ATD Quart Monde : un extraordinaire séminaire de philosophie sociale
En participant, bien qu’un peu du dehors, au séminaire de philosophie sociale organisé par le Mouvement international ATD Quart Monde, qui s’est tenu de 2019 à 2022, j’ai eu l’impression d’un remake de La République du vieux Platon, en mieux. Le génial dialogue écrit il y a bientôt 25 siècles concerne la recherche de la justice, ce qu’elle est et la manière d’y accéder. Un groupe se forme autour de Socrate qui avait l’intention de rentrer du Pirée à Athènes avec le jeune Glaucon, mais celui-ci a été rattrapé par des amis qui le prient de rejoindre un groupe d’une douzaine de personnes, d’âge et d’opinions variés. Dans un premier temps, on discutera des bienfaits ou des méfaits de la vieillesse, des raisons qui justifient une éventuelle richesse matérielle, avant que s’engage une longue méditation sur la justice, à partir de la question de savoir ce qu’est une cité juste.
Dans un autre dialogue, une conversation avec Théétète, Platon faisait dire à Socrate qu’il faut avoir des loisirs pour être véritablement philosophe, avoir été éduqué loin des préoccupations matérielles et terre-à-terre qui empêchent l’esprit de s’élever jusqu’au monde des idées. Au fond, sans le dire explicitement, le séminaire de philosophie sociale a remis en discussion la question de la misère et de la richesse, de la justice et de la cité juste, mais précisément en impliquant au premier chef des personnes vivant dans la pauvreté ou l’ayant connue. Il a démontré qu’elles peuvent pertinemment contredire Platon et ajouter de leur génie à celui du père de la philosophie occidentale. Non, la justice ce n’est pas que les producteurs, selon le langage platonicien, et même les esclaves des temps anciens ou des temps actuels, ces gens sans qui les mieux nantis ne pourraient pas survivre, demeurent à la place inférieure qui leur serait destinée. Non, il n’est pas vrai que seuls les philosophes aient pour tâche de penser et que les pauvres, pour être justes, doivent seulement travailler, souffrir et mourir en silence. Les exclus, les méprisés, les misérables pensent aussi. Ils sont parfaitement capables de participer à cette recherche incessante de vérité qui caractérise la condition humaine. Davantage encore, entrer en dialogue philosophique avec eux est indispensable pour pouvoir avancer sur ce chemin et en tirer les conséquences pour un monde en création constante.
Comme au Pirée il y a bien longtemps, un groupe s’est donc formé autour des intuitions d’un sage, Joseph Wresinski, fondateur du Mouvement ATD Quart Monde. En tout, une bonne trentaine de personnes étaient décidées à penser ensemble et à faire entendre des voix peu écoutées dans le monde de la philosophie académique. Ces voix venaient de Belgique, de France, d’Espagne, d’Italie, de Grande-Bretagne, du Brésil, de la République démocratique du Congo, de Côte d’Ivoire, de Madagascar, de l’Ile Maurice. Trois sous-groupes aux noms étranges avaient été constitués. Il y avait d’abord le groupe des « militants » issus du monde de la pauvreté. Curieuse appellation à mes yeux, comme si tous les participants, et même tous les membres ou sympathisants d’ATD n’étaient pas des militants du refus de la misère. Il y avait ensuite le sous-groupe des « praticiens et des praticiennes » qui rassemblait surtout des « volontaires permanents » d’ATD, c’est-à-dire des personnes engagées à temps plein dans le Mouvement et quelques « alliés ». Comme si ceux-là seulement savaient comment lier la pensée et la praxis. Enfin, il y avait le groupe des « philosophes », tous français ou françaises, pour la plupart enseignants dans une université. Bien que j’aie décroché il y a bien longtemps une licence en philo et que j’aie enseigné pendant 30 ans la philosophie du droit, je répugne pour ma part à me qualifier de philosophe parce que je me dis que c’est de l’usurpation à l’égard de ceux qui n’ont pas reçu comme moi la peau d’âne correspondant à leur effort de penser. Sans doute ces professionnels de la philosophie représentaient-ils une pluralité de courants théoriques et de démarches de recherche, mais ils se raccrochaient tous et toutes à ce qu’il est convenu d’appeler la philosophie sociale. Toutefois, la question essentielle n’est pas celle de la dénomination des participants, plutôt ce qu’ils ont fait ensemble.
Dans cette aventure, j’accompagnais Carine de Boubers-Van Den Elshout et Rudy Befahy, qui ne se ressemblent guère, ni par l’âge, ni par ce qui les fait vivre ou souffrir, si ce n’est que tous deux sont belges et qu’ils faisaient partie du groupe des militants parce qu’ils savent ce qu’est la pauvreté et son pouvoir d’indignité.
