Le 27 juillet 2006

Ouvrons les yeux sur les centres fermés pour étrangers

En Belgique, de nombreux étrangers sont retenus dans des « centres fermés » qui sont, en fait, des prisons. La campagne « Ouvrons les yeux sur les centres fermés pour étrangers » est organisée par le CIRÉ (Coordination et Initiatives pour et avec les Réfugiés et Étrangers), le FAM (Forum Asile & Migrations) et JRS-Belgium (Jesuit Refugee Service). Ces associations ne cherchent pas à asséner des vérités. Leur seule ambition est de susciter la réflexion, de poser les jalons d’un débat dont on se dispense trop facilement. Un débat large et ouvert. Elles ne viennent pas proposer un ensemble d’alternatives clefs en mains, mais souhaitent que chaque citoyen réfléchisse à la question des centres fermés pour étrangers. La présente analyse, qui soulève différentes questions relatives à l’enfermement des étrangers en Belgique, veut aider à cette réflexion.
 

Du 8 mai au 25 juin 2006, 18 photographies géantes évoquant les centres fermés pour étrangers ont été exposées dans divers lieux de Bruxelles-Capitale : des maisons particulières, des centres culturels, des théâtres, des écoles, des syndicats, des églises… Les photographes professionnels qui les ont réalisées, veulent par-là témoigner de leur regard et de leurs interrogations sur les centres fermés.

« En Belgique, 8.000 innocents sont enfermés chaque année »

C’est le slogan qui accompagne chacune de ces photographies. Environ 8.000 personnes passent en effet chaque année par un des 6 centres fermés pour étrangers que compte la Belgique. Une détention aveugle : sont enfermés aussi bien des hommes, des femmes et des enfants, des personnes sérieusement malades ou handicapées, certaines ayant vécu des traumatismes profonds, certaines vivant en Belgique depuis parfois plus de 10 ans. Peu importe leur histoire, seul compte leur statut administratif : ils sont en séjour irrégulier ou, quand il s’agit de personnes se trouvant dans une procédure de séjour, l’administration estime nécessaire de les enfermer pour qu’ils ne disparaissent pas.

La privation de liberté des étrangers est souvent minimisée par les autorités belges. Qu’il s’agisse du Ministre de l’Intérieur qui répète à l’envi et de manière un peu cynique qu’il ne s’agit en rien d’une détention : « l’intéressé est simplement maintenu dans un lieu de transit et est d’ailleurs libre, à tout moment, de rentrer dans son pays d’origine ». Ou qu’il s’agisse du législateur lui-même qui s’évertue à cacher sous un vocabulaire aseptisé – les textes législatifs et réglementaires parlent de « maintien » et non de « détention », de « résidents » et non de « détenus », d’ « éloignement » et non d’ « expulsion »… – une politique qui met en jeu un droit fondamental et engendre souvent beaucoup de violence.

Les garanties procédurales qui entourent la détention des étrangers participent aussi de cette tendance à la minimisation. On s’étonnera ainsi de ce que, contrairement à la détention pénale qui est ordonnée par une juridiction, la détention des étrangers est décidée par une administration, l’Office des Étrangers, sur base d’un dossier écrit, et sans que soit prévu un examen automatique de la légalité de cette décision par une juridiction indépendante.

De l’exception à la règle

Dans la première mouture de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, la privation de liberté des étrangers était limitée à certains cas exceptionnels : lorsque l’ordre public ou la sécurité nationale est en danger. Avec les nombreuses modifications législatives qu’a connues cette loi, le spectre des étrangers susceptibles d’être enfermés n’a cessé de s’élargir : non seulement toutes les personnes en séjour irrégulier mais aussi un grand nombre de demandeurs d’asile.

Le projet de loi de réforme de la procédure d’asile qui est actuellement en discussion au Parlement et qui devrait être adopté avant les vacances parlementaires, s’inscrit en plein dans cette tendance puisqu’il prévoit une augmentation des possibilités et parfois des durées de détention des demandeurs d’asile. Cela vise non seulement les personnes qui demandent l’asile à la frontière – c’est-à-dire le plus souvent à leur arrivée à l’aéroport de Bruxelles – qui sont automatiquement obligées de passer leur procédure dans un centre fermé, mais aussi les personnes qui ont introduit leur demande alors qu’elles étaient déjà sur le territoire belge.

