Le 18 septembre 2020

Ensemble, construire l’après-Covid 19

Une société évolue de manière subreptice. C’est pourquoi nous avons sans doute besoin d’évènements pour prendre conscience de ces évolutions sociétales. On se dit alors parfois que les choses ne seront plus jamais comme avant. On reconnait des incohérences au cœur de la société, des tensions, des antagonismes, des inégalités, soit tant de choses qui étaient acceptées, tolérées ou passées sous silence. Parfois des choses tellement « évidentes » perdent soudainement leur légitimité ou leur acceptabilité. Ce qui restait inconscient devient enfin débattu. Et parfois on ne repère le changement durable que bien après qu’il soit survenu. Ce n’est alors qu’après coup qu’on repère les indices et les étapes d’une évolution estimée a posteriori comme inéluctable[i].

crédit : Jon Tyson – Unsplash

Confinement et inégalités

C’est probablement ce qui se passe aujourd’hui avec le développement « imprévisible » de la pandémie liée au Covid-19. En quelques semaines, ce qui avait pu apparaître comme un fait divers limité dans le temps et dans l’espace a subitement pris des dimensions mondiales, susceptibles de fragiliser l’ensemble de la planète. Cette prise de conscience a été amplifiée d’une manière absolument disproportionnée dans les principaux médias : oubliées Greta, les marches des jeunes pour le climat et les catastrophes écologiques qu’elles dénonçaient ; oubliés les conflits au Moyen-Orient et ailleurs dans le monde ; oubliée l’exploitation des migrants et des sans-papiers ; sous-estimées même les conséquences économiques et sociales de ce tsunami, pourtant révélateur des fractures et des inégalités de notre société.

Une caractéristique de ce conditionnement de l’opinion a été le crédit accordé aux « experts », dont les oracles parfois contradictoires ont inspiré – et continuent d’inspirer – les décisions de nos dirigeants. C’est un fait qu’un expert peut être particulièrement compétent dans un domaine très précis mais que son avis doit pouvoir être pondéré en fonction d’autres approches tout aussi pertinentes. Pensons notamment aux conséquences psycho-sociales des mesures préconisées, particulièrement en ce qui concerne les populations les plus vulnérables (enfant, aînés, personnes sans abri ou sans papier). C’était alors au pouvoir politique qu’il appartenait de prendre des mesures appropriées en fonction du bien commun de l’ensemble des personnes et des groupes concernés. Or, il faut bien reconnaître que leurs décisions ont rendu manifestes des inégalités et même des injustices flagrantes.

Ainsi la décision de confiner l’ensemble de la population a eu des conséquences extrêmement différentes selon les personnes qu’elle a touchées. On ne peut conjuguer télétravail et garde d’enfants de la même manière selon qu’on soit dans une vaste demeure à la campagne ou à l’étroit dans un appartement urbain. Cela montre à quel point les conditions de logement peuvent être discriminantes, avec des conséquences notamment pour le suivi scolaire des enfants. Pour divers motifs, certains ont décroché de l’apprentissage et auront bien du mal à compenser ce handicap.

Autre inégalité : l’odyssée des masques et des protections individuelles consécutive à notre imprévoyance et à notre dépendance inquiétante vis-à-vis de pays lointains. Les masques ont finalement été prioritairement attribués aux hôpitaux, au détriment des soignants de première ligne et des maisons de repos – où l’on a pourtant déploré la majorité des décès ! Ce sont aussi les résidents de ces maisons qui ont connu la forme la plus rigoureuse de confinement : cloitrés dans leur chambre sans aucune visite alors que le testing systématique s’est fait attendre plusieurs semaines[ii]. Qu’est-ce que cela révèle sur la façon dont sont considérés les aînés et ceux qui les soignent ?

Que dire à propos du testing, encore inaccessible à la majorité de la population : savez-vous seulement quelle procédure suivre pour se faire tester, alors que dans d’autres pays, le test est disponible en pharmacie ? Que dire encore du tracing, combien aléatoire dans un monde qui bouge, surtout en période estivale ?  Comment s’assurer que les procédures prévues au retour d’un séjour en zone rouge soient bien respectées ? Que penser aussi des mesures discriminatoires prises à l’égard des vacanciers d’un jour à la mer selon que l’on vienne en train… ou en voiture ?

