Le 16 septembre 2025

L’Italie sous Meloni

Au sein de l’Union européenne, l’extrême droite participe au pouvoir dans cinq pays. C’est le cas de l’Italie, où Giorgia Meloni, cheffe de file du parti post-fasciste Fratelli d’Italia, dirige depuis 2022 une coalition allant du centre droit à l’extrême droite. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Quelles sont les orientations de ce gouvernement et leurs conséquences ? Comment le système démocratique et la société civile résistent-ils ? Éclairage de Giuseppe Riggio, directeur de la revue socio-culturelle jésuite italienne Aggiornamenti sociali.

crédit : Antonio Vivace – Unsplash

Nous sommes à l’été 2022. Depuis un an et demi, Mario Draghi est à la tête d’un gouvernement d’union nationale, soutenu par toutes les forces parlementaires à l’exception de Fratelli d’Italia (Frères d’Italie). Le programme du gouvernement Draghi comporte alors deux objectifs principaux, tous deux liés à la pandémie : la gestion de la campagne de vaccination et les mesures visant à soutenir la reprise économique du pays grâce au programme NextGenerationEU. À la suite de l’attaque de la Russie contre l’Ukraine, d’autres questions cruciales et de nouvelles tensions politiques et sociales sont venues s’ajouter. En effet, certaines forces politiques italiennes avaient été très proches de la Russie dans le passé et avaient une position ambiguë par rapport au conflit qui venait de commencer, tandis que les conséquences de la hausse des coûts de l’énergie pesaient lourdement sur les citoyens et les secteurs productifs.

L’ensemble de ces événements a conduit à un sentiment général de désorientation et d’incertitude, la peur de l’avenir s’est accrue et les réactions négatives aux décisions prises pendant la pandémie ont trouvé un terrain fertile. Une telle situation peut générer une réaction violente ou faire glisser vers l’apathie comme forme de défense. Dans l’édition 2023 du principal rapport d’analyse de la société italienne, publié chaque année par le centre de recherche Censis, une image très forte, celle du somnambulisme, est utilisée pour décrire l’inertie face aux défis à relever : « Tout est urgence : donc, rien ne l’est vraiment ».

C’est dans ce contexte que, en juillet 2022, la large et hétérogène majorité soutenant le gouvernement Draghi s’effrite, un an avant la fin normale de la législature. L’impossibilité de trouver une nouvelle majorité au Parlement a poussé le président de la République Sergio Mattarella à convoquer de nouvelles élections, qui, pour la première fois dans l’histoire de la République italienne, se sont tenues en septembre et non au printemps. C’est ainsi qu’a débuté une campagne électorale étrange, qualifiée de « balnéaire » parce qu’elle s’est déroulée en plein été, s’est jouée sur des slogans plutôt que sur des programmes et a été suivie avec distraction par l’opinion publique. Les urnes ont donné deux résultats clairs : la victoire de la coalition de droite, avec l’affirmation nette et inédite au sein de celle-ci du parti Fratelli d’Italia dirigé par Giorgia Meloni avec 26 % des voix, et la nouvelle augmentation de l’abstentionnisme, le taux de participation s’arrêtant à 63,9 %, soit une baisse de 9 % par rapport aux précédentes élections.  

Les spécificités de la coalition Meloni

Le gouvernement installé en 2022 est une coalition « historique » de la politique italienne des dernières décennies, qui a longtemps eu pour principale force le parti fondé en 1994 par Silvio Berlusconi, qui s’appelle aujourd’hui Forza Italia. Les deux autres alliés historiques sont aujourd’hui la « Ligue pour Salvini Premier ministre » (Lega per Salvini premier) et Fratelli d’Italia, héritière du Mouvement social italien, le parti d’inspiration fasciste né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et présent au Parlement depuis la première législature républicaine. À ceux-ci s’ajoute un petit parti du centre, Noi Moderati (Nous Modérés). Le résultat des élections a donc déplacé le centre de gravité de la coalition de positions plus modérées vers une droite nationaliste.