Ainsi le projet de loi « énumère les circonstances dans lesquelles un étranger peut être détenu exceptionnellement avant qu’une décision soit prise concernant sa demande d’asile »[1]. On peut s’étonner de l’emploi de l’adjectif « exceptionnel » vu qu’il s’agit de pas moins de 15 hypothèses dans lesquelles le Ministre estime qu’il est fait un usage abusif de la procédure d’asile. A titre d’exemples : le demandeur a été expulsé depuis moins de 10 ans ; si en cours de route le demandeur est resté plus de 3 mois dans un ou plusieurs autres pays ; s’il a introduit tardivement sa demande d’asile ; s’il introduit une nouvelle demande d’asile après avoir été débouté une première fois. En outre, les demandeurs dont la Belgique estime qu’un autre État de l’Union Européenne est responsable de l’examen de leur demande (selon les critères prévus par la Convention de Dublin) pourront eux aussi être détenus dès l’introduction de leur demande *.

Détention et protection ne font pas bon ménage

En détenant des demandeurs d’asile, la Belgique respecte-t-elle ses obligations internationales ? La Convention de Genève relative au statut des réfugiés précise en effet que « les États contractants n’appliqueront aux déplacements des réfugiés d’autres restrictions que celles qui sont nécessaires » et ne leur appliqueront pas de sanctions pénales du fait de leur entrée ou de leur séjour irréguliers. Les auteurs de la Convention de Genève avaient en tête que, pour fuir un pays où l’on craint d’être persécuté, le plus souvent on ne peut le faire que par des moyens « irréguliers ».

Par leur volonté d’avoir de plus en plus de possibilités légales de détenir les demandeurs d’asile, nos autorités ne manifestent-elles pas qu’elles voient en eux avant tout des fraudeurs ? N’oublient-elles pas trop facilement qu’un demandeur d’asile est d’abord quelqu’un qui demande protection, qu’il peut avoir vécu des événements traumatisants, que parfois il peut avoir fait l’objet d’une détention arbitraire ? Pour certaines personnes, la détention peut donc avoir des conséquences psychologiques graves lorsqu’elle vient s’ajouter à une histoire déjà lourde. Est-il légitime de prendre ce risque ? La question mérite d’être posée.

Un régime carcéral

Les témoignages d’actuels et d’anciens détenus en centres fermés que l’on trouve dans le dossier pédagogique et le site Internet qui accompagnent l’exposition photos, montrent combien l’enfermement peut laisser des traces profondes chez ceux et celles qui le subissent : « Je suis ici depuis 11 mois. Mon moral, bah ça va. Voyez-vous ce dessin ? Ça parle, ça exprime quelque chose, mais moi … je me sens comme une chaise… ça ne s’exprime pas. Voilà le rôle d’un centre de détention ». « On était toujours surveillé, on était comme des vaches ». « Quand tu regardes un centre fermé de l’extérieur, tu ne sais pas ce que c’est, mais une fois à l’intérieur… il n’y a pas de mots pour décrire cela car c’est trop dur ».

Même sans être maltraités, même parfois avec un bon accompagnement, les personnes vivent leur détention comme une injustice, une humiliation, une violence. Les conditions de détention sont éprouvantes et par certains aspects plus lourdes que celles d’une prison : il y est pratiquement impossible d’y préserver le droit à la vie privée tant la promiscuité est forte ; imposition d’un régime de groupe assez strict (obligations de sorties, accès aux douches et aux chambres limités à certaines heures, extinction des feux imposée …) ; pas de possibilités de travail ; contacts avec l’extérieur restreints ; régime disciplinaire sévère ; et surtout angoisse de ne pas savoir combien de temps durera la détention ni quelle en sera l’issue.

