L’art de célébrer ailleurs dans le monde
À Taïwan, des aborigènes dansent en cercle pour inclure l’étranger. À l’île de La Réunion, une course solidaire transcende les différences. En République dominicaine, des messes de quartier transforment la rue en espace de rencontre. Que nous révèlent ces fêtes et rituels, vécues dans trois coins du monde ? Comment ces célébrations répondent-elles aux défis de leur société ? Et que peuvent-elles inspirer à nos réalités belges et européennes, souvent marquées par l’individualisme et le consumérisme ? Pour explorer ces questions, nous avons sollicité le regard de trois jésuites, anthropologues, immergés depuis des décennies dans ces cultures extra-européennes. Leurs témoignages éclairent des pratiques où la fête n’est jamais anodine : elle soude les communautés, répare les conflits, honore l’accueil, le partage et la solidarité.

À Taïwan, le rôle social de la célébration chez les aborigènes
Sur une population de 24 millions d’habitants, Taïwan compte quelques 500.000 austronésiens, appelés localement aborigènes. Ces aborigènes appartiennent à une quinzaine de groupes ethniques différents, dont les ancêtres vivaient dans l’île bien avant l’arrivée des premiers colons chinois au 17e siècle. Dans un ouvrage sur l’« âme » aborigène taïwanaise, l’intellectuel Puyuma Sun Ta-chuan explique pourquoi la danse festive y occupe un rôle central : « la danse aborigène, dont l’une des principales caractéristiques est le cercle ouvert, célèbre non seulement la joie de former ensemble une communauté, mais aussi celle d’accueillir les bras ouverts les hôtes étrangers ». Ce n’est pas pour rien que l’une des expressions les plus communes utilisées par les aborigènes de Taïwan quand ils accueillent des membres d’une autre ethnie ou des non-aborigènes, par exemple des descendants de migrants chinois ou des étrangers, est la suivante : « Nous formons tous une même famille ». Cela explique aussi pourquoi toutes celles et tous ceux qui ont déjà eu le bonheur de participer à une fête austronésienne taïwanaise, en gardent la plupart du temps un souvenir inoubliable et chaleureux.
Cette compréhension particulièrement inclusive, solidaire et ouverte du lien communautaire n’est pourtant pas une utopie naïve, car les aborigènes taïwanais ont bien conscience de l’existence du mal dans le cœur des humains. Ils savent par expérience qu’il y aura toujours des membres de la communauté tentés de refuser de partager pour accumuler des biens et pouvoir ainsi faire sentir leur supériorité aux autres. Ils ont déjà maintes fois aussi dans le passé enduré le joug de forces « étrangères », japonaises ou chinoises, qui désiraient s’approprier par force ou par ruse leurs territoires sans aucun souci de partage ou de respect mutuel. De là vient l’importance dans la culture austronésienne taïwanaise d’un autre type de célébration : le rituel de l’égorgement du cochon. Ce rituel est encore beaucoup pratiqué à l’heure actuelle, même si de nombreux aborigènes se sont convertis au christianisme et ont migré en ville pour y trouver du travail ou offrir une meilleure éducation à leurs enfants.
Au grand dam des bouddhistes locaux végétariens les plus fervents, les aborigènes de Taïwan égorgent et partagent un ou plusieurs cochons à toutes les occasions qu’ils ont de se réunir : naissance, fiançailles, mariage, noces d’or, décès, inauguration d’une nouvelle maison ou d’une église, graduation d’étudiant(s), achat d’un nouveau camion ou d’une voiture. À chaque fois, il s’agit de célébrer la solidarité de la communauté qu’un tel rituel rassemble, pour rappeler à tous qu’il ne peut y avoir de joie réelle sans partage. En effet, non seulement les abats et le sang du cochon sont cuisinés sur place avec des légumes pour être consommés festivement ensemble sous forme de soupe, mais la viande de la bête égorgée est ensuite divisée et partagée en parts rigoureusement égales qui seront emmenées à la maison par chacun des participants.
