Bifurquons sur une autre carte !
Pourquoi est-ce qu’une jeune personne de 23 ans passerait délibérément un weekend à occuper un site de dépôt et transit de pétrole, sachant qu’elle transgresse la loi et s’expose à une arrestation et à des interventions policières potentiellement violentes ? Qu’est-ce qui la met en mouvement ? Sur base de quelle compréhension du monde agit-elle ? En décrivant la compréhension du monde à partir de laquelle agit un activiste participant à une action de désobéissance civile de Code Rouge, cet article est une invitation à emprunter une nouvelle carte conceptuelle pour comprendre différemment les transformations environnementales que nos sociétés expérimentent.

Le premier objectif de cet article est d’exprimer le refus d’être jugé à partir des cadres de référence politiques conventionnels – souvent façonnés par des pouvoirs économiques dont les intérêts ne s’alignent pas avec les intérêts de la survie humaine – et de réclamer le droit d’être compris selon ses propres catégories de pensée et d’action. Le second est de dessiner, à la suite du philosophe Baptiste Morizot, les contours d’une autre carte ontologique – une autre compréhension du monde – proposée comme paradigme d’expérience alternatif pour comprendre les multiples crises que nos sociétés traversent.
S’il y a une leçon à tirer du changement de nos conditions de vie collective (températures extrêmes, feux de forêts, sécheresses, ou inondations mettant en péril nos récoltes), c’est que nous avons besoin de nouveaux cadres d’interprétation de ces conditions et de nouvelles catégories de pensée pour identifier de possibles trajectoires de société. Puisqu’il n’y a « pas de planète B » et qu’il est manifeste que les cartes que nous avons utilisées jusqu’à présent sont incapables de nous mener vers une planète habitable, je propose une carte alternative.
Redéfinir la violence
Face à la qualification de certaines mobilisations pour la défense du vivant d’« écoterrorisme » ou d’« activisme radical », il est pour moi inacceptable de me voir imposer les termes de ce qui constituerait un acte « violent ». Déterminer la portée des mots est un enjeu important dans tous les champs politiques. En particulier quand il s’agit d’une réaction à des activités dont l’intérêt pour le bien commun est contesté par une grande partie de la population, comme l’extraction pétrolière, il est fondamental dans un État démocratique de pouvoir débattre du sens des mots.
Selon moi, la violence se définit par rapport au vivant. Dans la mesure où un comportement atteint une vie – humaine ou autre –, elle est violente. À cet égard, je m’inspire de la philosophie de Gandhi. Ayant développé la notion de non-violence sur base du concept jaïniste de ahimsa – qui renvoie à tout dommage infligé à un être vivant –, il déclara que « violenter un seul être humain c’est […] nuire non seulement à cet adversaire, mais, à travers lui, à l’humanité tout entière »[1]. Le consensus d’action de Code Rouge, auquel chaque activiste est tenu.e de souscrire, reflète cette notion[2].
Dès lors, quand nous nous attachons aux voies de chemin de fer pour bloquer la circulation de trains transportant du pétrole, ou que nous empêchons l’accès des camions à un dépôt, non seulement nous n’agissons pas de manière violente, mais – surtout – nous agissons contre des actes et des projets réellement violents. Si nous nous mobilisons, c’est par indignation face aux violences infligées aux vies humaines et non humaines par l’investissement persistant dans des énergies fossiles et des projets extractifs néocoloniaux.
Une fois achevé, le projet EACOP ‒ visant la création par TotalEnergies du plus long oléoduc chauffé au monde afin d’exploiter des puits pétroliers situés dans des réserves naturelles près du Lac Albert en Ouganda ‒ aura déplacé et dépossédé plus de 110.000 personnes de leurs terres, traversé 2.000 km² d’environnements servant d’habitat à différentes espèces protégées, et mis en danger les ressources d’eau dont une grande partie des populations ougandaises et tanzaniennes dépendent[3]. L’exploitation de ces puits pétroliers ne vise qu’à répondre aux besoins oléophages de nos sociétés occidentales. Elle ne bénéficiera pas aux communautés locales qui ‒ étant déjà les premières à subir les sécheresses causées par le dérèglement climatique ‒ voient la peau de leurs terres être déchirée pour libérer encore plus de substances réchauffant notre planète.
