalisme globalisé
 

Le keynésianisme accepte la logique du marché comme moteur de l’économie, mais à la condition de réguler le système, de limiter ses effets pervers et d’empêcher qu’il débouche sur des abus. Les vraies alternatives se situent dans un dépassement du capitalisme et non dans son aménagement. La nécessité de dépasser le capitalisme repose sur un pré-requis éthique dans la recherche des alternatives. Dans la mesure où l’économie de marché a perdu sa légitimité, il est possible de mobiliser l’opinion publique et de faire converger les actions. La délégitimation proposée par le post-capitalisme, avant d’être morale, se fonde sur l’incapacité du capitalisme de répondre aux exigences minimales de l’économie, définie comme rouage de l’ensemble social, tenu d’assurer la sécurité matérielle de tous les individus et de tous les pauvres. En d’autres termes, il s’agit, dans un projet à long terme, de réinsérer l’économie dans la société. C’est pour cela que Karl Polanyi affirme la supériorité morale du socialisme sur le capitalisme[10].

Pour une croissance morale, civile et culturelle de toute la famille humaine
 

La doctrine sociale, telle qu’elle s’est élaborée dans l’Église catholique[11], reconnaît la juste fonction du profit, comme premier indicateur de la bonne marche de l’entreprise, mais le profit n’indique pas toujours que l’entreprise est adéquatement au service de la société. À l’intérieur de l’entreprise, la recherche légitime du profit doit se conjuguer avec la dignité des personnes. L’entreprise doit être une communauté solidaire. Ce qui vaut au niveau « micro », vaut aussi au niveau « macro ». L’efficacité économique et la promotion d’un développement solidaire de l’humanité sont des finalités inséparables et des exigences d’une éthique sociale qui donne la priorité aux hommes et aux pauvres sur les activités économiques.

Le libre marché est une institution socialement importante pour sa capacité de garantir des résultats effectifs dans la production des biens et des services. Un vrai marché, pour être concurrentiel, doit atteindre des objectifs de justice : modérer les profits excessifs des entreprises et répondre aux besoins des consommateurs. Mais le marché ne trouve pas en lui-même sa légitimité. Le bénéfice individuel de l’agent économique ne peut s’ériger en unique objectif. L’utilité sociale doit être garantie et réalisée en cohérence avec la logique du marché. L’idée qu’on puisse confier exclusivement au marché la fourniture de toutes les catégories de biens n’est pas admissible parce qu’elle est réductrice de la personne et de la société. La fonction fondamentale de l’État dans le domaine économique est de définir un cadre juridique apte à réguler les relations économiques. État et marché doivent agir de concert et devenir complémentaires. Le rôle de l’État est de définir et d’orienter la direction du développement économique.

Le développement de l’activité financière, dont les transactions ont dépassé à l’excès, en volume, les transactions réelles, court le risque de suivre une logique repliée sur elle-même, sans connexion avec la base réelle de l’économie. L’économie financière n’a pas en elle-même sa finalité. Elle perd sa raison d’être quand elle n’est pas au service de l’économie réelle et du développement des personnes et des communautés humaines. Une accélération inopinée des processus, telle que l’énorme accroissement en valeur des portefeuilles administrés par les institutions financières et la prolifération rapide de nouveaux instruments financiers sophistiqués, rend en vérité urgente l’invention des solutions institutionnelles capables d’assurer efficacement la stabilité du système. Il est indispensable d’introduire un cadre normatif qui permette de préserver cette stabilité. Le développement économique, effectivement, peut être durable seulement dans la mesure où il se déploie à l’intérieur d’un cadre clair et bien défini de normes et d’un ample projet de croissance morale, civile et culturelle de toute la famille humaine.

Dans son encyclique Centesimus Annus, en 1991, Jean Paul II, à la question de la légitimité du capitalisme comme système économique, répondait : « Si, par capitalisme on entend un système où la liberté dans le secteur de l’économie n’est pas encadré dans un solide contexte juridique qui la mette au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension de cette liberté, dont le centre est éthique et religieux, alors la réponse est sans aucun doute négative » (42). Le capital ne peut pas être une fin en soi, il doit rester un moyen.

Notes :

  • [1] Voir dans Le Monde du 20 septembre 2008, citation reprise dans l’article de Paul Mandy « Les racines de la crise financière » paru dans La Libre Belgique (31 oct., 1er-2 nov. 2008, p. 40).

    [2] Résultats partiels, signe de la prééminence du court terme dans le monde des affaires, rendant possible la pratique de conduites douteuses.

    [3] Tout procédé qui permet à un opérateur de prendre des positions excédant ses capitaux propres, le plus commun étant le recours à l’endettement.

    [4] Le mot signifie littéralement ‘couverture’. Conçus à l’origine comme des fonds contre le risque, ils sont devenus facteurs d’instabilité en étant des investissements non cotés à vocation spéculative. Recherchant des rentabilités élevées, ils recourent abondamment aux produits dérivés et utilisent l’effet de levier (la capacité à engager un volume de capitaux qui soit un multiple de la valeur de leurs capitaux propres) (cf. www.vernimmen.net).

    [5] Prêts immobiliers à haut risque accordés par des organismes de crédit hypothécaire, pas toujours soumis à la réglementation bancaire, à des emprunteurs à solvabilité douteuse.

    [6] La titrisation est la transformation de créances en ‘titres’ financiers qui deviennent l’objet de négociations et d’échanges sur le marché des capitaux.

    [8] Le groupe Metro (quelque 300.000 emplois dans le monde) compte, en Belgique une quarantaine de magasins sous les enseignes Inno, Makro, Media Markt, Metro (5.000 emplois).

    [9] Le nombre des faillites enregistrées en Belgique pendant les trois derniers mois de l’année 2008 est de 2.395, soit une augmentation de 12,5% par rapport aux trois derniers mois de 2007 (+ 16,6% en Région flamande, + 6,9% en Région wallonne, + 10,8% en Région Bruxelles-Capitale) (Source : SPF Économie – Direction générale Statistiques, http://www.statbel.fgov.be).

    [10] Dans son livre La Grande transformation : « Le socialisme est au premier chef la tendance inhérente d’une civilisation industrielle à transcender le marché auto-régulateur en le subordonnant consciemment à une société démocratique… Du point de vue de la communauté prise dans son ensemble, le socialisme est simplement une manière de poursuivre l’effort pour faire de la société un système de relations véritablement humaines entre les personnes qui, en Europe occidentale, a toujours été associée à la tradition chrétienne. » (Paris, Gallimard, 1983, p. 302).

    [11] Voir le Compendium de la Doctrine Sociale de l’Église (2004) qui cite abondamment, dans le cas qui nous occupe, l’encyclique Centesimus annus (1991) et les déclarations de Jean-Paul II à l’Académie Pontificale des Sciences Sociales. La version française du Compendium est accessible sur le site

    www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/…/rc_pc_justpeace_doc_20060526_compendio-dott-soc_fr.htm. Elle est également publiée sous forme de livre (2005) par les éditions Fidélité (Namur) / Bayard, Cerf, Fleurus-Mame (Paris) / Saint-Augustin (Saint-Maurice, Suisse).