Le rituel de l’égorgement du cochon ne se pratique pas seulement pour célébrer des événements familiaux ou communautaires joyeux. Il a aussi lieu quand il s’agit d’avouer une faute grave, de demander publiquement pardon, de se réconcilier et de faire la paix, ou encore d’éloigner un malheur. Par exemple, si une femme mariée retourne dans sa famille pour fuir la violence de son mari, les frères de la victime exigeront de leur beau-frère déviant une expiation publique qui sera sanctionnée par l’égorgement et le partage festif d’un cochon entre tous les membres de la famille de la personne agressée, ainsi que leurs voisins et amis. Jusque dans un passé récent, bien des communautés aborigènes ont exigé de leurs agresseurs (militaires, marchands, fonctionnaires gouvernementaux, promoteurs immobiliers) l’égorgement de plusieurs cochons et l’organisation d’une grande fête comme condition sine qua non pour pardonner les faits passés et pouvoir collaborer à nouveau en confiance avec ceux-ci. Par ailleurs, chaque fois qu’une communauté locale est victime d’une calamité grave (typhon, éboulement de montagne, noyade, accident mortel de chasse ou de circulation), les aborigènes de Taïwan ont coutume d’égorger un ou plusieurs cochons pour faire la fête afin de retrouver la paix des cœurs et remercier ceux qui sont venus aider face au malheur : voisins volontaires, membres de la famille, pompiers, policiers, garde civile…
Les vivants ne sont pas les seuls invités aux fêtes, aux danses et aux rituels aborigènes d’égorgement du cochon. À chaque évènement festif, les ancêtres défunts sont aussi conviés et considérés comme réellement présents. La présence des ancêtres, à qui l’on offre à boire et à manger en premier, est importante car ce sont eux qui ont enseigné et vécu la solidarité communautaire et le respect mutuel. En d’autres termes, la communauté des aborigènes rassemble les vivants et les morts, pour célébrer le sentiment d’appartenance à une même grande famille, où chacun rappelle à l’autre qu’il n’y a pas de communauté heureuse et paisible sans partage, entraide, pardon et réconciliation, accueil de l’étranger et inclusion sur un pied d’égalité.
Dans un délicieux petit livre, l’anthropologue américaine Edith Turner réfléchit sur « l’anthropologie de la joie » en des mots qui nous invitent à redécouvrir les richesses cachées de la célébration collective : « En toute célébration communautaire, les talents de chaque personne peuvent être pleinement utilisés… Telle la force du vent, la célébration réchauffe le lien et la solidarité des uns envers les autres… La célébration laisse le plus souvent s’éteindre les sentiments négatifs, pour laisser place à une créativité sans idées préconçues… Elle fait découvrir que ceux qui sont encore trop souvent considérés les plus pauvres et inférieurs culturellement sont un don pour tous »[1].
À Taïwan et dans d’autres parties du monde, la célébration joue encore aujourd’hui un rôle social essentiel pour constituer, maintenir et restaurer un lien communautaire et solidaire entre les personnes. Puissions-nous nous inspirer au moins un peu du bel exemple des fêtes et rituels des aborigènes de l’île… sans pour autant devoir verser le sang de si nombreux cochons.
Olivier Lardinois
[1] Edith Turner, Communitas. The Anthropology of Collective Joy, Palgrave-MacMillan, 2012, pp. 2-3.

À La Réunion, la grande traversée de l’humanité
Célébrer, pour le corps social, est comparable à la respiration indispensable à notre existence individuelle. Un mouvement profond d’inspiration et d’expiration accompagne en effet chaque instant de notre vie. Le corps social est animé d’une dynamique similaire, nécessaire à son développement.
À l’île de La Réunion, le mariage de la mer et de la montagne renforce cette image. S’y ajoute la spécificité du monde créole réunionnais, en proximité avec les mondes dit traditionnels, souvent confondus avec immuables alors que, comme tout corps social, le monde créole réunionnais se transforme sous la poussée des courants profonds qui le traversent, endogènes et exogènes.
Traditionnel est en réalité à mettre en vis-à-vis de moderne : le monde traditionnel se différencie de la modernité de type européenne, marquée par la sécularisation, sorte de coupure ou d’indifférence au surnaturel. Ici, tout à l’inverse, est vécue la proximité permanente du surnaturel avec les éléments les plus visibles de la société réunionnaise. À tel point que l’expérience la plus commune aux Réunionnais est la relation permanente avec les entités spirituelles identifiées comme fondement de tout ce qui existe et vit. Les premiers sujets de célébration sont par conséquent les défunts, les ancêtres et les esprits ; et s’impose l’évidence de la relation qu’ils ont avec nous, nécessaire et indispensable, sa rupture signifiant mort et extinction.
