En Question n°134 - septembre 2020

La crise du corona ou la revanche de l’État

Cela restera l’une des images de la crise. Devant un décor grisâtre, entourée de quelques hommes à la mine sévère, Sophie trône. Ce jeudi 12 mars 2020, près de 1,3 millions de Belges francophones suivent la conférence de presse organisée dans la foulée du Conseil national de sécurité. À grands renforts d’émission spéciale, RTL-TVI et La Une captent plus de 80% des parts de marché. Au cœur de la tempête, la Première ministre est la reine des audiences. Louant son mélange d’empathie et de fermeté, la presse souligne son « irrésistible ascension ». Frappant constat : la crise du coronavirus a replacé la politique[1] au centre. N’avait-on pas pourtant décrété que celle-ci n’intéressait plus les Belges ? Que le fossé entre les citoyens et ses représentants était définitivement creusé ? La Covid-19 serait-elle soudainement venue tout bousculer ? Tout arranger ? 

G.R. Mottez – Unsplash

Voilà pourquoi la politique est nécessaire

Pas d’optimisme béat ! Certes, la politique – et la Première ministre en particulier – connut son heure de gloire. Surtout en début de crise. Lorsque les gens voulaient entendre des discours apaisants enrobés dans de délicieuses marques d’empathie. Confiner, c’était prendre soin. C’était jouer sur du velours. Mais l’heure de gloire ne dura guère. Et les critiques ne tardèrent pas. Au mois de juin, un sondage révélait la profonde méfiance dont les Belges faisaient preuve à l’encontre de leurs mandataires[2]. Le vent avait tourné.  

Il n’empêche : cet éphémère regain d’intérêt mérite d’être creusé. Que révèle-t-il ? Peut-être moins la passion des citoyens pour la politique que la nature profonde de la politique. Le printemps a offert une piqûre de rappel particulièrement bienvenue. Trop souvent, des citoyens peuvent avoir l’impression que la politique est inutile et que les politiques ne servent à rien. Or, les derniers mois nous ont montré à quel point la politique pouvait être extrêmement concrète. Qu’il touchait la vie de tous et de chacun. Et qu’elle était nécessaire. 

La politique, en effet, sert à penser le collectif. Or, face à la menace du coronavirus, les réponses individuelles n’auraient pu suffire. C’est aux échelons locaux, nationaux, internationaux que des mesures devaient être inventées. C’est à ces différents niveaux de pouvoir qu’ont été décidées la suspension de l’exercice des grandes libertés, la fermeture des frontières, l’annulation d’événements planétaires. Voilà pourquoi la politique est nécessaire. 

La politique sert aussi à soutenir le plus faible. C’est à dire: celui qui se définit par un manque – d’argent, de santé, de temps… Nous avons été nombreux à montrer (ou tenter de cacher) des signes de faiblesse au cours des derniers mois. Pensons aux personnes infectées par la Covid-19, mais aussi aux indépendants contraints de garder boutique fermée, aux parents crucifiés entre leurs obligations professionnelles et la garde des enfants, ou aux soignants surmenés et insuffisamment équipés. La loi du plus fort n’aurait permis d’accompagner ces personnes vulnérables. Voilà pourquoi la politique est nécessaire. 

La politique sert encore à envisager le long terme. Là où les intérêts particuliers sont souvent de court terme, les mandataires publics sont appelés à intégrer, dans leurs choix, la perspective du temps long et des générations futures. Si la Covid a imposé de poser des choix dans l’urgence, il a aussi rappelé la nécessité de penser dès aujourd’hui à l’après-demain. Pas seulement en constituant des réserves stratégiques de masques, mais aussi, plus fondamentalement, en inventant un nouveau modèle de société, apte à répondre à de nouveaux défis. Voilà pourquoi la politique est nécessaire.  

Les nombreux visages de la politique

Attention : nous ne soutenons pas qu’au cours des derniers mois, les pouvoirs publics belges se soient toujours révélés parfaitement aptes à penser le collectif, à protéger le plus faible et à envisager le long terme. Sans doute y sont-ils parfois parvenus ; et sans doute s’en sont-ils trop souvent révélés incapables. Mais si leurs échecs ont été autant critiqués, sans doute est-ce parce que les attentes étaient grandes. En ce sens, la crise a révélé l’importance de la politique autant que la difficulté à en exercer le service. 

Elle a aussi rappelé que les visages de la politique ne pouvaient être seulement ceux des mandataires. Ces derniers mois, une figure a particulièrement gagné en importance : celle de l’expert. La figure n’est pas neuve, mais sans doute a-t-elle été particulièrement influente et visible au cours des derniers mois, notamment en raison de la mise sur pied du « GEES », le groupe d’experts chargés de préparer le déconfinement (« exit strategy »). Bien sûr, le débat public a été marqué par de nombreuses tensions entre politiques et experts, voire entre experts eux-mêmes. Octroyer à l’expert une « juste place » dans le processus décisionnel relève du défi[3]. En l’occurrence, il importe de garantir à l’expert son indépendance, d’éviter de lui faire porter la responsabilité de décisions prises par les mandataires, d’empêcher toute instrumentalisation par le politique. L’expérience récente a toutefois montré que, pas moins que les politiques, les experts pouvaient se mettre au service du bien commun[4]. Surtout, elle a révélé à quel point le grand public pouvait être rassuré par les experts.   

