Le 14 mai 2020

Les confiné.e.s de la rue

crédit : ev IWJH – Unsplash

La situation est sans appel, nous sommes face à ‘’ une bombe à retardement ’’. Ce sont les mots puissants employés par Philip De Buck, le directeur du centre de jour L’Îlot à Bruxelles, pour définir, en cette période de confinement, ce que représente la population de personnes à laquelle l’association vient en aide quotidiennement. En effet, sans prise en charge réelle, ces personnes constituent malgré elles, en raison de leur situation, un véritable risque sanitaire, tant pour elles que pour l’ensemble des habitants. Philip De Buck constate que, depuis le début du confinement, la demande d’aide auprès de l’association a explosé[1]. Des demandeurs d’asile/sans-papiers, des sans-abri mais aussi des personnes mal logées ou dans des situations précaires se sont manifestées pour demander de l’aide. Pour lui, « ces populations qui sont sur le territoire, ne bougeront pas, même si elles n’ont pas de papiers ou qu’elles ont des ordres de quitter le territoire ». Il évoque une situation sous tension. Certains centres, où ces usagers se rendaient durant la journée pour manger, ont fermé ; l’offre s’est donc réduite drastiquement et, par conséquent, le peu d’associations qui peuvent encore maintenir un service d’aide et un accompagnement sont débordées. Les équipes doivent aussi faire très attention et se prémunir contre les risques de contamination, souvent avec les moyens du bord, en vue de maintenir et dispenser le plus longtemps possible l’aide et le support nécessaires à cette population doublement fragilisée.

Donnons un seul chiffre : 4.187. C’est le nombre de sans-abri et de mal-logés dénombrés dans la région de Bruxelles-Capitale, en novembre 2018, par le Centre d’appui au secteur bruxellois d’aide aux sans-abri, la Strada[2]. Parmi les lieux visités et pris en compte lors de ce recensement, on retrouve les espaces publics, les hébergements d’urgence et de crise, la Plateforme citoyenne, les maisons d’accueil, les CPAS, les communautés religieuses, les structures d’hébergements non agréées, les squats, les occupations négociées et les hôpitaux. Au regard de ce dénombrement qui a lieu tous les deux ans, le constat est effarant. En dix ans, ce chiffre a plus que doublé pour passer de 1.729 à 4.187. Deux facteurs peuvent expliquer cette hausse : « la précarisation grandissante des personnes à revenus modestes en Région de Bruxelles-Capitale (hausse de 73,4% du nombre de bénéficiaires du Revenu d’Intégration Sociale) »[3] et le facteur migratoire avec toutes les allées et venues que cela suscite. « L’élargissement de l’Union européenne a engendré un afflux accru de population européenne issue des nouveaux États-membres qui ne se stabilisent malheureusement pas toujours dans un logement »[4]. À cela s’ajoute l’arrivée de migrants non européens “en transit” c’est-à-dire de passage ou qui souhaitent s’établir plus longtemps en Belgique.

Ce chiffre 4.187 représente donc le nombre – estimé[5] – de personnes, déjà fragilisées, contraintes de se confiner dans la rue, dans des logements précaires voire insalubres avec toutes les conséquences que cela peut avoir tant pour leur santé physique que morale. En raison de leur très grande précarité, ces personnes sont particulièrement sujettes à l’anxiété, à la dépression, aux troubles du sommeil mais aussi à des problèmes d’assuétude (drogues, alcool) ainsi qu’à de graves problèmes de santé physique résultant d’un accès aux soins malaisé. Osons alors imaginer l’impact des mesures actuelles de confinement sur des centaines de personnes déjà fragilisées dont le “chez soi” est la rue.

Il n’est pas rare d’entendre, via les informations ou les réseaux sociaux, que le confinement est difficile pour un certain nombre d’entre nous. Un nombre non négligeable de personnes souffrent de solitude ou expérimentent un nouveau rythme de vie (télétravail, enfants à la maison, etc.) parfois éprouvant et complexe à gérer. Dans la majeure partie des cas cependant, nous bénéficions d’un confort de vie qui, malgré les difficultés éprouvées, permet de rendre supportable ce confinement auquel nous sommes astreints pour nous protéger mais aussi protéger les personnes plus vulnérables qui nous entourent. Nos efforts pour contrer ce virus produisent leurs effets mais une question demeure qui requiert attention : comment peuvent-ils s’avérer efficaces si une partie de nos concitoyens n’a pas les moyens de se protéger et représente de ce fait une véritable menace, voire une ‘’ bombe à retardement ’’ pour l’ensemble de la population ?

