Le 08 décembre 2025

Et si on célébrait ?

crédit : Bhupesh Pal – Unsplash

De tout temps et en tout lieu, les êtres humains célèbrent. La vie, la mort, les passages, les départs et arrivées, les anniversaires, l’union, l’amitié, les saisons, la victoire ou la défaite, le pardon, la mémoire, la révolution, la résurrection… Autant d’événements, de souvenirs, de valeurs ou de croyances qui peuvent faire l’objet d’un rite, d’une fête, d’une commémoration, d’un folklore.

Au fil de ce dossier, nous avons interrogé le sens des fêtes et des rites, tout en explorant leurs fonctions sociales. En conclusion, nous dégageons six pistes pour (re)penser et développer des célébrations qui donnent sens, ressourcent, relient, inspirent et mobilisent.

1.Prendre soin de nos émotions

Célébrer, c’est d’abord honorer nos émotions, les exprimer et en prendre soin. Comme le souligne Charles Delhez, « célébrer entretient la joie, permet de vivre nos peines et les soigne ». Pour Gabriel Ringlet, « le rôle du rite, c’est d’exprimer l’inexprimable, de ressaisir ce qui nous arrive ». Caroline Ingrand-Hoffet ajoute que le rituel « permet de formaliser une étape, de marquer un événement et de le dépasser […], de prendre acte de l’importance ou de la gravité d’un événement vécu et partagé ». À travers son vécu aux côtés de militants écologiques, elle constate que « le rituel offre un cadre qui s’avère souvent opérant face aux émotions qui [nous] envahissent de manière incontrôlée, voire incontrôlable ». Un cadre commun, où les émotions sont partagées et célébrées collectivement. « Célébrer, pour le corps social, est comparable à la respiration indispensable à notre existence individuelle », évoque Stéphane Nicaise.

2.Rassembler une communauté ouverte

« Célébrer rassemble », comme ce dossier l’a montré à maintes reprises. Caroline Ingrand-Hoffet parle d’un « événement vécu et partagé ». La célébration marque souvent l’appartenance à une communauté. Comme l’a mis en lumière le dossier d’En Question n°153 consacré aux communautés, celles-ci sont toujours soumises au risque de l’entre-soi. Une célébration vivante sera toujours une célébration ouverte, comme l’observe Olivier Lardinois dans son article sur les communautés aborigènes de Taïwan : « la danse aborigène, dont l’une des principales caractéristiques est le cercle ouvert, célèbre non seulement la joie de former ensemble une communauté, mais aussi celle d’accueillir les bras ouverts les hôtes étrangers ». Pour que le rituel puisse fédérer, il doit être « suffisamment pensé et réfléchi en fonction du public et de la situation du moment », et « donner à chacun une place », souligne Caroline Ingrand-Hoffet. L’exemple de Jean Pierre Pire, à Liège, en est une belle illustration : « quand le cantique de Marie, le Magnificat (‘Le Seigneur fit pour moi des merveilles’), slamé en wallon, rencontre le ‘Oufti’ liégeois chanté par l’assemblée, c’est, dans un même mouvement, la Foi qui transfigure le Folklore et ce dernier qui offre à la Foi une dimension humaine ».

3.Rencontrer les autres

Se rassembler ne suffit pas : encore faut-il se rencontrer. Et entre les deux, il y a un fameux pas à réaliser. À l’île de La Réunion, Stéphane Nicaise a vécu cette communion, lors d’une course de goélettes : « Plus aucune étiquette sociale n’était identifiable […] seule leur humanité commune a été le sujet de la célébration qu’ils ont partagée et à laquelle le public s’est joint spontanément ». Pour Gabriel Ringlet, « quand un rite est vrai, il crée une véritable solidarité avec celles et ceux qui en bénéficient ». De même, selon l’anthropologue Edith Turner, la célébration communautaire « fait découvrir que ceux qui sont encore trop souvent considérés les plus pauvres et inférieurs culturellement sont un don pour tous ». Puissions-nous nous en inspirer dans nos sociétés occidentales, où la diversité sociale et culturelle, bien que réelle, est souvent vécue de manière superficielle : on habite dans des quartiers différents, on ne s’informe pas aux mêmes sources (surtout à l’ère numérique), on confie rarement nos enfants aux mêmes écoles… bref, on vit trop souvent l’un à côté de l’autre. Il est donc réjouissant de voir certaines célébrations populaires, comme les fêtes du 15 août en Outremeuse ou la Zinneke Parade à Bruxelles, parvenir à susciter la rencontre par-delà les différences sociales et culturelles. Une question nous reste en suspens alors même que le bicentenaire de la Belgique reste à inventer : sans comité des fêtes attitré, que voulons-nous imaginer de beau ou de bon avec celles et ceux qui vivent dans ce même Plat Pays ?