Au-delà des mandataires et des experts, la crise nous a rappelé que le service de la collectivité, c’est aussi – et parfois d’abord – celui que rendent des milliers d’anonymes. Méconnus, invisibles, ils ont été mis en lumière au cours des derniers mois. Tous, nous avons pu percevoir l’importance cruciale des infirmiers, enseignants, facteurs, employés de la grande distribution, nettoyeurs, chaînons essentiels de notre vie en société. Cette mise à l’honneur a contrasté avec le peu de considération dont ils sont généralement l’objet. Il faudra s’en souvenir.

Enfin, la crise est venue nous rappeler la dimension politique de nos actes. Si la politique a besoin de mandataires, ceux-ci ne peuvent se passer de nous. De nous tous. Ces derniers mois, ce n’est pas seulement – et pas d’abord – pour prendre soin de nous que nous avons dû appliquer des « gestes-barrière » ; c’est pour protéger les autres et la société. Ce n’est pas par obligation que des centaines de bénévoles se sont mis à coudre des masques ; c’est pour rendre service. Ce n’est pas sous la contrainte que nous avons applaudi les personnes exerçant un métier « essentiel » sur le coup de 20 heures ; c’est pour leur témoigner reconnaissance et respect.

Allons plus loin. Nous l’avons vu : les critiques à l’encontre de nos mandataires ont été vives au cours des derniers mois. Bien sûr, certaines visaient les personnalités plus que les options politiques. D’autres péchaient par excès. D’autres encore manquaient totalement de pertinence et/ou de fondement. Il n’empêche, de nombreuses critiques posaient de bonnes questions. Elles témoignaient de désaccords, interrogeaient les raisons de décisions. En ce sens, elles participaient à la construction d’une société meilleure. N’ayons donc pas peur d’interpeller nos élus, de critiquer leurs décisions, de signer des pétitions. De ces différentes façons, nous rappelons aux mandataires qu’ils n’ont pas reçu un chèque en blanc. Qu’ils ne sont pas en liberté sans surveillance. Qu’ils ont des comptes à rendre. Inversement, prenons soin d’encourager les politiques qui donnent le meilleur d’eux-mêmes et effectuent un travail de qualité. Ne manquons pas de leur offrir nos conseils, notre expertise, notre soutien. Et notre voix.

Et demain ?

Une évaluation approfondie devra être réalisée sur la manière dont la Belgique a affronté le coronavirus. Il est certain que des faiblesses et des dysfonctionnements apparaîtront. Des fautes aussi, plus ou moins graves. Tout ceci n’est pas anormal : le monde politique n’est pas tout-puissant. Ancré dans la pâte humaine, il est limité. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire d’évaluer et de tirer des enseignements. Pourtant, la tentation sera grande de rapidement tourner la page. De faire tomber quelques têtes, de faire comme si cela suffisait, et de passer à la suite.

Là serait l’erreur. Il serait regrettable, en effet, de reprendre un peu vite nos vies d’avant. De ne rien changer à nos habitudes. De ne pas entendre ce que le coronavirus a encore à nous dire.

En réalité, plus que des découvertes, ce sont peut-être des redécouvertes que la crise nous invite à faire. Avec force, elle nous rappelle l’importance de l’État et de ses missions. Au fil du temps, des hommes s’étaient battus pour renforcer les services publics. D’une logique purement libérale (en 1830, la Belgique compte à peine cinq ministères), on en était arrivé à l’émergence d’un État-providence. Depuis un demi-siècle, la vague néo-libérale a fragilisé l’État, et affaibli sa capacité d’action. Or, si la crise nous a rappelé l’importance des missions étatiques, l’après-crise ne pourra se réussir qu’au prix de cette redécouverte. Car de nombreux défis guettent.

Petit à petit, légèrement refoulées durant le confinement, rejaillissent de vieilles tensions. Entre les patrons et les ouvriers, entre le social et l’économique, entre le productif et le non-marchand… Il convient à présent de proposer un avenir commun, de procéder à des équilibrages, de construire une société apaisée, d’offrir des perspectives enthousiasmantes pour tous. Pour penser le collectif, un État fort sera nécessaire.

Petit à petit apparaissent aussi sous nos yeux les victimes du confinement : les soignants, les victimes de violence conjugale, les indépendants qui auront dû fermer boutique, les chercheurs d’emploi, les jeunes… Pourles protéger et les accompagner, un État fort sera nécessaire.

Petit à petit, enfin, alors que le combat contre le coronavirus semble (provisoirement) remporté, un autre défi se rappelle à nous : celui qui consiste à prendre soin des ressources de la planète et, ainsi, des générations futures. « Si chaque fois qu’on pose un acte, on se demande si c’est bon pour les générations qui suivent, on ferait des choix probablement très différents de ceux que l’on fait aujourd’hui », soutient l’économiste libéral Bruno Colmant. Celui-ci invite l’État à « reprendre la main »[5]. Assurément, pour envisager le long terme, un État fort sera nécessaire.

Si le coronavirus nous a donc rappelé l’importance des missions de l’État, elle a aussi mis en évidence l’importance de ses serviteurs. Et elle nous a montré que nous sommes tous ses serviteurs. Si la politique n’a pu traverser la crise qu’avec nous, elle ne pourra relever les défis prochains sans l’engagement de chacun. Alors que la méfiance vis-à-vis de nos dirigeants atteint des sommets, le rétablissement d’un climat de confiance passera par l’instauration de mécanismes visant à limiter la particratie et à renforcer la co-construction. « Pour faire fonctionner cette société complexe, il n’y a pas beaucoup d’autre réponse pertinente que de tabler sur une plus grande participation de chacun aux affaires publiques »[6], soutient Isabelle Ferreras, professeure de sociologie à l’UCLouvain.

Demain a déjà commencé.

Notes :