Il est bon de savoir que la loi électorale italienne oblige à former des coalitions ou à conclure des accords électoraux, étant donné que seulement 37 % des sièges parlementaires sont attribués selon un système uninominal, dans lequel le candidat qui a remporté le plus de voix remporte chaque circonscription. Les sièges restants sont attribués selon le système proportionnel, ce qui incite les partis à présenter leur propre liste et un programme distinct. Comme on peut le deviner, cela crée une concurrence non seulement entre les camps opposés, mais aussi entre les partis d’une même coalition – une concurrence qui ne s’arrête pas avec les élections mais se poursuit dans la vie politique ordinaire. Chaque parti continue de s’adresser à ses électeurs historiques, cherche à se faire connaître d’autres électeurs et à accroître sa popularité, parfois au détriment des intérêts de la coalition. D’où l’agitation constante de la politique italienne ces dernières années.

Tout cela se retrouve également dans la coalition actuellement au pouvoir. Son programme comprend des thèmes qui sont clairement des chevaux de bataille de l’un ou l’autre parti. C’est le cas, par exemple, du projet d’élargissement des compétences et de l’autonomie des régions, soutenu par la Ligue, ou des réformes de la justice, qui figurent depuis des années dans les propositions de Forza Italia et qui trouvent également le soutien d’autres partis. Mais il existe également des divergences évidentes, notamment en matière de politique étrangère, en particulier à l’égard de l’Union européenne et de la Russie. Il n’est pas anodin de rappeler que, au niveau européen, Forza Italia adhère au Parti populaire européen, Fratelli d’Italia au Parti des conservateurs et réformistes européens, tandis que la Ligue pour Salvini Premier ministre adhère aux Patriotes pour l’Europe. Les trois partis ont donc des positions très différentes à l’égard des institutions européennes. Le vote sur la motion de censure à l’encontre de la Commission européenne présentée au Parlement européen le 10 juillet 2025 est révélateur à cet égard : Forza Italia a voté unanimement contre la motion ; Fratelli d’Italia a choisi de ne pas participer au vote sur la motion, afin de maintenir ouvert le dialogue qui s’est établi entre Meloni et von der Leyen ; enfin, la Ligue a voté en faveur de la motion.

Les mesures phares du gouvernement Meloni

Au cours de ces trois années de gouvernement, d’importants dossiers ont été ouverts sur différents fronts. Ceux qui prévoient des réformes institutionnelles plus larges sont encore loin d’aboutir et font l’objet de vifs débats : c’est le cas de l’introduction de l’élection directe du président du Conseil, de la réforme de la justice avec la séparation des carrières entre magistrats du parquet et magistrats du siège, de la réforme fiscale. Un revers important pour ce gouvernement a été infligé par un arrêt de la Cour constitutionnelle italienne, qui a déclaré illégales certaines dispositions clés de la loi n. 86 du 26 juin 2024 en matière d’autonomie régionale, car elles violaient des principes constitutionnels fondamentaux, tels que l’égalité, la dignité des citoyens et la solidarité, et compromettaient de fait la possibilité d’accéder à des services adéquats dans des secteurs essentiels, comme l’éducation, les transports ou la santé, de manière uniforme sur l’ensemble du territoire national.

En matière de politiques sociales, les mesures mises en œuvre sont certes conditionnées par la réduction des ressources économiques disponibles, mais elles sont également influencées par une vision idéologique axée sur la prise en compte du mérite des bénéficiaires, qui finit par culpabiliser ou criminaliser les plus pauvres. Un exemple en est l’abolition du Reddito di cittadinanza (revenu de citoyenneté), introduit lors de la législature précédente par le Mouvement 5 étoiles, actuellement dans l’opposition, au motif que ce revenu de citoyenneté serait un frein à l’emploi. Or, il s’agissait d’une mesure universelle de lutte contre la pauvreté par le biais d’un soutien économique et de la mise en place de parcours de réinsertion professionnelle et sociale pour les bénéficiaires. Les nouvelles mesures introduites par le gouvernement Meloni abandonnent la perspective universelle et subordonnent l’octroi de l’aide à la présence dans le foyer de mineurs ou de personnes dépendantes, laissant une partie de la population sans soutien et sans offrir de parcours efficaces de formation et de reconversion professionnelle permettant de trouver réellement un emploi.

