Le 17 juin 2025

Élina Dumont : « Je suis toujours debout, je suis toujours vivante ! »

Élina Dumont, c’est une voix ! Une voix rauque mais solaire. Une voix qui compte en France dans les débats sur l’exclusion sociale. Élina a vécu à la rue pendant plus de 15 ans. C’est grâce aux rencontres qu’elle en est sortie et qu’elle consacre aujourd’hui sa vie à la lutte contre le sans-abrisme, comme intervenante sociale et comme comédienne. Nous l’avons rencontrée.

crédit : DR

« Tous les jours, quand je me réveille, je me dis : c’est pas possible … J’ai pas vécu tout ce que j’ai vécu. Commet ça se fait que je suis encore vivante ? Parce que, franchement, j’aurais pu mourir 1000 fois quoi ! Comment j’ai fait ? Parce qu’aujourd’hui, je suis toujours debout, je suis toujours vivante ! » Ce qui frappe quand on rencontre Élina Dumont, c’est son amour de la vie, alors qu’on peut dire que la vie ne lui a pas fait que des cadeaux.

Ce vendredi saint, dans la maison bruxelloise d’une de ses amies, le soleil de l’après-midi éclaire le visage d’Élina traversé par un immense sourire. Venue en Belgique pour participer à la célébration du samedi saint préparée par l’équipe du prieuré de Malèves-Sainte-Marie, à la ferme du Biéreau de Louvain-la-Neuve[1], elle a accepté, l’espace de quelques dizaines de minutes, de nous ouvrir la porte de sa vie qu’elle raconte avec passion et humour.

Tout n’est pas noir ou blanc

Élina est une fille de la rue. Sa maman, Solange, était SDF et son papa aussi : pour ce dernier, elle l’a appris en consultant son « dossier » ; elle ne l’a jamais connu. « J’ai deux autres demi-sœurs. Ma mère a été violée par mon grand-père. Chaque fois qu’elle donnait la vie à un bébé, elle faisait des délires. Je suis née en novembre 1967 et, en juin 1967, ma mère était déjà en psychiatrie. À ma naissance, sur décision de justice, ils m’ont placée parce que ma mère délirait à nouveau ».

Cette séparation dès les premières semaines de vie et le placement en pouponnière puis en famille d’accueil ne signifieront pas la fin du lien entre Élina et sa maman, qui ne sera rompu que par la mort. Élina n’a alors que 10 ans. « J’ai des souvenirs d’elle. Je sais qu’on chantait, on rigolait, elle me racontait des histoires. Je sais que c’était une mère qui m’aimait, quoi ! Toute ma vie, toute mon enfance et toute mon adolescence, on me disait : tu seras folle comme elle ».

Élina a deux ans quand elle est placée en famille d’accueil. Elle en connaîtra plusieurs, mais celle où elle est restée le plus longtemps habite dans un coin de la France profonde, dans le Perche, en Basse-Normandie. « C’était une famille qui n’avait pas beaucoup d’argent ; ils gardaient des enfants de l’aide sociale à l’enfance, pour se faire un salaire. C’étaient des gens qui vivaient à la dure. Fallait pas s’écouter avec eux ! Ils m’ont toujours dit : ‘un sou est un sou’. Par exemple, quand je voulais aller à la fête foraine, ils me disaient : ‘Tu veux un franc ? Ben va ramasser le foin !’ Et ça m’a servi dans la rue ! ».

Élina n’a que 6 ans lorsqu’elle se fait abuser par un habitant du village, puis un autre, et encore un autre… C’était tellement récurrent qu’elle ne se rendait pas compte que ce n’était pas normal. Dans le village, tout le monde était au courant, mais ses parents d’accueil n’ont rien dit. « Souvent, on me demande : ‘Mais tu ne leur en veux pas ?’ Ben non, eux au moins, ils ne m’ont jamais rien fait. Je ne peux pas en vouloir à la misère. Quand mon livre Longtemps, j’ai habité dehors est sorti, des journalistes sont venus demander à ma mère d’accueil pourquoi elle ne m’avait pas protégée. Avec son accent normand, elle a répondu : ‘Ben ouais mais mon gars, si on m’avait retiré la Lina, j’aurais pas eu de retraite !’ Ça prouve bien que c’était de la misère. Et même, je vais vous dire : avec le recul, je les remercie ces gens ! Un Noël – on était trois enfants placés chez eux à l’époque – j’ai dit : ‘Maman ! Tout le monde a un vélo dans le village et nous, on n’en a pas !’ D’abord, elle a répondu : ‘Attendez, j’ai pas de quoi vous acheter des vélos !’ Et puis, elle a mis de sa poche pour compléter la petite allocation qu’on recevait de l’institution pour Noël, pour que Thierry, Danny et moi, on puisse faire du vélo avec les tous les autres gamins. Ça, je m’en rappellerai toute ma vie ! »

