En Question n°154 - septembre 2025

Françoise Tulkens : Audace et résistance

Comment se portent la démocratie, l’État de droit et les droits humains aujourd’hui en Belgique ? Faut-il militer pour les préserver ? Quelles tensions émergent entre le droit et l’action directe ? La désobéissance civile peut-elle se justifier ? Françoise Tulkens, ancienne juge et vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’homme, nous éclaire sur ces questions fondamentales pour l’avenir de nos sociétés.

Françoise Tulken – Libres de droit

Malgré ses plus de 80 printemps, Françoise Tulkens reste une référence en matière de droits humains en Belgique. Celle qui fut juge et vice-présidente à la Cour européenne des droits de l’homme ne cesse de s’engager pour la défense des droits fondamentaux et la promotion de la démocratie, que ce soit dans l’enseignement universitaire, les instances internationales, les associations, les médias, où à l’Académie royale de Belgique, dont elle est une des (encore trop) rares membres femmes. Nous l’avons rencontrée pour discuter des liens et tensions entre militantisme et État de droit, y compris le dilemme que représente la désobéissance civile.

Pour commencer, quel diagnostic posez-vous sur l’état de santé de la démocratie, de l’État de droit et des droits humains aujourd’hui, en particulier en Belgique ?

Vous faites bien de parler ensemble de la démocratie, de l’État de droit et des droits humains, car ces trois notions sont indissociables et interreliées. Les opposer, comme certains le font, c’est un non-sens !

Je ne suis pas de nature pessimiste, mais je suis préoccupée de voir que l’état de santé de cet ensemble de trois dimensions est fragile et se dégrade à bas bruit. Dans tous les domaines, on constate une série de symptômes qui révèlent une érosion démocratique. De nombreux droits humains sont bafoués, même les plus élémentaires : la liberté d’association, la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté de manifester sa religion, y compris de porter le voile. On ne réagit plus, car on s’y habitue. C’est ça qui me préoccupe. Comme le disait René Cassin, si on s’endort en démocratie, on se réveillera en dictature.

En matière migratoire, par exemple, depuis quelques années, sans aucun complexe, l’État belge ne met plus en œuvre des décisions de justice lui ordonnant d’offrir une place d’accueil à des demandeurs d’asile, sous le fallacieux prétexte qu’il n’y a pas de places… Il n’y a jamais de place pour les étrangers, sauf dans les centres fermés, là on en trouve et on en crée même de nouvelles ! Mettre en œuvre les décisions de justice, c’est l’ABC de l’État de droit. Les juges ne sont pas meilleurs que les autres, mais l’idée derrière le rôle du juge, c’est tout simplement qu’un conflit doit à un moment donné être jugé par un tiers, et que ce tiers doit être soumis à des règles de droit accessibles à tous ; sinon c’est l’arbitraire.

Aujourd’hui, on traverse bien plus qu’une période de turbulences : il y a une fronde directe. C’est devenu à la mode de dire que l’État de droit ne sert à rien. Je pense notamment à la lettre ouverte signée par neuf chefs de gouvernement européens, dont notre Premier ministre Bart De Wever. Une lettre qui a été approuvée par les autres vice-premiers ministres belges : comment ont-ils l’ignorance ou la légèreté d’endosser une affirmation selon laquelle la Cour européenne des droits de l’homme irait trop loin en matière de migration parce qu’elle applique la Convention européenne des droits de l’homme (entrée en application en 1953) au-delà des hypothèses prévues à l’origine ? C’est une ineptie : bien sûr que le droit doit être appliqué dans son contexte, sinon il perd tout son sens[1]. En plus, il faut objectiver le débat en situant exactement l’activité de la Cour en matière de migration. Sur 407.000 affaires jugées en matière de migration, il n’y a que 300 affaires où la Cour a constaté des violations des droits humains.

On doit faire attention, car on est pris dans un engrenage qui fait qu’on accepte des choses qu’on n’aurait jamais acceptées il y a dix ans ; jamais, jamais, jamais.

Dans ce contexte, selon vous, quels sont les combats les plus importants à mener ?