La Réunion, département français de l’océan Indien, émarge pleinement à cette expérience. Ainsi, des vivants aux morts, il n’y a qu’un pas, que beaucoup franchissent ensemble. D’où l’intensité de célébrations éphémères, plus attractives pour beaucoup que la répétition d’habitudes sociales, culturelles et religieuses de rassemblement, où l’on ne sait plus trop le pourquoi de ces célébrations banalisées.
En octobre, une course de montagne internationale, devenue mythique, évoque ce renouveau auquel beaucoup aspirent. Cette année 2025, pour sa 33e édition, le Grand Raid – plus de 180 kilomètres et 10.000 mètres de dénivelé – a offert un spectacle toujours aussi impressionnant. Cependant, la célébration la plus remarquable échappe aux yeux du grand public et des médias extérieurs. C’est la course de goélettes, épreuve symbolique par excellence car aucun record n’est à la clé, sinon celui de la fraternité.
Une goélette, c’est une chaise à porteurs occupée par une personne autrement capable, expression pleine de reconnaissance et de respect pour contourner le terme d’handicapée. Les quatre longs bras de la goélette favorisent l’attelage des porteurs sur des terrains extrêmement accidentés et escarpés, avec des dénivelés impressionnants à franchir. L’effort exigé est tel qu’une équipe nombreuse de porteurs est nécessaire pour permettre leur relais rapide. Ils ont été 80 cette année à assurer la progression de trois goélettes.
Au lieu d’étape dans le cirque de Mafate – qu’aucune route ne traverse –, une liesse indescriptible s’est emparée de tous, acteurs et spectateurs de cet exploit en humanité. Plus aucune étiquette sociale n’était identifiable, alors même que les porteurs couvrent tout le spectre des professions et des situations occupées dans la société. Seule leur humanité commune a été le sujet de la célébration qu’ils ont partagée et à laquelle le public s’est joint spontanément, avec les mêmes dispositions intérieures. Comme si, au-delà du plaisir offert aux personnes portées, chacun avait éprouvé le désir de communion que vient satisfaire le rassemblement des énergies individuelles. Celui-ci était rendu visible par les mains formant une chaîne de solidarité que peu d’événements consacrent avec une telle intensité.
À n’en pas douter, une telle célébration en humanité participe de ces formes inédites que beaucoup recherchent. De telles pratiques ne sont réservées à aucun territoire ni aucune population. Peut-être faut-il simplement aiguiser son regard pour les repérer, là, présentes dans notre environnement, et source d’une forte consolation partagée.
Stéphane Nicaise

En République Dominicaine, des messes de quartier qui rassemblent
Le point de vue que je propose ici devrait sans nul doute surprendre plus d’un lecteur. C’est que je voudrais relater une expérience pastorale bien particulière, et pourtant pleine de sens pour tous ceux et celles qui y prennent part, y compris mes compagnons jésuites, et particulièrement moi-même. On est ici bien loin d’une société comme celle de la Belgique, aujourd’hui profondément sécularisée.
C’est dans ce cadre que j’aimerais vous partager le sens que peut prendre une célébration eucharistique au sein de quartiers populaires de grandes villes, comme à Saint Domingue, la capitale de la République Dominicaine, ou dans de plus petites agglomérations. Cette célébration, organisée selon un calendrier établi bien à l’avance, a lieu une fois par semaine en fin d’après-midi[1]. Elle se déplace à chaque fois dans une zone différente et rassemble les habitants du voisinage, dans une ruelle des alentours, une cour partagée entre plusieurs familles, ou encore le patio d’une maison. Les habitants de ce petit territoire, souvent assez éloignés d’une pratique sacramentelle régulière, voire membres d’autres confessions religieuses ou sans appartenance religieuse explicite, sont loin de considérer ces célébrations comme une intrusion dans leur espace de vie. Ils les rejoignent simplement pour partager un moment de réflexion collective, autour des joies et des peines du quotidien et des nombreux défis du vivre ensemble. C’est aussi un espace de rencontre avec des paroissiens, membres actifs de la communauté, originaires d’autres quartiers qui ne manquent pas ces rendez-vous hebdomadaires, où foi et vie marchent comme de concert, quand la Bonne Nouvelle de l’Évangile vient illuminer le quotidien[2].