Avec le temps, Élina a appris à porter un autre regard sur les personnes : « Quand j’étais à la rue, pour moi, la vie c’était tout noir ou tout blanc. C’était la faute à tout le monde, sauf à moi. Quand j’étais avec mes potes en train de boire des coups, on regardait les gens, et on disait : ‘Regarde le salaud de bourgeois-là !’ Mais c’était peut-être juste un smicard qui rentrait chez lui. Non la vie c’est complexe, tout n’est pas noir ou blanc ! »

À la rue, on vit avec la mort

Élina rêvait de faire des études quand elle était enfant, mais à 15 ans, elle est exclue du système scolaire, soi-disant en raison de graves problèmes psychomoteurs. À 18 ans, c’est la fin de la prise en charge par l’État et elle se retrouve à la rue, à Paris, où rapidement elle connaît la prostitution et les addictions les plus dures. « Je voulais m’en sortir, mais je ne vous cache pas que durant ces 15 ans, parfois je me suis dit : ‘Tant pis ! Je vais crever dans la rue !’ »

Parce que dans la rue, comme dit Élina, « on vit avec la mort »… D’ailleurs, le spectacle qui parle de sa vie à la rue, Des quais à la scène, est rempli d’humour noir. Elle y raconte notamment la mort de Kiki. « Un jour, j’étais avec ma bande de potes, place de la Nation. Il y a des gens qui nous disaient : ‘Votre ami, là, il n’a pas l’air bien’. Mais nous, on savait que notre pote Kiki, des fois, il était pété et il dormait. ‘Vous êtes sûrs qu’il est encore vivant ?’ Et on dit : ‘Hé Kiki arrête tes conneries !’ Les gens ont appelé les pompiers et les pompiers nous disent qu’il est mort et ils nous demandent comment il s’appelle. On répond : ‘Ben, gros Kiki !’  ‘Non, on vous demande son prénom !’ Et là, on éclate de rire, parce qu’on ne savait même pas comment il s’appelait. C’est dingue quoi ! Dans la rue on se donne des surnoms. Est-ce que c’est une façon de se donner une identité ou de prendre du recul par rapport à qui on est ? Moi, on m’appelait la gadji ».

Élina poursuit : « Pour moi, la mort, ça fait partie de la vie ! J’allais pas pleurer : Kiki est mort. C’était le prochain… Aujourd’hui, je suis membre du collectif des morts de la rue, parce que ma mère, qui était aussi SDF, a été enterrée dans une fosse commune. Et ça, je l’ai appris très tard, quand j’avais 40 ans. J’étais convaincue qu’elle avait une tombe et c’est à force de faire des recherches, que le gardien du cimetière de Berck-sur-mer m’a dit : ‘En fait, votre mère, elle a été enterrée comme ça avec 5 autres corps’. Et je me suis dit : ‘c’est terrible, ma mère a été sdf, mon père était SDF, moi j’ai été SDF’. J’ai dit : ‘Attendez, faut arrêter la chaîne quoi’… »

Je crois aux rencontres !

Et la chaîne s’est rompue… grâce aux rencontres. Les rencontres, c’est le credo d’Élina : « J’ai fait de belles rencontres dans ma vie. Je crois aux rencontres. Dans la rue, j’étais convaincue qu’on voulait m’écraser et j’ai rencontré des psychiatres qui m’ont beaucoup aidée. Aujourd’hui, je lutte pour créer du lien social. Si je m’en suis sortie, ce n’est pas grâce au système social, c’est grâce aux rencontres : une dame qui me propose une chambre de bonne de 6 m², une autre qui me dit : ‘Si tu veux, euh, tu peux faire 2-3 heures de ménage’ ».