Depuis la mise en place du confinement, faire la manche, travailler au noir, payer en cash, profiter des toilettes d’un bar pour faire un brin de toilette ou juste se laver les mains, tout cela est devenu difficile voire impossible. Le “système D” s’est révélé bien illusoire… Fort heureusement, des solidarités se sont mises en place et ont permis de trouver des solutions temporaires. Des familles d’accueil se sont proposées pour accueillir chez elles, partout en Belgique, des personnes sans papiers, réfugiés ou demandeurs d’asile via la Plateforme Citoyenne de Soutien aux Réfugiés.  Des hôtels ont été réquisitionnés dans certaines communes bruxelloises (Etterbeek, Anderlecht, Forest) avec le soutien du gouvernement pour accueillir des familles ou des personnes seules. Celles-ci peuvent ainsi être nourries et logées en toute sécurité. Des restaurateurs ou des particuliers se sont rapprochés d’associations pour proposer leur aide et faire don de nourriture ou de plats cuisinés.

On a aussi pu constater un élan de solidarité via les réseaux sociaux. Le hashtag #PourEux a été lancé en France début avril et s’est étendu à la Belgique. Le concept est simple : des particuliers qui le désirent, peuvent cuisiner une ou deux portions supplémentaires de leur repas et en faire don via #PourEux en précisant le nom de leur ville (#PourEuxBruxelles par exemple). Ils doivent au préalable remplir un formulaire pour y indiquer leur adresse. Un bénévole vient ensuite chercher le repas chez eux, dans le respect des règles d’hygiène nécessaires, avant d’aller le donner à une personne dans le besoin.

plus d’infos : https://linktr.ee/poureux


Cela fait plaisir de constater que cette période de confinement aura permis de créer un certain nombre d’élans de solidarité à l’égard des sans-abri comme aussi à beaucoup d’autres niveaux. Toutefois, il ne semble pas superflu de rappeler que nous sommes ici face à une circonstance où l’extraordinaire embrasse l’ordinaire. En effet, bien que ce que nous vivons puisse sembler inouï au regard de la menace contre laquelle nous devons nous prémunir et qui requiert l’attention et l’engagement de chacune et de chacun d’entre nous, cette situation reste commune à bien des égards pour une simple et bien triste raison : le sans-abrisme existait avant le coronavirus. Et il lui survivra !

Aussi, cette période si -extra- ordinaire que nous vivons actuellement devrait inciter chacune et chacun d’entre nous à œuvrer davantage en faveur d’un monde plus solidaire, plus humain et plus juste. Nous avons le devoir de prendre soin de notre prochain tout autant que de nous-même. C’est ainsi que nous rendrons notre monde plus agréable et bienveillant. La seule chose que nous pourrions donc souhaiter, c’est que cette bienveillance, cette entraide, cette solidarité qui ont germé dans la crise que nous vivons, puissent perdurer et ne cesser de grandir et de créer du lien entre nous toutes et tous. Nous pouvons tous agir. Ne serait-ce qu’en donnant chacun un peu de notre temps (1h, 2h ou plus par semaine) en faveur d’une cause qui nous tient à cœur ou tout simplement en prenant le temps de parler avec une personne que nous croisons dans la rue et pour qui ces 5 minutes, anodines pour nous, représentent beaucoup.

Pour finir, nos actions, aussi fondamentales et nécessaires soient-elles, requièrent en complément et comme fondement, une approche de fond. En réalité, le sans-abrisme ne pourra être éradiqué à la racine qu’à la seule condition que soient mises en place des politiques publiques. C’est en tout cas ce que met en évidence une étude[6] de 2010, publiée par le Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale. Réalisée dans le cadre d’une concertation avec des personnes concernées, cette étude a permis de relever trois points majeurs dans la lutte contre le sans-abrisme. La première étant de reconnaître l’évidence selon laquelle « être sans-abri est une forme de pauvreté, qu’il s’agit non pas d’un état figé, d’un label ou d’une étiquette mais bien d’une étape extrême dans le parcours d’une personne qui lutte pour survivre ». Rien ne justifie de croire qu’une personne sans-abri le sera toute sa vie durant. Ensuite, il est important de garder à l’esprit qu’il n’y a pas un type de personne sans-abri représentatif de l’ensemble de cette population. L’aspect multidimensionnel et complexe du sujet est donc à prendre en compte. Enfin, la nécessaire mise en place des politiques de prévention (politique de logement, politique de l’emploi, etc.) serait plus pertinente que les politiques actuelles de simple gestion du sans-abrisme qui consistent à envisager le problème à court terme et principalement à partir d’une perspective de mise à l’abris. En d’autres termes et comme le dit le célèbre adage, “mieux vaut prévenir que guérir”. Il semble donc préférable et judicieux d’aider et d’accompagner ces personnes à sortir définitivement de la rue par un accompagnement global prenant en compte les trois points majeurs que nous venons d’expliciter, associé à des mesures politiques forte..

Ce thème vous intéresse ? Vous aimeriez en savoir plus ? Vous pourrez trouver des réponses à vos questions dans notre En Question de décembre consacré au sans-abrisme.

Notes :