Au départ de tout, il y a l’idée d’égalité, qui est sérieusement mise en danger. De plus en plus, je constate une logique d’opposition entre « eux et nous », « les bons et les mauvais », « les étrangers et les nationaux ». Et la question migratoire est pour moi la plus cruciale aujourd’hui. François Héran, professeur au Collège de France pour la chaire « Migrations et sociétés », montre à travers des analyses très poussées, rigoureuses et scientifiques, que la crainte de « tsunami migratoire » est totalement infondée. Toute une série d’idées reçues prospèrent et se retrouvent dans la bouche de responsables politiques qui soufflent sur les braises de la peur, alors que leur rôle est plutôt d’apaiser et d’unir.

Bien sûr, il y a aussi la justice climatique, qui va de pair. En effet, qui souffre le plus de la crise climatique ? Ce n’est pas vous et moi, car nous avons davantage de moyens pour nous adapter, alors que nous sommes les plus responsables de la crise climatique. Tandis que les personnes pauvres, qui en sont le moins responsables, en souffrent le plus.

Face aux bouleversements écologiques, les procédures judiciaires se multiplient à l’encontre des États afin de forcer ces derniers à engager une action plus ambitieuse en la matière. Ces actions sont-elles prometteuses, selon vous ?

J’apprécie vraiment ces procès climatiques qui sont fondés sur les droits humains. Je les étudie beaucoup pour le moment. Ils viennent de la société civile, suite à des manifestations, des actes de désobéissance civile, etc. Certains se sont dit qu’il fallait aussi employer les leviers du droit, ce qui est également une forme de militantisme. Cela a commencé aux Pays-Bas avec l’ASBL Urgenda et Shell. Puis il y eu les jeunes allemands et des enfants du Népal devant la Cour constitutionnelle fédérale allemande qui ont soutenu avec succès le droit des générations futures. Des enfants portugais sont aussi venus devant la Cour européenne des droits de l’homme en revendiquant leur droit à la vie, ainsi qu’une association représentant un groupe de femmes retraitées suisses qui ont fait valoir qu’elles avaient bossé toute leur vie : « tout ça pour ça ! ». De plus en plus, des groupes d’avocats et des associations se mettent en place pour tâcher de faire dire au droit tout ce qu’il pourrait dire à ce sujet en lien avec les droits humains. Ces actions, poussées par la société civile, ne réussissent pas toujours mais elles sont prometteuses. Dans le judiciaire, cela avance toujours par petits pas, donc il faut être à la fois patient et impatient.

Des voix politiques contestent la légitimité des mobilisations citoyennes, les accusant d’aller à l’encontre de la souveraineté populaire exprimée lors des élections. Dans quelle mesure l’action militante renforce ou déforce-t-elle, selon vous, la démocratie ?

Avoir des élections libres, c’est formidable, mais c’est loin d’être suffisant. Les élections expriment une chose : la démocratie arithmétique, mais celle-ci n’est pas représentative de l’ensemble de la situation. Il faut se méfier de cette espèce d’unilatéralisme du chiffre. D’abord, tout le monde ne vote pas. Ensuite, il y a aussi la démocratie communautaire, fondée sur les valeurs de la société, notamment les droits fondamentaux. Dès lors, opposer l’action militante à la démocratie élective, ce n’est pas juste. Dire que les élections sont la seule forme de démocratie, ce n’est pas exact. Les juges font partie de la démocratie, les mobilisations citoyennes aussi. Enfin, la majorité ne peut pas imposer ses vues aux minorités ; c’est un point que je trouve très important[2].

La désobéissance civile est en recrudescence, notamment dans les luttes écologiques. Est-ce légitime, selon vous ? Pourquoi ?

D’abord, une précision : la désobéissance civile, ce n’est pas jeter de la peinture sur des tableaux de Van Gogh ! La désobéissance civile consiste à exprimer qu’il faut privilégier l’esprit de la loi sur la lettre, dans des situations extrêmes où tous les recours ont été épuisés. Alors, il n’y a plus que désobéir à la loi qui est possible. Olivier De Schutter a formulé cette belle phrase : « la désobéissance civile, c’est rappeler le droit à ses promesses ». Le droit n’est pas toujours juste, c’est une illusion de le croire. Le nombre de lois injustes qui existent… C’est bien pour cela qu’il y a des contre-pouvoirs, des cours et tribunaux, une Cour européenne des droits de l’homme : pour dire qu’il y a des lois injustes par rapport à des valeurs supérieures que sont l’égalité, l’humanité et la dignité.