« Élina est critique sur la société qui fonctionne avec « des cases : si tu ne rentres pas dans les cases, tu n’existes pas. […] On est dans une société où le lien social se défait de jour en jour. Aujourd’hui, je ne gagne pas plus d’argent que quand j’étais à la rue ‒ parce que je faisais des choses pas très légales ‒ mais maintenant, j’ai un entourage. Pour moi, la pire précarité, c’est l’isolement. J’ai déjà accompagné les petits frères des pauvres qui visitent des personnes âgées : elles ont un toit, elles ont travaillé toute leur vie, elles ont un fils en Angleterre ou aux États-Unis, et elles sont toutes seules, oubliées par la famille et par la société ».

Élina est préoccupée par ce que vivent les jeunes aujourd’hui : « c’est quoi cette société où des gamins de 13 ans ont une kalash ? » Pour elle, c’est le lien social qui est la clé : « Le logiciel de notre société, c’est de vendre du rêve aux gosses : être riche, avoir une grosse voiture, gagner sa vie grâce à TikTok… Moi, je veux les ouvrir au monde et leur partager mon expérience : même si des fois, à la fin du mois, je ne mange plus que des pâtes, je me sens tellement riche de l’intérieur grâce à la culture, au théâtre, à la lecture ».

Ils gèrent de la masse

Que pourraient faire les pouvoirs publics pour favoriser le lien social ? D’abord, arrêter la manière dont ils mènent leurs politiques sociales. « C’est l’institution qui casse les liens : un enfant, on le met de famille d’accueil en famille accueil, et puis en foyer, et à 18 ans, la plupart du temps, il se retrouve à la rue. Et avec les sans-abris, c’est la même chose : il va dans un centre d’hébergement d’urgence, et puis 8 jours plus tard, on l’envoie de l’autre côté de Paris ou au fin fond de la province. Comment voulez-vous créer un lien durable, que ce soit avec un travailleur social ou avec d’autres personnes ? ».

« Aujourd’hui, je suis régulièrement approchée par des parlementaires, des sénateurs ou des élus municipaux. Avant, je pensais qu’ils le faisaient exprès de mettre à mal le lien social, qu’ils n’en avaient rien à faire de nous. Mais honnêtement, quand je parle avec eux, je me rends compte qu’ils n’y réfléchissent même pas. Ils ont beau avoir fait HEC ou Science Po, ils me disent : ‘On n’y avait même pas pensé’. Tous ces ministres, députés, secrétaires d’État, en fait, ils gèrent de la masse, point barre. Ils n’ont pas le temps de se dire : ‘Attends, faudrait surtout qu’on pense au liens social’ ».

Ne pas penser à la place de

« C’est à 44 ans que j’ai eu mon premier chez moi. Je n’étais plus chez quelqu’un mais j’avais mon studio à moi et j’y croyais pas ». La reconstruction a été progressive. Élina est lucide ; elle sait qu’elle reste fragile : « Aujourd’hui, je vais bien : je me gère. C’est déjà pas mal. Parfois, il y a des vieux démons qui reviennent et je fais des crises de panique, des cauchemars ».

Cette fragilité n’empêche pas Élina de s’engager de multiples manières. Elle est devenue comédienne et, par son spectacle, elle sensibilise à la réalité des SDF. Elle donne des conférences à de nombreux publics. Elle aime dire qu’elle a été invitée par le Medef[2] pour faire comprendre aux patrons qui voient une de leur entreprise couler qu’on peut repartir.

Elle profite de toutes ces occasions pour démonter les préjugés : « la vraie problématique, ce n’est pas l’exclu, mais l’inclus qui pointe du doigt ou qui pense à notre place… Par exemple, celui qui pense que le SDF, il ne faut pas lui donner de l’argent parce qu’il va tout boire. Moi, je leur demande : ‘À la fin du mois, quand votre employeur vous paye, est-ce qu’il vous dit :  Attention, vous payez votre loyer, votre téléphone, votre abonnement de train, mais vous ne buvez pas !?’ Quand on donne de l’argent, on n’attend rien en retour. Ou encore, ceux qui donnent un sandwich mais qui ne se rendent pas compte que le SDF, il n’a plus que 5 dents : comme il est gentil, il va dire merci et puis il jettera le sandwich à la poubelle.