Ma position d’accompagnateur était privilégiée parce que je n’appartenais à aucun des trois sous-groupes. J’étais en quelque sorte au balcon pendant les sessions, assistant à une véritable éclosion philosophique inédite, qui a duré quatre ans. Comme je faisais aussi office de chauffeur des deux militants belges et que les sessions plénières se tenaient à Pierrelaye, près de Pontoise, je recueillais dans la voiture leurs réflexions au sujet du séminaire. J’apprenais aussi à connaître leurs préoccupations quotidiennes qui concernaient souvent, avant tout, leurs enfants et petits-enfants, et j’entendais comment l’effort de penser philosophiquement transformait au fur et à mesure leur perception de leur propre histoire. Tiens, tiens, les philosophes classiques ou réputés ne parlent jamais ou rarement de leurs enfants, alors que les pauvres en parlent sans cesse. Rousseau l’hypocrite par exemple, qui s’est pourtant intéressé particulièrement à l’enfance, préférait parler d’un imaginaire Émile plutôt que de sa propre quintuple progéniture qu’il avait systématiquement portée en toute hâte à l’hospice des Enfants-Trouvés. Voilà déjà un domaine au sujet duquel les philosophes installés feraient bien d’écouter les moins reconnus. Que signifie penser sans cesse le sens de la vie, du monde et de l’histoire, des actions à poser, poser la question de Dieu à partir de cette capacité de donner la vie à des êtres humains et de les élever au sens premier du terme ? J’ai été frappé par le fait que le thème de l’enfance et surtout de l’arrachement des enfants à leurs parents, frères et sœurs, se retrouve dans les trois textes finaux qui seront publiés à l’automne 2023.
Ce n’est pourtant pas l’objet principal de la réflexion finalisée. Le premier texte porte sur le droit, le deuxième sur la résistance et le troisième sur « l’injustice liée au savoir ». Sur la manière dont ces thèmes ont été choisis et sur la méthode du « croisement des savoirs » appliquée depuis longtemps au sein du Mouvement ATD Quart Monde, la postface de l’ouvrage à paraître vous dira tout. De belles vidéos, très parlantes, sont par ailleurs en accès libre sur le site du Mouvement ATD Quart Monde France[1]. Les textes rédigés progressivement ensemble ont fait l’objet d’une présentation et d’une discussion lors d’un colloque organisé les 9 et 10 décembre 2022 à l’Université Paris-Cité, qui a rassemblé environ deux cents personnes. Les actes feront l’objet d’une publication électronique.
Carine a travaillé plus particulièrement le thème de la résistance, à partir de son intelligence de ce qui fait qu’une famille résiste à la misère et à toutes ses conséquences souvent non reconnues comme telles. Rudy a travaillé le thème des injustices liées au savoir. J’étais plus souvent à ses côtés qu’avec Carine, pendant les sessions de travail, et j’ai entendu tout ce qu’il avait à dire sur la profonde injustice qui fait que la reconnaissance d’un savoir est réservée aux diplômés, aux puissants, aux performants qui ont bien tort d’entretenir leur propre ignorance en estimant que les pauvres ne pensent pas et ne savent rien qu’eux-mêmes ne savent déjà. Au fond, Rudy est notre Socrate. Il montre que ceux qui croient savoir ne savent en réalité rien, d’abord en matière de justice[2].
Le séminaire n’a pas été un long fleuve tranquille. Le premier des obstacles a été la peur. Au début, tout le monde avait peur de tout le monde. Les militants craignaient la rencontre avec les philosophes, leur grosse tête et leur capacité de si bien causer. Les philosophes sentaient que les pauvres et la pauvreté qu’ils ne connaissent pas, et tant mieux pour eux, ont un pouvoir d’ébranlement et de remise en question de leur propre savoir, de leur rôle au quotidien, de leur métier. Les praticiens, par définition engagés dans l’action, se demandaient s’ils étaient à leur place dans une recherche de type philosophique qui implique une sorte d’épochè, une suspension de toutes les idées préconçues, y compris celles qui font partie de l’idéologie d’ATD Quart Monde, et une acceptation de la valeur d’une recherche dialectique pour elle-même, indépendamment de ses conséquences pratiques. J’ai sans doute l’air un peu dur en parlant d’idéologie, alors que je suis moi-même membre d’ATD depuis presqu’un demi-siècle, mais je veux dire que le risque était que le groupe endosse trop facilement des idées prêtes à porter, fussent-elles le fruit de la pensée de Joseph Wresinski, dont on ne saurait certes sous-estimer la valeur, ou de l’expérience irremplaçable du Mouvement. Il fallait penser par soi-même, dire le non-encore-dit. Cela a été le cas. Les pauvres sont sortis du rôle trop souvent attendu d’eux, même par ceux qui leur veulent du bien, celui de raconter leur vie. Ils ont pleinement contribué à compléter la pensée de Platon et des autres, et à la dépasser sur de nombreux points.
Dans ma tête à moi résonne encore la parole du Prophète : « Je détruirai la sagesse des sages et j’anéantirai l’intelligence des intelligents ».
[1] Voir notamment « Un séminaire de philosophie sociale pour ‘casser les murs de l’exclusion’ » (16 décembre 2022) et « Une philosophie comme support d’action » (8 mai 2023) sur le site internet d’ATD Quart Monde.
[2] La Revue Quart Monde n° 265 (mars 2023) est consacrée à cette réflexion sur les injustices liées au savoir.