En Question n°154 - septembre 2025

Jörg Alt : de la militance climatique à la case prison

En avril 2025, le prêtre et jésuite Jörg Alt a passé 25 jours dans la prison de Nuremberg. Conséquence assumée de son refus de payer une amende de 500 euros à la suite de sa participation à une action de désobéissance civile dans la cadre de son engagement dans la lutte contre le dérèglement climatique. Depuis son entrée dans la Compagnie de Jésus en 1981, Jörg a pris au sérieux la mission que celle-ci a redécouverte sous l’impulsion du Père Arrupe : servir la foi et promouvoir la justice. Que ce soit aux côtés des réfugiés et des migrants, en faveur de la justice fiscale et de la lutte contre la pauvreté ou plus récemment pour les victimes des crises écologiques. Nous l’avons interrogé sur son expérience de désobéissance civile.

Jörg Alt (à droite) et d’autres activistes lors d’un blocage routier à Nuremberg – crédit : SJ Bild

Comment en êtes-vous arrivé à vous engager dans des actions de désobéissance civile ?

L’encyclique Laudato si’ a été une étape importante dans ma prise de conscience des questions écologiques. En Allemagne, le mouvement Fridays for Future[1] m’a mis en alerte sur l’urgence de la crise climatique. J’ai voulu le soutenir. Au début, il fonctionnait selon des méthodes classiques : manifestations, dialogue avec des politiciens, élaboration de manifestes politiques. Mais cela ne menait nulle part, car les politiciens se limitaient à sourire, à leur taper dans le dos et à ne rien faire.

Quelques jeunes en ont conclu qu’il fallait des protestations et un plaidoyer plus radicaux. Ils ont donc entamé une grève de la faim en 2020, avant les élections fédérales en Allemagne : ils voulaient que les principaux candidats discutent avec eux de la crise climatique et de la situation dans les pays du Sud. J’ai alors joué le rôle de médiateur en coulisses pour organiser ces rencontres. Mais la probabilité que ces candidats tiennent les promesses faites à ces jeunes était très faible.

Alors, ce groupe qui s’est donné pour nom Last Generation[2], s’est lancé dans des actions de désobéissance civile. Ils ont commencé par récupérer de la nourriture dans les poubelles, dénonçant ainsi le paradoxe entre la faim dans le monde et la surproduction alimentaire. Cette activité coïncidait avec les messages du pape François, qui a organisé des conférences sur la réduction du gaspillage alimentaire et publié des tweets sur ces questions, sans que personne ne s’en émeuve.

Je suis allé voir mes supérieurs et je leur ai dit : « Écoutez, ces jeunes travaillent sur une question qui est extrêmement catholique. Ils font ce que nous, en tant que jésuites, sommes censés faire, en pointant quelque chose qui est très néfaste ». Mon supérieur m’a répondu : « D’accord, si tu veux les soutenir, fais-le ».

C’est ainsi que j’ai participé à deux reprises à une action consistant à voler de la nourriture dans des poubelles et à la distribuer publiquement dans les piétonniers du centre-ville. Ensuite, j’ai appelé la police pour dénoncer ce « vol sérieux » que j’avais moi-même commis…

Y a-t-il eu d’autres actions auxquelles vous avez participé ?

Après le « vol » de nourriture, le groupe a gagné en notoriété auprès du public et a réfléchi à d’autres modèles d’action.  Ils sont tombés sur l’idée de bloquer les routes. En Allemagne, après la production d’énergie et l’industrie, le trafic routier est en effet le secteur qui émet le plus de gaz à effet de serre. Symboliquement, nous devions au moins bloquer le trafic individuel, car c’est le comportement le plus consommateur : une personne par voiture.

Au début, je n’étais pas très enthousiaste. Il était évident que les automobilistes allemands seraient furieux. Le droit à la libre circulation en voiture individuelle est sacré en Allemagne ! Je n’étais donc pas prêt à participer à ces actions, mais j’ai parlé de cette initiative à des jésuites du Sud global et à la Global Foundation[3], et ils m’ont répondu : « Quelle merveilleuse idée ! Le changement climatique est disruptif chez nous. On subit de nombreuses perturbations : glissements de terrain, pluies torrentielles, sécheresses, etc. Dans les pays du Nord, vous ne connaissez pas encore ces perturbations de la vie quotidienne causées par le changement climatique. Donc, si ces jeunes perturbent la vie quotidienne en bloquant les routes, c’est une forme de protestation symboliquement très appropriée pour toucher le public et les politiciens allemands ». D’ailleurs, lors des premiers barrages routiers, des jésuites du Sud global ont publié une déclaration de soutien.