Vue de l’extérieur, cette rencontre pourrait paraître assez dérisoire ; pourtant, elle recèle bien des trésors. Il y a d’abord le temps de la préparation et de la concertation, car il s’agit de ne rien laisser au hasard, en choisissant avant tout le lieu de la célébration. Il faut ensuite partager les responsabilités, en commençant par celle de garantir le nettoyage et la mise en condition de l’espace choisi : prêt d’une table qui servira d’autel et d’une nappe pour la couvrir, avec une bougie, un bouquet de fleurs, auquel s’ajoute quelquefois un cadre au motif religieux – image du Sacré Cœur, de la Vierge Marie contemplant l’enfant Jésus nouveau-né, invoquée ici sous le vocable de la Virgen de la Altagracia, etc. Le jour J, on aura apporté quantité de chaises de tous genres, ou de préférence des bancs, car ceux-ci permettent de gagner de l’espace. Il faut aussi, longtemps à l’avance, communiquer à la communauté paroissiale le lieu de la célébration communautaire et réserver en conséquence un petit système d’amplification portable dont dispose la paroisse. Plus important, il aura fallu veiller au contenu de la célébration et, pour ce faire, définir, là aussi en concertation avec la paroisse, le thème au cœur de la réflexion du jour, ainsi que les lectures bibliques qui l’accompagneront. De là aussi dépendent directement les deux ou trois questions qui animeront dialogue et réflexion communautaire.
Sans oublier un autre moment important de cette célébration : celui du verre de l’amitié qui vient, en général, clôturer agréablement cette rencontre. Là non plus, la communauté ne laissera rien au hasard. Il aura fallu, dans les jours précédents, prendre en charge et organiser cette partie de la logistique. Une petite collecte de fonds et la promesse de dons en nature auront permis de définir par la suite, et ce sur base du nombre estimé de participants, quel pourra être le rafraichissement, accompagné ou non d’un petit quelque chose à grignoter. Il peut s’agir d’un jus de fruit préparé collectivement ou encore de bouteilles de sodas achetées au magasin du coin ; le tout servi dans des gobelets jetables ou recyclables, avec plus ou moins de glaçons, en fonction du nombre réel de personnes présentes.
Il est patent que bien des comités de quartiers sont nés à partir de ces petites célébrations où les participants ont fait l’expérience bien concrète de leurs capacités d’organisation, d’analyse et d’initiative (qu’ils ignoraient trop souvent) pour affronter les problèmes qui les assaillent au jour le jour. Ils ont pu également prendre réellement conscience des droits qui sont les leurs et du pouvoir qu’ils détiennent de les faire valoir.
Regardées à distance, ces modestes célébrations pourraient apparaître bien « ringardes » ou témoins d’une époque préconciliaire révolue. Elles nous aident ici, bien au contraire, à contempler la force du ferment qui, dans les mains féminines de la parabole, fait lever la pâte, nous permettant ainsi d’associer notre désir à celui du Seigneur. C’est ce qu’évoque joyeusement un chant traditionnel dominicain qui réclame : « Que Noël devienne notre pain quotidien ! » ‒ ¡Que la Navidad sea pan nuestro de cada día!
Max Michel
[1] Cet horaire permet tout à la fois de profiter du retour du travail de beaucoup comme de celui de l’école ou du lycée pour les plus jeunes, mais aussi de bénéficier d’une température et d’un ensoleillement plus cléments.
[2] C’est là l’un des beaux fruits qui ont germé et mûri, au sein de l’Église latino-américaine et caribéenne, dans la ligne de la fameuse trilogie du « Voir-Juger-Agir » (VJA), adoptée par la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC). Nous touchons là aussi le cœur ou l’ADN des petites communautés ecclésiales de base (CEB) qui offrent un ancrage populaire bien réel à une bonne partie de l’Église catholique, et ceci en dépit des résistances d’une partie des autorités romaines et de certains épiscopats locaux, parfois bien indifférents face aux épreuves et aux luttes de tant de personnes vulnérables. Celles-ci ont découvert en Jésus Christ Celui qui donne sens et espérance à leur vie et à leurs souffrances.