Une politique migratoire restrictive en tension avec les besoins économiques du pays

Les politiques migratoires italiennes sont depuis longtemps caractérisées par une logique axée sur la sécurité, soutenue par un discours qui alimente les craintes de l’opinion publique, bien que les résultats obtenus remettent en question leur pertinence et leur efficacité. Le gouvernement actuel ne fait certainement pas exception à la règle. Immédiatement après un tragique naufrage au large des côtes calabraises le 26 février 2023, qui a coûté la vie à 94 personnes, il a adopté des mesures restrictives, comme si la simplification des procédures d’expulsion des migrants ou la construction de nouveaux centres de rapatriement constituaient une réponse suffisante pour éviter que de telles tragédies se reproduisent. Dans le même ordre d’idée, des accords ont été signés avec des pays comme la Tunisie ou la Libye pour mettre fin aux voyages par mer, et des centres extraterritoriaux ont été construits en Albanie pour examiner les demandes d’asile, un choix fait pour « externaliser » cette procédure et décourager ceux qui seraient prêts à migrer. Comme l’ont souligné les interventions de la magistrature, cette décision soulève des questions quant au respect du droit international, mais également quant à l’opportunité politique, dans la mesure où elle néglige les implications éthiques et politiques d’accords conclus avec des États où les droits politiques et humains sont compromis.

Ces mesures peuvent se traduire par une baisse temporaire des arrivées de migrants, tant que l’accord économique avec un pays étranger tient bon, mais elles ne répondent pas à la demande croissante de main-d’œuvre en Italie, ni à la nécessité d’une intégration effective des citoyens étrangers arrivés dans notre pays, ni aux besoins et désirs légitimes des jeunes de la deuxième génération. Le gouvernement Meloni lui-même en a pris conscience pour la partie économique, et a donc, sans trop de bruit, porté à 452.000 en trois ans le nombre d’entrées pour les travailleurs de nombreux secteurs économiques. Les questions d’intégration restent toutefois en suspens et deviendront de plus en plus pressantes, car on prévoit qu’en l’espace d’une dizaine d’années, l’Italie pourrait compter au moins un million de nouveaux résidents étrangers en raison du regroupement familial et des nouvelles naissances.

Par ailleurs, les choix du gouvernement Meloni bénéficient d’un large consensus auprès de l’opinion publique, comme l’a démontré le rejet clair du référendum organisé en juin 2025, qui prévoyait que l’un des critères pour obtenir la nationalité italienne, à savoir le séjour ininterrompu en Italie, soit réduit de 10 à 5 ans. Il s’agissait d’une avancée modeste mais concrète pour simplifier le parcours des migrants vers la citoyenneté. Son rejet a montré que l’opposition entre « nous » et « eux » n’est pas seulement ancrée dans l’électorat de (extrême) droite.

La démocratie et l’État de droit en danger

Parmi les aspects qui témoignent de la vitalité de la démocratie, il y a sans aucun doute la capacité à résister aux conflits qui surgissent au niveau politique et social, ainsi que le respect des règles qui régissent la séparation et l’équilibre des pouvoirs (check and balance) et la redevabilité des comptes (accountability) de ceux qui détiennent le pouvoir. Sur ces points, l’Italie du gouvernement Meloni connaît sans aucun doute des tensions et des fractures.

Au nom de la sécurité, des mesures ont été adoptées, qui prévoient l’introduction de nouveaux délits dans le sillage d’un populisme pénal inquiétant, qui touchent les formes de protestation ou d’expression de la dissidence. Entre autres, dans les nouvelles règles pénales, l’attention est souvent concentrée sur le profil de l’auteur du délit : immigré, militant, détenu, etc. On en est ainsi arrivé à un droit pénal de l’ennemi, taillé sur mesure pour l’appartenance à une certaine catégorie, qui devient une raison suffisante pour nourrir des soupçons ou considérer une personne comme dangereuse. Bien que le recours à la violence pour faire valoir ses opinions ne soit en aucun cas acceptable – et le système juridique dispose d’une série d’instruments pour prévenir, intervenir et sanctionner ce type de comportements –, on ne peut pas non plus limiter la manifestation légitime de la dissidence au point de la restreindre de manière significative. La protestation fait partie intégrante de la vie démocratique. Si une démocratie ne parvient pas à reconnaître et à valoriser la forme particulière de participation qui s’exprime à travers une dissidence, certes énergique mais non-violente, alors on peut s’interroger, avec inquiétude, sur la qualité de ses institutions, sur les relations qui existent entre les gouvernés et les gouvernants, sur la fidélité dans le temps aux valeurs qui en constituent le fondement.