Durant la Seconde Guerre mondiale, la SNCB a, d’une certaine manière, laissé faire les Allemands qui ont rempli ses wagons de Juifs et de Roms pour les envoyer dans des camps d’extermination. Mais des cheminots ont résisté, par exemple en feignant des problèmes techniques, empêchant des trains de démarrer ou les forçant à s’arrêter[3]. Pour moi, aujourd’hui, on va être confronté de plus en plus à des dilemmes moraux tels que celui-là. Aux États-Unis, que peuvent faire les fonctionnaires chargés de mettre en œuvre la politique migratoire qui bafoue les droits fondamentaux ? Harvard a les moyens financiers de résister, mais comment va faire le ou la fonctionnaire qui a unefamille ? En réalité, cette question se pose déjà aujourd’hui chez nous : que font les fonctionnaires de Fedasil quand on leur dit de ne pas donner de place d’accueil ? Ça, c’est un enjeu de désobéissance civile.

Pour en revenir à la question climatique, que pensez-vous des actions dites de désobéissance civile, par exemple sur des sites d’entreprises comme Total qui poursuivent des projets écocides alors qu’on a déjà dépassé les objectifs des Accords de Paris ?

Si toutes les ressources légales, qu’elles soient politiques ou judiciaires, à la disposition des personnes pour faire valoir leur point de vue, si tous leurs arguments ont pu être exposés, et qu’en définitive cela bloque encore, et qu’on pense que la situation est vraiment contraire à l’esprit de la loi, alors il faut accepter la désobéissance civile.

Plusieurs climatologues estiment avoir tout essayé et participent donc aujourd’hui à des actions de désobéissance civile…

Effectivement, alors la seule chose qu’il leur reste, c’est de désobéir. Et il faut avoir le courage d’en payer le prix. Et je ne parle pas d’une petite amende. Ces questions ne sont plus théoriques, elles se posent concrètement aujourd’hui.

De nombreux observateurs (dont l’Institut fédéral des droits humains, Amnesty International, les Nations unies…) dénoncent une répression accrue des mouvements sociaux et écologiques. Partagez-vous ce constat et quelles conclusions en tirez-vous ?

Il est clair que les mouvements sociaux et écologiques sont de plus en plus réprimés ! Un exemple criant, dont on ne parle pas assez, ce sont les procédures bâillon. Les grosses entreprises ont de l’argent et des cohortes d’avocats pour mener des procédures bâillon, c’est-à-dire inonder les associations et mouvements sociaux de procès afin de les éreinter et de les briser. C’est très grave et il faut donc y prêter une grande attention.

D’autre part, il y a une répression menée par l’État. Par exemple, une disposition du Code pénal a récemment été modifiée pour étendre les sanctions pénales à l’endroit des manifestants et permettre ainsi leur répression, sous certaines conditions bien entendu[4]. C’est gravissime ! Mais c’est passé… Comment est-ce possible ? C’est toujours la même chose avec ces dispositions dormantes, on dit qu’on ne va pas les utiliser… Mais un jour, on les utilisera, et on ne sait pas de quelle manière. Il faut s’en méfier.

Une partie du militantisme progressiste remet aussi en question les fondements mêmes de la démocratie libérale, estimant qu’elle n’est pas représentative de la société (en particulier des populations marginalisées) et l’accusant de perpétuer des formes de domination systémique (de classe, genre, race…). Que vous inspire cette critique et comment y répondre avec justesse et justice ?