Enfin, comment apprécier les conséquences économiques de la pandémie ? Alors que les revenus garantis de certains leur permettent de faire encore des économies (l’épargne des Belges a progressé de cinq milliards d’euros en deux mois !), d’autres ont perdu leur emploi ou ont vu leurs revenus fondre comme neige au soleil. Il faudra aussi réévaluer comment fonctionne notre économie, sur quels critères elle croît : profit à court terme ou recherche effective du bien commun ? Les sommes considérables dégagées pour venir en aide aux entreprises en difficulté ont fait sauter les règles budgétaires imposées avec force par les autorités européennes sans que l’on sache encore comment ce coût sera répercuté et sur qui ? Et quels ont été les critères ou les garanties de ces interventions ?

Et que dire des conséquences sociales de la pandémie en Belgique et à l’étranger, particulièrement pour les populations les plus vulnérables ?

De la fin du mois à la fin du moi

En 2019, dans la foulée des manifestations des « Gilets jaunes » et des marches pour le climat, la tension entre « fin du monde » et « fin du mois » se posait avec force. Il n’est pas inutile de revisiter cette tension à l’aune de la crise que nous sommes en train de vivre. De prime abord, il me semble que cette tension est plus que jamais d’actualité. En effet, la pandémie a incontestablement l’allure d’une fin du monde. Et d’autre part, elle a pour effet d’amputer les moyens de vivre d’un grand nombre de nos concitoyens[iii].

Une autre dimension est apparue. Même si le risque de décès par le coronavirus ne touche cette année qu’un pour mille de la population belge, et que moins d’un dixième des décès en 2020 sera imputable au Covid-19, on doit constater, surtout chez les personnes dites « à risque », la crainte de la « fin du moi », c’est-à-dire une prise de conscience réactivée de la vulnérabilité et de la mortalité. Ce fait nous amène à reposer la question du sens de notre vie et de notre façon de faire face à ce qui la menace, tant au niveau individuel que collectif.

Tout cela ne doit pas nous faire oublier les témoignages de solidarité manifestés envers les « héros du quotidien », non seulement les soignants, mais aussi ceux sans lesquels notre société ne peut fonctionner. Pensons aussi à l’attention accordée aux personnes les plus vulnérables, en particulier les aînés auxquels on demande rarement leur avis. Pensons enfin aux efforts de celles et ceux qui s’efforcent, contre vents et marées, de construire un monde habitable pour tous, dans le respect de la justice et la recherche de la paix. Un monde qui tienne compte de tout ce que cette pandémie nous aura appris. En l’occurrence, nous aurons compris que de nouveaux chantiers sont ouverts et qu’il appartient à chacun de faire en sorte que cet événement devienne l’occasion d’initier une nouvelle façon de vivre, individuellement et en société. C’est ensemble que nous construirons le monde de l’après Covid-19.

Notes :

  • [i] Constitue manifestement un tel événement la Seconde Guerre mondiale. La prise de conscience des catastrophes qu’elle a provoquées a notamment donné lieu à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1948). Même si ce document est aujourd’hui considéré comme une balise incontournable vers un monde plus juste et plus humain, il est frappant de constater que cet événement n’a été relaté que sur deux colonnes des pages intérieures d’un quotidien belge au lendemain de sa proclamation.

    [ii] Alors même que l’ensemble des résidents et du personnel d’une maison de repos avaient été testés négatifs, les pensionnaires n’ont finalement été autorisés qu’à une sortie quotidienne de 15 minutes à l’extérieur, sans aucun contact avec d’autres personnes et avec l’interdiction de s’asseoir sur un banc. On voit à quelles aberrations le souci de l’hygiène et la peur de la contamination peuvent conduire.

    [iii] Ce constat souligne la pertinence de la lettre encyclique Laudato si’ publiée en 2015 par le pape François, et qui insiste sur la liaison entre questions sociale et écologique. Avec le recul, on pourra apprécier à quel point un tel document peut servir de guide pour une action équilibrée. Aux « écologistes », il rappelle de faire en sorte que les mesures préconisées n’augmentent pas encore plus les inégalités ; et aux « sociaux », il demande de toujours accompagner leurs revendications d’une recherche de solutions soutenables à long terme et pour l’ensemble de la planète.