Dans mon spectacle, je parle de mon pote Yo que je croise devant le supermarché où je vais faire mes courses. Yo, il me donne toujours une clope, alors je lui dis : ‘Et toi, Yo, tu veux quelque chose ?’ Souvent, je demande au gens : ‘Qu’est-ce que vous croyez qu’il m’a demandé ?’ La réponse la plus fréquente, c’est : ‘Une bière’. Ben non ! Yo me demande une fois du papier toilette, une fois des haricots rouges, une fois un Orangina… Et l’autre jour, il me dit : ‘Écoute Élina, la semaine prochaine, je vais voir ma famille en Roumanie, tu ne pourrais pas m’acheter un p’tit truc de parfum comme ça ?’ Moi-même, j’étais estomaquée et je lui ai dit : ‘ben oui, bien sûr…’ Il n’y a personne qui pense qu’on se parfume dans la rue ».

Et Élina d’embrayer sur un engagement qui lui tient à cœur : elle est marraine de deux associations : Les Coiffeurs de la rue et Camping care. « Quand tu vis à la rue, comme femme, tu oublies que tu as un corps, tu te bonhommises. Alors, quand un mec veut coucher avec toi, ben, tu dis oui… Ces deux associations, elles rappellent aux femmes qu’elles ont un visage, qu’elles ont un corps. Elles vont te faire rencontrer un kiné, un infirmier ou une esthéticienne. Dans la rue on ne se regarde jamais dans le miroir. Alors, moi, je dis aux femmes : ‘Attends, t’es trop belle, toi !’ Alors, on les coiffe, on leur fait des gommages de peau et des tas de trucs. Au départ, parfois, elles ne veulent pas se regarder, puis elles se sentent apaisées. Et quand elles arrivent à se regarder dans le miroir et qu’elles voient comme elles sont belles, c’est magique ! Tout est gagné : la prochaine fois qu’un type voudra coucher avec elle, elles sauront qu’elles ne sont pas un objet sexuel, mais qu’elles ont une dignité ».

En Belgique, Élina est aussi marraine de l’association DoucheFlux qui offre à Bruxelles un accompagnement diversifié aux personnes qui vivent à la rue pour qu’elles puissent accéder à leurs droits fondamentaux[3]. L’association dispose notamment d’un centre de jour où les personnes peuvent venir se doucher, laver leurs vêtements, participer à des activités de loisirs, avoir accès à la culture et à l’information.

Jolie Fleur

Avec beaucoup d’émotion, Élina évoque sa rencontre avec Sœur Emmanuelle, « une femme qui m’a beaucoup inspirée. C’était le 17 octobre 1998, la journée internationale de lutte contre la misère. Comme SDF, j’étais interviewée sur France 2 par Bruno Masure. Et Sœur Emmanuelle était là aussi : elle arrivait de son bidonville au Caire. Elle ne s’imaginait pas qu’il y avait autant de femmes sans-abri. Et donc, après, elle a décidé de créer La Chrysalide, un centre maternel à Bobigny, et elle a dit : ‘Elle, elle va nous aider’.

Donc j’allais à des réunions où il y avait des architectes, des juristes, des moniteurs éducateurs. Moi, je les écoutais, j’étais impressionnée quand-même. En 98, je n’avais pas encore de logement. Lors d’une réunion, on pose cette question : quel public on veut accueillir dans notre centre maternel ? Ils disaient : ‘Non, pas de toxicomane ! Non, pas de prostituée !’  Alors, à un moment donné, je prends mon courage à deux mains et je dis : ‘Attendez, vous rêvez ou quoi ? Moi, chaque fois que je vais dans un centre pour femme, j’arrive pas en disant : ‘Je vous préviens, je prends du crack. Je vous préviens : je couche avec des mecs. Ben, non, tu racontes des conneries pour qu’ils te prennent’. Alors, Sœur Emmanuelle a tapé du poing sur la table et elle a dit : ‘Jolie fleur a raison. Il faut savoir ce que vous voulez : c’est pas un hôtel 3 étoiles qu’on veut ouvrir !’ Sœur Emmanuelle, elle ne se rappelait jamais mon prénom, alors elle m’appelait Jolie Fleur. Et à partir de là, on est devenues copines ».

Élina pensait qu’elle ne pourrait jamais être comme Sœur Emmanuelle. Mais aujourd’hui, elle est fière d’elle, de son parcours. Cela lui donne plein d’espoir que des jeunes qui se forment en sciences humaines viennent la voir pour mieux comprendre le monde de la rue et changer la société. « À la fin de mon spectacle, je dis toujours à la salle qui est pleine : ‘Tant qu’il y aura des gens comme vous, je croirai en l’humanité !’ ».

Notes :