Cela rejoint l’idée que le droit serait fait pour les riches. C’est une réalité. Je réalise bien que les instances judiciaires ne sont pas représentatives des populations marginalisées. Le monde judiciaire doit évidemment se remettre en question. Des magistrats ne peuvent pas dire à la radio, comme je l’ai entendu récemment, qu’ils doivent être bien payés au risque d’être corrompus. C’est dramatique, des affirmations pareilles ! Autant je partage les revendications des magistrats, autant je pense qu’il est vraiment urgent qu’il y ait un examen du fonctionnement du judiciaire. Il ne suffit pas de dire : « nous sommes les garants de l’État de droit ». Oui, vous l’êtes, mais comment l’exercez-vous, de quelle manière, jusqu’où ?

Par exemple, dans le domaine pénal, cela fait plus de 40 ans qu’on répète qu’il faut des alternatives à la prison. Il y a des rayons entiers de bibliothèques qui le démontrent en long et en large. On sait très bien que la surpopulation, c’est le chemin de la récidive. Il faut repenser le sens de la peine dans une société démocratique. Qui on punit, pourquoi, comment ? Est-ce que tous les drogués doivent être en prison ? Est-ce que tous les demandeurs d’asile doivent aller en centre fermé ? Non !

Sur le plan législatif, dans une démocratie libérale telle qu’on en a encore jusqu’à présent, il faut absolument veiller à ce que les lois tiennent compte des populations marginalisées, en particulier en période de crise, où les droits des pauvres sont souvent encore plus fragilisés et les droits de femmes encore plus marginalisés.

En tant que femme, vous avez brisé de nombreux plafonds de verre. Selon vous, où en est-on aujourd’hui en matière d’égalité entre les femmes et les hommes ? Quelles luttes féministes restent, à vos yeux, essentielles ? Et quel message souhaiteriez-vous adresser aux femmes qui vous liront ?

On ne peut pas dire qu’on est nulle part. Si on analyse cette question sur le temps plus ou moins long de l’histoire, on observe des réformes successives aux 19e et 20e siècles. Nous venons de situations plus qu’intolérables. Avant, les femmes ne votaient pas, elles ne pouvaient pas avoir de compte en banque, ne pouvaient être ni avocates ni magistrates. Maintenant, tant mieux, on se dit : « m’enfin, comment est-ce possible ? ». Et dans 20 ans, les plus jeunes d’entre nous diront : « mais comment est-ce possible qu’en 2025 vous acceptiez encore qu’il n’y ait pas de véritable égalité de salaire ? ». Donc, oui, les femmes, on a obtenu des choses, mais on est encore très loin d’un vrai monde commun. On discute encore des quotas, de combien et comment… On voit encore que dans la plupart des conseils d’administration il n’y a pas la parité. Moi, dans la vie professionnelle, je n’ai pas vraiment ressenti le plafond de verre, car ma génération faisait comme si cela n’existait pas, et on bossait plus que les hommes ; ce qui n’est pas une bonne manière de faire. Maintenant, les jeunes femmes sont beaucoup plus conscientes de tout cela. Ce sont elles qui vont inventer les manières de s’engager dans ce monde commun.

Enfin, malgré les préoccupations que vous avez partagées durant cet entretien, quel message d’espérance aimeriez-vous transmettre aux jeunes générations ?

Oser, oser, oser ! Oser avoir confiance en eux, suivre leurs intuitions. Oser prendre des chemins de traverse. Oser contester. Oser tout remettre en question et surcout développer une vision pour le monde qu’ils souhaitent. Ils doivent le faire. C’est ça que je voudrais dire aux jeunes générations : audace et résistance.

Notes :

  • [1] Sarah Poucet, « La lettre de Bart De Wever sur la Cour européenne des droits de l’homme : ‘Opposer sécurité et droits fondamentaux c’est un faux dilemme’ », RTBF, 29 mai 2025.

    [2] « Les droits humains en Démocratie : Ceci n’est pas une option », conférence de Françoise Tulkens au Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 20 mai 2025.

    [3] Nico Wouters, Le rail belge sous l’occupation, Racine, 2024.

    [4] Le 29 février 2024, le gouvernement fédéral a adopté plusieurs lois réformant le code pénal, ajoutant notamment une nouvelle infraction : « l’atteinte méchante à l’autorité de l’État » (nouvel article 547 du Code pénal).