L’ancienne carte : réaliser une ‘transition’ pour protéger la Nature
Si de tels projets dévastateurs de vie peuvent voir le jour en guise de « transition énergétique »[4], c’est que nos systèmes politiques héritent d’une compréhension du monde qui nous sépare fondamentalement ‒ nous, humains ‒ des autres vivants. Cet héritage correspond à une des quatre ontologies décrites par l’anthropologue Philippe Descola. L’ontologie, la composition du monde dont nous héritons en tant que modernes, est le naturalisme[5].
Dans cette ontologie, tous les êtres non-humains appartiennent à un régime d’existence distinct de celui des humains et entrent dans une même catégorie de phénomènes : la Nature. Cette manière d’exister répond à des causes déterministes et est dépourvue de toute subjectivité. Dès lors, la Nature, en tant que matière inerte répondant à des lois mathématiques, ne constitue que le décor des histoires écrites par nos sociétés humaines. Cette ontologie se manifeste principalement à travers la persistance dans notre ordonnancement du monde du dualisme hiérarchisant nature/culture.
Ce grand partage façonne aussi la notion de violence que je conteste. D’un côté, tous les humains et leurs artefacts et propriétés bénéficient d’un statut protégé. L’activité d’infrastructures industrielles et l’exercice de droits de propriété quasi absolus – même quand elles mettent en danger des ressources de vie communes tel le lac Albert (assurant 30 % des pêcheries ougandaises) – ne peut qu’être exceptionnellement remise en question. De l’autre côté, la Nature – comprenant non seulement tous les vivants non-humains, mais aussi les personnes déshumanisées et naturalisées telles les communautés paysannes dépossédées par le projet EACOP – est dévalorisée. Ainsi, nos économies et ordres juridiques sanctionnent une vision du monde où seuls certains humains – trop souvent blancs – et leurs créations privées sont à protéger, alors que nos communs, c’est-à-dire nos lieux de vie et nos « milieux donateurs » sont privés de toute considération juridico-économique[6].
Sur la carte naturaliste, seuls des actes destructeurs des premiers – les éléments que ce grand partage place du côté de la culture et de l’humain – constituent de la violence. Pourtant, ce sont les seconds qui rendent nos milieux habitables et permettent nos respirations.
Une carte alternative : sortir du fossile fragilisant pour défendre le vivant
Convaincus qu’une utilisation prolongée de la carte naturaliste ne fera qu’exacerber les crises écologiques, en participant aux actions de Code Rouge, nous composons un autre monde. Il ne s’agit pas de rejeter la carte naturaliste parce qu’elle serait fausse, mais plutôt de l’écarter en tant que schème ayant facilité la fragilisation des systèmes vivants dont nous dépendons.
Comme l’écrit Baptiste Morizot (dans un autre contexte), « il s’agit donc de diagnostiquer les effets toxiques des cartes actuelles, les ‘chemins de l’action’ inadéquats qu’elles imposent, et de dresser de nouvelles cartes »[7]. À cet égard, la carte du vivant permet de rendre intelligibles deux réalités auxquelles la carte naturaliste est aveugle. Elle invite à une réflexion politique autour de deux nouvelles catégories de pensée.
Premièrement, elle rend perceptible le travail de « création de monde » que tout organisme réalise et par lequel il transforme son environnement au bénéfice de tous ses autres habitants[8]. Pensez au ver de terre qui, par ses promenades de fouille et par sa digestion, rend le sol poreux à l’air et à l’eau et le fertilise. Non seulement il permet nos cultures, mais il rend nos sols plus résilients aux sécheresses et inondations. En nous replaçant aux côtés des autres vivants, la carte alternative nous place dans un monde déjà peuplé. Elle montre que ce n’est pas seulement « notre » climat qui est « en crise ». Il s’agit de mutations des climats de différents biomes et régions-niches spécifiques où divers vivants cohabitent.