L’intolérance à l’égard du système démocratique de freins et contrepoids se manifeste dans les polémiques récurrentes visant les décisions de la magistrature, en particulier sur des questions migratoires. À cela s’ajoutent des épisodes de tension avec le président de la République, qui a relevé – parfois de manière privée, et dans certains cas particulièrement importants par le biais de déclarations ou de messages officiels – des initiatives gouvernementales qu’il considère contraires à la Constitution. Dans le même temps, on assiste à une opération visant à vider la substance des lieux dédiés à la confrontation et au débat, y compris le Parlement. En effet, une vision est en train de s’imposer, selon laquelle on peut se passer de la contribution des parlementaires et que l’action du gouvernement suffit, voire – une idée encore plus dangereuse – qu’il vaudrait mieux brider l’action des parlementaires car elle pourrait constituer un obstacle, en la limitant à l’approbation de ce qui a été décidé ailleurs. On oublie la leçon d’un membre de l’Assemblée constituante, le juriste Piero Calamandrei : « Le régime parlementaire n’est pas celui où la majorité a toujours raison, mais celui où les raisons de la minorité ont toujours le droit d’être discutées ».

Même avec la presse, qui joue un rôle fondamental dans la dynamique démocratique, les relations de la Première ministre Meloni sont clairement difficiles, comme le montre la phrase adressée à Trump dans une conversation hors micro lors de la réunion à Washington à la mi-août 2025 sur l’Ukraine : « Je ne veux jamais parler à la presse italienne ». Une phrase qui se voulait une boutade, mais qui révèle l’idée d’un pouvoir qui n’a pas à rendre de comptes.

Une résistance fragmentée

La réponse de la société civile est vive, comme en témoignent les manifestations organisées par les syndicats, les organisations environnementales, les associations en contact avec les migrants ou les couches les plus vulnérables de la population. Il existe également des initiatives plus organisées, qui visent à protéger les droits des citoyens par le recours à la justice et l’opposition pacifique des représentants politiques des minorités au niveau national et local. Les organisations ecclésiastiques, telles que Caritas, jouent un rôle fondamental dans la surveillance du bien commun.

Il s’agit toutefois d’un mouvement assez fragmenté, très souvent lié à des thèmes particuliers, et dont l’impact risque donc d’être limité en termes de sensibilisation de l’opinion publique et de capacité à influencer l’agenda politique. Cela est également dû à un système d’information très polarisé, qui fait qu’il est facile de se retrouver enfermé dans une bulle communicative imperméable aux informations et aux opinions différentes des siennes.

Il faut surtout noter une difficulté fondamentale de cette époque en Italie : nous semblons avoir perdu la capacité de passer de l’indignation personnelle à la protestation, puis à la proposition politique, de la résistance à ce qui nous parait injuste à l’articulation d’une vision de la société et du bien commun. Traditionnellement, ce rôle de médiation entre les revendications sociales et l’action politique a été joué par les grands partis de masse du 20e siècle, en Italie principalement par la Démocratie chrétienne et le Parti communiste. Aujourd’hui, en revanche, ce champ reste vide, ce qu’évoque très justement l’image mentionnée plus haut d’une société de somnambules, imprégnée d’une culture individualiste.

Cependant, dans ce scénario, il existe des réalités et des initiatives qui constituent un motif d’espérance, car elles parviennent à activer un dialogue authentique et constructif entre les citoyens, les composantes de la société civile et les institutions[1]. Il en va de même lorsque je pense au sérieux avec lequel de nombreux citoyens s’engagent à vivre et à transmettre les valeurs démocratiques dans leur vie privée, professionnelle ou dans les engagements de service dans lesquels ils sont impliqués. Au fond, chaque fois que l’on accorde du crédit et que l’on recourt aux instruments démocratiques dont nous disposons, on redonne un sens à la démocratie : en la vivant et en la mettant en œuvre, on la défend et on lui permet d’évoluer.


[1] Un exemple particulièrement intéressant est celui des couloirs humanitaires organisés par Caritas Italiana, Comunità di Sant’Egidio, Federazione delle Chiese Evangeliche et Tavola Valdese en collaboration avec le Ministère italien de l’Interieur.