4.Renouveler les traditions

Alors, comment prendre soin de nos propres émotions tout en les cultivant en commun, unir une communauté en accueillant l’étranger, honorer le passé tout en parlant au présent et en évoquant le futur ? Les traditions, sans cesse renouvelées, peuvent nous y aider. Toutefois, « ce qui tue la tradition, c’est le traditionalisme » et « ce qui tue le rite, c’est le ritualisme », alerte Gabriel Ringlet. « Quelles que soient les époques et les cultures, les grands rituels de passage se ressemblent […]. Mais quand les gestes, les paroles, la manière de faire, quand tout cela est mécanique, sans âme, figé dans une langue ou une culture dépassée, alors le rite s’étiole et se meurt […]. Pour que le rite reste vivant, nous devons constamment le revisiter » à l’aune des contextes et des époques. Il s’agit de transmettre sans naïveté, d’innover sans rompre. Comme le note Caroline Ingrand-Hoffet, « mettre nos rituels, nos célébrations, à l’épreuve des luttes actuelles, leur donne du sens, une raison d’être, les fait vivre, bien loin de les décrédibiliser ou de leur faire perdre leur substance ». Ce dossier nous offre de beaux exemples de célébrations vivantes, qu’il s’agisse de rites de quartier en outre-Atlantique (Max Michel), de Noël en outre-Quiévrain (Caroline Ingrand-Hoffet) ou du 15 août en Outremeuse (Jean Pierre Pire).

5.Écarter les tentatives de récupération

Les célébrations sont menacées par des dérives majeures, en particulier la privatisation, la marchandisation et la récupération politique. De nos jours, on invite davantage les personnes qu’on a envie de voir et moins celles avec qui nous pourrions former une communauté non choisie. Les lieux publics où se réunir et se rencontrer se font de plus en plus rares. On subit des campagnes de markéting intensives autour des fêtes traditionnelles. On peine à trouver des célébrants accessibles et on confie nos mariages à des wedding planners. On concède à des milliardaires d’extrême droite le financement – et donc une forme de contrôle sur – de biens publics et d’initiatives populaires comme le label « Plus belles fêtes de France », alors même qu’elles affichent sans détour leur volonté d’utiliser ces symboles pour promouvoir leur agenda politique et propulser le Rassemblement National au pouvoir. Que faire face à ces dérives ? Et si nous réaffirmions la célébration comme un bien commun à soigner, partager et renouveler ensemble ?

6.Cultiver l’espérance

Face à l’ampleur des défis écologiques, sociaux, démocratiques et interculturels, comment envisager de célébrer ? « La fête, ce n’est pas uniquement quand tout marche, quand tout va bien », rappelle Gabriel Ringlet, citant l’écrivain Jean Sulivan : « Assieds-toi au bord du gouffre, penche-toi vers l’abîme […] du fond de la nuit naîtra peut-être l’humble joie ». De cette résilience possible, Caroline Ingrand-Hoffet témoigne à travers, par exemple, la cérémonie d’adieu aux arbres qu’elle a organisée avec les zadistes de Kolbsheim. Même dans l’épreuve, le rituel peut nous (re)mettre en marche et ouvrir de nouveaux chemins. « Si Jésus s’est mis ainsi en chemin pour venir – sans aucun mépris – à la rencontre des femmes et des hommes habités par toutes sortes de traditions, rites, coutumes, légendes, chants, danses et croyances, quel autre chemin pourrions-nous prendre ? », interroge Jean Pierre Pire. Et Colette Nys-Mazure, de nous offrir ce poème :

Le monde vacille.
Des puissants se rêvent Dieu,
Des riches renâclent au partage
Les écrans font écran.

Changez !
Quelle voix dans le désert ?
Quittez les apparences
Pour gagner la vraie vie.

Une femme au ventre rond
S’épuise sur une route sans halte.
L’Enfant veut naître.
Les laisserons-nous sur le seuil ?

Cette nuit l’univers
Renaît à l’Espérance
L’étoile nous hèle
Et se pose ici, maintenant.