Détruire nos rigidités, entrer dans la communion !

Le pape François, dans sa lettre encyclique Fratelli tutti, dressait un constat alarmant de notre monde, affirmant que « l’histoire est en train de donner des signes de recul. Des conflits anachroniques considérés comme dépassés s’enflamment, des nationalismes étriqués, exacerbés, pleins de ressentiments et agressifs réapparaissent »[1]. Au vu des fractures multiples qui traversent nos sociétés contemporaines, on ne peut lui donner tort. Malgré tout, le Pape rappelait une conviction des Pères fondateurs de l’Union européenne, celle d’un « avenir fondé sur la capacité de travailler ensemble afin de dépasser les divisions, et favoriser la paix et la communion entre tous les peuples du continent »[2].
La question de la communion ne devrait pas laisser les disciples de Jésus indifférents. Et pourtant, en sortant d’un cours de théologie à Paris, j’eus à mesurer une fois encore l’ampleur des fractures internes qui blessent l’Église catholique, à laquelle j’appartiens. Il était question de savoir qui de la frange « traditionnelle », latin et dentelles compris, ou du renouveau charismatique[3], avec son lot de guitares et d’exaltations spirituelles, pouvait se prétendre le plus fidèle au Christ. Le débat, totalement polarisé, en oubliait par ailleurs le reste de la formidable diversité qui foisonne chez les chrétiens. À l’image de notre monde, la place n’est plus à la nuance. Un jour, une jeune militante royaliste française adepte de la liturgie tridentine m’asséna même à table qu’elle allait, elle, à la « vraie messe » : j’en fus estomaqué. Ajoutez à cela les vieilles rengaines sur des questions d’identité chrétienne, d’habitudes vestimentaires, celles des opinions politiques, morales, ou des habitus socioculturels, et vous obtenez un archipel de micro-églises, pour la plupart verrouillées par la peur viscérale de se travestir ou de disparaitre, le tout bien loin de la communion voulue par le Christ : « Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi » (Jean 17, 21). L’Église catholique dispose de moyens spirituels et intellectuels pour faire son auto-critique : « la poutre qui est dans ton œil, tu ne la remarques pas ? » (Matthieu 7, 3). C’est à cet exercice que je me livre ici – ce raisonnement pouvant par ailleurs être transposé à toute personne de bonne volonté.
Communion et diversité
« On peut vivre dans l’unité et avoir des préférences diverses en matière de spiritualité, de liturgie, de politique […], cela fait partie de la vie. Si ces distinctions ne sont pas faites, comment éviter de confondre l’accidentel et l’essentiel ?»[4]. Cette question posée par Dysmas de Lassus dans son livre Risques et dérives de la vie religieuse est la bonne. Relèvent ainsi selon nous de l’accessoire les quelques lignes prononcées depuis une version d’un missel, maintes fois modifié par l’Église au gré des temps et des discernements[5]. Une édition particulière d’un livre de prières ne saurait conditionner en elle-même la présence de Dieu. De la même manière, s’il est évident que nous sommes toutes et tous façonnés par nos histoires, notre vécu enfant, ou encore notre sensibilité qu’il faut respecter, les questions d’orgue ou de guitare, de pantalon ou de short, ou encore d’appartenance ethnique, socio-culturelle ou politique, relèvent de l’accessoire, sur le plan de la foi. À l’inverse, s’il est une chose absolument essentielle, c’est bel et bien la question de la communion. « Par le sacrement du pain eucharistique, est représentée et réalisée l’unité des fidèles qui, dans le Christ, forment un seul corps »[6]. Loin d’un grand flou consensualiste, l’urgence est de comprendre que l’aune à laquelle il faut réfléchir à nos questions liturgiques et d’Église est : ce que je fais favorise-t-il la grande communion des fidèles, proches et loin de nos parvis ? Autrement, le risque est de tomber dans des fonctionnements psychorigides claniques, voire sectaires, à mille lieux de l’annonce aux nations : « introduire consciencieusement une unité rigide dans l’organisme d’une pensée ou la conduite d’une vie, fi ! La ridicule étroitesse et l’énorme grossièreté»[7] disait le philosophe chrétien Maurice Blondel.