Souvent les conséquences sur le psychisme des détenus ne tardent pas à se manifester : dépression, pensées et parfois actes suicidaires, comportement agressif. La situation des familles avec enfants (et malheureusement on en trouve de plus en plus dans les centres fermés depuis une année) est particulièrement poignante. Les enfants ne comprennent pas pourquoi on les a mis en prison alors qu’ils allaient à l’école régulièrement et les parents se sentent complètement désinvestis de leur rôle parental à cause de leur impuissance : « Ici, je ne suis même plus une maman ».

Une politique symbole

La politique de détention des étrangers a une charge symbolique très forte. Elle tend à criminaliser les migrants. D’abord aux propres yeux de ceux-ci. Les menottes, les fouilles, le régime pénitentiaire, le fait de se retrouver dans la même cellule du palais de justice que des détenus pénaux lorsque leur avocat demande leur libération devant la Chambre du Conseil : tout cela contribue à humilier les personnes détenues, à les faire se sentir coupables de leur détention. C’est aussi un message adressé aux « candidats » à l’immigration : « Ne venez pas ! Vous n’êtes pas bienvenus. Voyez comment vous serez traités ». Le Ministre de l’Intérieur ne s’en cache pas puisqu’il a récemment commandé un film de dissuasion à l’intention de la population congolaise, pour lequel des personnes détenues en centre fermé ont été filmées et interviewées.

Mais les centres fermés ont aussi un impact sur l’opinion publique. La plupart de nos concitoyens ignorent réellement pourquoi des étrangers se retrouvent en centres fermés :  « Ils doivent bien avoir fait quelque chose de mal pour se retrouver en prison… ». Ces lieux symboles renforcent encore l’image du migrant délinquant, du migrant vu comme une menace. Laisser se développer de tels amalgames n’est pas innocent dans le contexte que nous connaissons actuellement.

Informer et ouvrir le débat

La politique des centres fermés met en jeu des questions importantes pour notre société démocratique. Tous les moyens sont-ils permis pour gérer les flux migratoires ? En matière de droits fondamentaux, est-il juste et légitime de faire des différences entre nationaux et « non nationaux » ? Jusqu’où est-il légitime que l’État aille dans l’usage de la violence et de l’atteinte aux droits pour mener à bien sa politique ? Des questions complexes.

Par la campagne « Ouvrons les yeux sur les centres fermés pour étrangers », nous ne cherchons pas à asséner des vérités. Notre seule ambition est de susciter la réflexion, de poser les jalons d’un débat dont on se dispense trop facilement. Un débat large et ouvert. Nous ne venons pas proposer un ensemble d’alternatives clefs en mains, mais souhaitons que chaque citoyen réfléchisse à la question des centres fermés pour étrangers.

Pour mener ce débat, il est important d’avoir des données et de mieux connaître la réalité[2]. C’est pourquoi, dans le dossier pédagogique de la campagne et sur son site Internet  (www.ouvrons-les-yeux.be/www.open-je-ogen.be), on trouvera non seulement de l’information objective (comment arrive-ton en centre fermé ? comment en sort-on ? combien de temps y reste-t-on ? quelles sont les conditions de vie ? …), une analyse des pratiques (détention des enfants, possibilités de recours, problèmes de santé, expulsions…), mais aussi des témoignages de personnes détenues et de visiteurs des ONG.

A l’automne 2006, l’exposition photo devrait circuler dans différentes villes de Wallonie et de Flandre afin de toucher largement tout le public belge.
 

* PS : Malgré les nombreuses propositions d’amendement faites par les associations de défense des droits des étrangers et des débats intenses au Parlement, le projet de loi réformant la loi sur le séjour des étrangers a été adopté tel quel, le 12 juillet 2006, par la Chambre.

Notes :

  • [1] Exposé des motifs du projet de loi en question.

    [2] Récemment quelqu’un me disait à propos des personnes en centres fermés : « Ils sont quand même mieux là que dans la rue ! ». Or, les centres fermés ont pour premier objet non l’hébergement – la plupart des personnes qui s’y retrouvent disposaient d’un appartement ou étaient accueillis dans un centre ouvert – mais l’expulsion des personnes.