Ainsi, cette catégorie de pensée aiguise nos esprits à voir que ce n’est pas sur une Nature se comportant suivant des lois déterministes que nos actions humaines ont un effet. Par exemple : un réchauffement de température moyenne de 2°C causera nécessairement des perturbations de cycles déterminés. C’est vis-à-vis de tous les autres vivants qui font monde à leur manière que nos comportements de combustion ont un effet. En contribuant au dérèglement climatique, nous influençons les vies de beaucoup d’autres êtres dont nous ne savons pas comment leur capacité à faire leur monde – et aussi le nôtre – sera affectée.
Puisque nous habitons la même Terre, et que nous ne vivons que dans les environnements transformés par les autres vivants, nous « habitons les effets de la vie des autres »[9]. Nous touchons ici à la deuxième catégorie de pensée offerte, à savoir la création d’habitabilité d’un environnement.
Si nos lieux de vie sont aujourd’hui habitables, c’est l’œuvre toujours renouvelée d’une myriade de vivants visibles et invisibles qui, par leurs trajectoires de vie, créent les conditions de possibilité pour notre respiration, notre santé, et nos cultures. Ce n’est que par l’expiration des arbres et des algues que notre inspiration est possible. Ce n’est que par la pollinisation des abeilles et la fertilisation des sols par les vers, bactéries et champignons que nos récoltes sont possibles. Nous habitons ainsi des « milieux donateurs » multi-spécifiques qu’il est impératif de défendre pour notre survie.
Cette catégorie de pensée donne sens à mes actions de contestation. Ce n’est pas en tant qu’humains qui cherchent à « sauver le climat » ou à protéger la Nature que nous bloquons les chemins de fer véhiculant le pétrole. C’est en tant que vivants qui ré-assument leur tissage aux différents milieux multi-spécifiques que nous nous mobilisons, contre des activités qui dégradent et fragilisent ces milieux. « Défendre le vivant, défendre les milieux de vie interspécifiques, c’est ainsi défendre l’habitabilité du monde »[10].
Par nos blocages, nous visons donc fondamentalement à défendre les différentes espèces et les différents milieux auxquels nous sommes tissés de près ou de loin en interdépendance : non seulement les environnements en haute mer abritant des riches écosystèmes aquatiques (en péril par des forages offshore), mais aussi les réserves naturelles terrestres comme celles mises à mal par les forages du projet EACOP en Ouganda.
Conclusion
Quand vous nous voyez occuper une infrastructure fossile, sachez que c’est pour assurer l’habitabilité de nos – de vos – environnements que nous mobilisons nos corps. En empêchant la circulation sur les chemins des anciennes cartes, nous voulons inviter nos dirigeants à bifurquer sur une autre carte. Ainsi, en faisant obstacle au capitalisme et colonialisme pétrolier, nous ne sommes rien d’autre que le vivant qui se défend.
Notes :
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[1] Mohandas Karamchad Gandhi, La voie de la non-violence, Gallimard, 2019.
[2] Voir www.code-rouge.be/consensus-d-action.
[3] Pour une étude des nombreux effets délétères du projet, voir Maïa Courtois, « Eacop : le projet climaticide de TotalÉnergies en 6 chiffres », Reporterre, 28 février 2023.
[4] Dans ses diverses communications publiques, entre autres sur sa page web « transition énergétique », l’entreprise TotalEnergies se définit comme un « acteur majeur » de la transition vers des énergies renouvelables, et présente Tilenga et EACOP comme des « projets alignés avec notre démarche de neutralité carbone ».
[5] Philippe Descola, La composition des mondes, Flammarion, 2014.
[6] Baptiste Morizot, Raviver les braises du vivant. Un front commun, Actes Sud,2020.
[7] Baptiste Morizot, Les diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Actes Sud, 2016.
[8] Voir Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme, La Découverte, 2017.
[9] Baptiste Morizot, Raviver les braises du vivant, op. cit.
[10] Ibidem.