Il semble par ailleurs que la situation actuelle de l’Église, engoncée dans une crise de ses structures, et en plein processus de discernement synodal, a tendance à accentuer ce mouvement de rigidification. Plutôt que l’élan confiant, la mode est au bastion, à la tour d’ivoire, et à la querelle de chapelle. De peur de disparaitre, on se replie, s’assurant par-là de rester fidèle à ce « que l’on a toujours été ». C’est alors la rigidité et la peur pharisaïque de l’impureté. Ou alors, on se distancie du reste de l’Église et du monde, sûrs de la puissance d’un charisme spécifique et novateur ; c’est alors l’îlot et la vie « hors-sol ». Le prieur Dysmas ajoute ainsi : « L’unité-conformité provoque la tyrannie parce que tout y est codifié : même pensée, mêmes préférences, même enthousiasme pour les mêmes personnes, mêmes antipathies, tout y passe »[8]. À ce stade, être catholique, c’est voter de telle manière, s’indigner des mêmes sujets de société, faire corps contre un prétendu « monde » hostile, dont en réalité on fait partie, ou encore cultiver la pensée unique autour du pape François, des femmes ou encore de la question homosexuelle. Toute entorse à la conformité devient du coup « une menace contre l’unité »alors qu’en réalité cela « relève simplement d’une saine diversité»[9]. C’est ainsi tout le champ de la recherche intellectuelle, ou de la quête de la vérité pour notre temps, qui est bâillonné, dans un fonctionnement aux contours orwelliens : « chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint »[10]. On se refuse désormais à voir, à entendre, à questionner.
Rigidité et peur du changement
Autour d’un café à Paris, nous parlions récemment de la question du commentaire de l’Évangile par les femmes dans les assemblées liturgiques. L’une des personnes présentes s’exclama : « Mais il faut entendre que l’Église n’est pas prête ! ». Lorsque je lui demandai ce qui faisait obstacle à une exégèse féminine devant les fidèles, pas de réponse. L’unique raison, c’était ce reflexe viscéral d’immobilisme, au point d’en perdre la substance-même du débat. Comme en droit, le vice de procédure permet d’éviter une discussion sur le fond. En réalité, cette peur de disparaitre en touchant à un cheveu de ce que l’on a hérité des anciens sur le plan institutionnel ne trahit-elle pas un manque de foi ? Loin de la confiance en la Parole vivante qui a traversé les siècles, l’Église catholique institutionnelle plongerait-elle peu à peu dans une métathésiophobie (comprenez : la peur pathologique du changement) ? Le grec μετά veut en effet dire « ce qui va au-delà », et θέσις, « ce qui est posé, en place ». Or, le Christ nous appelle, au contraire, à la métanoia, à un changement du cœur, qui nous permet de comprendre que le Royaume qui nous est promis est un don reçu et non la récompense du respect de règles intangibles[11]. Aussi, plutôt que d’entretenir le fantasme d’une Église figée pour les siècles, nous préférons entrer dans le hic et nunc[12]courageux du discernement. Mettre devant soi tous les éléments, la diversité, l’essentiel et l’accessoire, et invoquer l’Esprit de Dieu, pour décider selon les enjeux de notre temps, et dans le respect des attachements divers. « Le règne de Dieu est tout proche. Convertissez-vous (metanoiete) et croyez à l’Évangile » (Marc 1, 15).
Au cœur de l’essentiel, demeure donc cette question : les catholiques contemporains se contenteront-ils de vivre seulement selon l’identité-idem, concept proposé par Paul Ricœur ? Autrement dit, ne se définiront-ils que par la substance reconnaissable de l’extérieur, polarisée, superficielle ? Ou bien entreront-ils dans l’identité-ipse, celle qui est une promesse, une « parole tenue dans la fidélité à la parole donnée »[13] ? Et quelle parole ! Celle, donnée le jour de la confirmation : « Je crois dans l’Église ». Cette Église dans laquelle « la multitude de ceux qui étaient devenus croyants avait un seul cœur et une seule âme» (Actes 4, 32). Ce peuple de Dieu à qui Saint Paul a dit, non pas « formez un corps soudé, rigide, conforme et imperméable », mais bien « ayez soin de garder l’unité dans l’Esprit par le lien de la paix » (Éphésiens 4, 3).