Ce sont donc vos frères jésuites des pays du Sud qui vous ont convaincu ?

Pas tout à fait. Pour moi, le tournant décisif s’est produit cinq mois plus tard. En effet, la loi allemande sur le climat prévoyait une disposition selon laquelle les départements gouvernementaux qui ne respectaient pas les objectifs de réduction des émissions devaient prendre des mesures immédiates. Or, le secteur le plus en défaut était celui des transports. Le ministre des Transports aurait donc dû prendre des mesures immédiates, comme limiter la vitesse sur les routes ou interdire la circulation le week-end. Mais il a dit : « Non, je ne veux pas le faire, ce ne serait pas populaire ». Je me suis donc dit que, si un ministre s’estimait libre de ne pas respecter la loi, alors moi aussi j’étais autorisé à ne pas la respecter et je pouvais donc participer à ce type de protestation. C’était la première fois que j’occupais la rue : il y a 3 ans, le 16 août 2022.

Une action radicale comme un barrage routier, ne risque-t-elle pas d’être contre-productive vis-à-vis des citoyens ordinaires ? Ne risque-t-elle pas de les effrayer ou les scandaliser ?

Bien sûr, il y a un risque, mais quand les jésuites du Sud m’ont dit que le symbole était bon, qui suis-je pour envisager les choses autrement ? Quand les gens nous critiquaient, je disais toujours : « Si vous n’aimez pas nos actions, proposez-moi quelque chose qui soit meilleur et qui fonctionne mieux, et nous le ferons ». Personne n’avait de meilleure idée. Et si vous regardez l’histoire de la désobéissance civile, aucun mouvement n’a commencé par des actions populaires.

C’est cette action qui vous a valu d’être condamné à une peine de prison ?

Je n’ai jamais été condamné à une peine de prison. J’ai été condamné à payer des amendes, mais j’ai refusé de les payer parce que, dans le cadre de la procédure judiciaire, les juges ont validé le fait que la crise climatique est grave et que les responsables politiques n’en font pas assez. Ensuite, ils ont reconnu que bloquer les routes est un moyen de protestation adéquat, car les autres formes de protestation ne fonctionnent plus. Et enfin, ils ont constaté que les responsables politiques ne sont pas intéressés par la résolution des problèmes, mais agissent sous la pression de groupes d’intérêts financiers.

Comment les juges pouvaient-ils donc me condamner après avoir dit cela ? Apparemment, vu l’inaction du gouvernement, j’avais fait ce qu’il fallait. La situation était absurde. Si je payais l’amende, j’acceptais que ce verdict était juste, or il ne l’était pas. À la suite de mon refus de payer, le procureur m’a proposé d’effectuer plutôt des travaux d’intérêt général. Je lui ai répondu : « Des travaux d’intérêt général j’en fais depuis que je suis entré chez les jésuites, et cela sans être rémunéré ! Ce ne serait donc pas une punition. Si je dois purger ma peine, vous devez m’enfermer ». Et finalement, c’est ce qu’ils ont fait.

Comment avez-vous vécu toute cette procédure judiciaire ?

Cela a été extrêmement frustrant. Nous savions que les politiciens étaient peu disposés à agir, qu’ils écoutent davantage les lobbyistes que la science ou même la population. En effet, 70 % des Allemands sont prêts à accepter la limitation de vitesse. Mais, évidemment, les constructeurs automobiles ne le veulent pas. Nous l’avons montré lors du procès et nous espérions que nos actions seraient considérées comme justifiées, car même la Cour constitutionnelle fédérale allemande a déclaré que le monde politique n’en faisait pas assez face à l’urgence climatique.

Mais les tribunaux bavarois ont ignoré cela. Ils ont simplement dit : « Il y a peut-être quelque chose qui ne va pas, mais notre rôle c’est de juger votre action de blocage routier ». Notre action a donc été sortie de son contexte : on n’a regardé que le fait que des « fous » avaient empêché un automobiliste allemand de se rendre quelque part. C’est vraiment déprimant ! Bien sûr, la loi dit qu’il y a une infraction, mais il y a des dispositions, des droits et des valeurs et tout un contexte qui justifient la désobéissance civile et la résistance civile.