Amour et espérance
Peut-être que, comme le renard et le Petit Prince, les catholiques de tous bords auront à s’apprivoiser. La condition ultime étant d’admettre que personne ne détient « la vraie messe », ni le monopole de la pureté ou de la vérité. Celles et ceux qui demeurent dans la rupture de la communion, pensant maitriser dans leur toute petite humanité les conditions de la présence de Dieu, armés de vieux livres et d’obsessions morales frelatées et déséquilibrantes incarnent à la perfection le « peuple à la nuque raide » (Exode 32, 9), incapable de mendier l’Esprit de paix, ou de se réjouir de la présence à l’église de celles et ceux qui ne leur ressemblent pas. Saint François de Sales le disait : « la fin de l’amour n’est autre chose que l’union de celui qui aime à la chose aimée »[14]. Si l’on s’aime les uns les autres dans le mystère de nos diversités, vivant du partage du pain, quels qu’en soient les contours superficiels et dogmatiques, alors l’unité est restaurée. Alors nous pourrons suivre le Pape, qui nous invite à faire « ensemble cette route vers la pleine communion », avec le « devoir d’offrir le témoignage commun de l’amour de Dieu envers tous, en travaillant ensemble au service de l’humanité »[15]. « C’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres que tous reconnaitront que vous êtes mes disciples » (Jean 13, 35). Nous pourrons alors, loin des « clones » dont parlait Carlo Acutis[16], lâcher les visions esthétiques figées de notre Église auxquelles on s’accroche péniblement, pour entrer à nouveau, à l’instar des premiers chrétiens, dans l’ère de la foi et de la redécouverte permanente, et s’adresser, avec le reste du monde, aux multiples défis de notre temps. « Car il existe un avenir, et ton espérance ne sera pas anéantie » (Proverbes 23, 18).
[1] Pape François, Lettre encyclique Fratelli tutti sur la fraternité et l’amitié sociale, 3 octobre 2020, n°11.
[2] Ibidem, n°10.
[3] Courant catholique né dans les années 70, revisitant la pratique religieuse en renouant avec la vie quotidienne des apôtres, dans l’Esprit Saint, selon le livre des Actes des Apôtres.
[4] Dysmas de Lassus, Risques et dérives de la vie religieuse, Cerf, 2020, p. 120.
[5] La nouvelle traduction du missel romain francophone est entrée en vigueur en France et en Belgique le 28 novembre 2021.
[6] Concile Œcuménique Vatican II, Lumen Gentium, n°3 ; et 1 Corinthiens 10, 17.
[7] Maurice Blondel, L’action. Essai d’une critique de la vie et d’une science de la pratique, Presses universitaires de France, 1893, p. 3.
[8] Dysmas de Lassus, pp. 123-124.
[9] Ibidem, p. 120.
[10] George Orwell, 1984, chapitre 5, première partie, 1948.
[11] Voir Norman Todd, « Metanoia and Transformation I, Godly Organization with Servant Leaders », The Way, 52/1, janvier 2013, p. 26.
[12] Littéralement « ici et maintenant ».
[13] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, p. 147, cité parPhilippe Gabestan, « Qui suis-je ? L’identité Ipse, l’identité Idem et l’identité narrative », Le Philosophoire, 2015/1, éd. Association le lisible et l’illisible, p. 156.
[14] François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, Livre I, Chapitre 9, Seuil, 1996, p. 64.
[15] Déclaration commune du Pape François et du Patriarche Œcuménique Bartholomée, Jérusalem, 25 mai 2014, n°5, L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 29 mai 2014, p. 11.
[16] Cité par Dysmas de Lassus, op. cit., p. 131.