Attirer l’attention du public sur la question climatique, était-ce également un objectif pour vous lorsque vous avez refusé de payer cette amende ?

La désobéissance civile ne fonctionne que si vous bénéficiez du soutien populaire. Vous devez travailler avec les réseaux sociaux et les médias traditionnels. Vous devez faire tout ce que vous pouvez pour que les gens comprennent ce que vous faites et pourquoi vous le faites. Bien sûr, le fait que je sois prêtre jésuite m’a aidé, car, à ma connaissance, je suis le seul prêtre jésuite au monde qui ait été impliqué dans ce genre d’activités, ce qui explique pourquoi on en a parlé également en Angleterre, aux États-Unis, en Israël ou en Inde.

Vous avez donc été détenu pendant 25 jours dans la prison de Nuremberg en avril 2025. Comment s’est passée votre expérience de la prison ?

Mon accompagnateur spirituel a également passé du temps en prison pour avoir participé à une manifestation pour le climat, et il m’a dit : « Il y a une chose très importante à savoir si tu vas en prison : ne dis à personne que tu es prêtre catholique, car tout le monde pensera que tu es pédophile et que tu as été condamné pour abus sexuels ». J’étais donc inquiet et je me disais : « Si mes codétenus pensent cela, que vais-je faire ? J’ai 63 ans et je ne suis pas vraiment en bonne forme physique pour me défendre ». Mais dès que je suis arrivé en prison, les autres détenus se sont rendu compte que j’étais « le prêtre du climat qu’on a vu à la télévision ». Et ils m’ont traité avec un extrême respect.

Une autre chose qui m’a aidé, c’est que les détenus et les agents savaient que, en tant que prêtre catholique, je suis soumis au secret professionnel. Donc, je pouvais dire des choses sans révéler qui me l’avait dit. Ils sont alors venus me voir et m’ont dit : « Vous avez accès aux médias et il y a tellement de choses qui ne vont pas en prison et que le public ne sait pas : pourriez-vous envisager de noter toutes ces choses et d’en parler quand vous serez sorti ? » J’ai accepté car, comme sociologue, je dispose des outils méthodologiques nécessaires à ce type de recherche. J’ai donc été chercheur pendant 25 jours : j’avais mon terrain, mes entretiens, mes notes. J’ai rédigé un rapport que je viens de publier[4].

Comment évaluez-vous l’impact de tout ce processus – barrage, procès et détention – compte tenu de l’attention qu’il a suscitée auprès du public ? L’impact a-t-il été positif selon vous ?

Non, bien sûr que non. Certes, sans ce type de protestation, la question climatique aurait complètement disparu de l’agenda public. Car la guerre en Ukraine, l’inflation et la sécurité énergétique préoccupent beaucoup plus les gens que la question climatique, qui n’est pas encore vraiment une réalité pour les Européens. Nous mettons donc en garde contre une crise qui semble ne pas être encore là, alors que toutes les autres crises font sentir leurs effets. Au bout du compte, nous avons échoué, car on nous a toujours répondu : « Nous avons des questions plus urgentes à résoudre en premier lieu et nous nous consacrerons aux questions climatiques plus tard ». En outre, les populistes ont utilisé notre barrage routier pour monter les gens contre notre message, c’est pourquoi nous avons cessé ce genre d’action, car cela ne menait nulle part.

Quelle est maintenant votre stratégie d’action ?

Nous devrions réfléchir aux moyens d’affaiblir le système néolibéral, de manière à réduire son influence sur le politique, les médias et l’opinion publique. Parfois, je me dis que l’Église catholique a un rôle important à jouer, car si l’on se réfère aux Actes des Apôtres, les premiers chrétiens, en menant un type de vie communautaire, avaient une approche alternative de la société. Et finalement, ce type de valeurs a causé la chute de l’Empire romain. Peut-être, devrions-nous réfléchir, en tant que chrétiens, à la manière de prendre plus au sérieux notre message, nos ressources, nos membres, nos objectifs et nos valeurs afin de mettre l’accent sur une approche alternative de la société, face à la crise climatique et au besoin de solidarité mondiale. Comment y parvenir ? Je n’en ai aucune idée.

Est-ce que tout au long de ce processus, vous vous êtes senti soutenu par les jésuites et les évêques allemands ?

Dans leur majorité, les jésuites me soutiennent, parce qu’ils savent que tout ce que j’ai fait dans le passé était fondé et raisonné. Ils ont confiance en mon jugement. Aussi, mon provincial m’a rendu visite en prison publiquement, ce qui est un signe clair de soutien. Quant aux évêques, le problème est que l’Église en Allemagne est trop proche de l’État à cause du système de l’impôt ecclésiastique. Un évêque est venu me voir discrètement pour me dire : « Mon père, vous êtes le visage prophétique de l’Église allemande, mais ne vous attendez pas à ce que je le dise en public ». Les protestants étaient plus solidaires, mais comme leur nom l’indique, ils sont habitués à protester.

Comment avez-vous été accueilli par les autres militants en tant que jésuite et prêtre ?

Habituellement, je ne suis pas identifiable comme prêtre. Lorsque j’ai travaillé avec Fridays for Future, j’ai discuté avec eux des points de basculement, de la politique, des stratégies, etc. Ce n’est que plus tard qu’ils ont découvert que j’étais prêtre. Ils étaient surpris. Certains disaient qu’il fallait faire attention : la réputation de l’Église est si mauvaise que je ne pouvais pas avoir de bonnes intentions. Mais la majorité a reconnu que j’étais intéressé par la résolution des problèmes qui leur tiennent à cœur.

Souvent, nous parlons de nos espoirs et de nos motivations. Et là, je pense avoir un rôle à jouer, car en tant que prêtre et chrétien, je suis convaincu que Dieu connaît notre entêtement et notre paresse et que l’espoir demeure : nous avons encore une chance de redresser la situation avant qu’elle ne devienne incontrôlable.

On assiste de plus en plus à la criminalisation des militants écologiques. En France, le ministre de l’Intérieur a voulu dissoudre le mouvement des Soulèvements de la Terre. En Belgique, des activistes de Code Rouge ont été traduits devant les tribunaux…

Cela existe aussi en Allemagne, en particulier en Bavière. L’État bavarois enquête sur Last Generation, sous prétexte que ce serait une organisation criminelle, alors que ce type d’enquête est normalement réservé à la mafia et au crime organisé. Ils ont même enquêté sur moi, me soupçonnant d’être membre d’une organisation criminelle. Qu’ils gardent les forces de police et les procureurs pour les affaires vraiment graves, comme le blanchiment d’argent, la criminalité financière, le terrorisme, et qu’ils laissent tranquilles les militants pour le climat ! Les actions de protestation ne sont peut-être pas légales, mais elles sont tout à fait légitimes.

Comment expliquez-vous cette tendance à la répression des militants pour le climat ?

C’est la technique du bouc émissaire. Si ces militants sont des criminels dangereux, vous n’êtes pas tenu d’écouter leur message, ni leurs revendications. Le populisme et l’extrémisme de droite poussent la démocratie vers un régime plus autocratique, et la répression du militantisme écologique fait partie de ce jeu.

Notes :

  • [1] Fridays for future est un mouvement organisé par les jeunes qui a commencé en août 2018, à la suite des grèves scolaires pour le climat, initiées par Greta Thunberg. Leur objectif est de faire pression sur les décideurs politiques afin qu’ils prennent des mesures énergiques pour limiter le réchauffement climatique : https://fridaysforfuture.org/.

    [2] Ce nom « Dernière génération » n’est pas le fruit d’une vision apocalyptique du monde, mais plutôt une référence à ce qu’a dit Barack Obama : nous sommes la première génération qui subit les conséquences du dérèglement climatique et la dernière à pouvoir faire quelque chose pour le contrer.

    [3] https://globalfoundation.org.in/

    [4] Le rapport en allemand, intitulé « Chaque jour passé ici est un jour perdu » Ce que les détenus, les agents pénitentiaires et les experts pensent de la prison en Bavière, est téléchargeable sur le site de Jörg Alt : https://www.joergalt.de/fileadmin/Dateien/Joerg_Alt/ZUZW/250704_Bericht.pdf