Dietrich Bonhoeffer : de l’indignation à l’action libre !
Dietrich Bonhoeffer est un pasteur luthérien, exécuté le 9 avril 1945 au camp de concentration de Flossenbürg, sur ordre exprès d’Adolf Hitler. Alors que les idées et mouvements d’extrême droite ressurgissent et que l’État de droit est mis à mal, les lettres et notes de captivité de ce résistant allemand au nazisme résonnent avec une actualité brûlante : comment passer de l’indignation à l’action libre et responsable ?

Dans un entretien de juin 2024, Boris Cyrulnik, rescapé de la Shoah, se désolait : « ce que je vois réapparaître aujourd’hui, au dernier chapitre de mon existence ; c’est ce que j’ai connu avant la guerre, pendant la guerre, au premier chapitre de mon existence […]. Comme si notre expérience, nos témoignages, n’avaient servi à rien. Ça, c’est une blessure»[1].
De fait, les matinales radiophoniques de notre temps nous parlent plus des morts que des vivants, et nous contemplons, terrifiés, l’État de droit vaciller. Le traumatisme du fascisme et de la guerre, vécu par les pays du vieux continent, et le court répit qui s’en est suivi avec l’avènement des traités européens n’auraient donc servi à rien ? Quel est, dans le déferlement des images numériques et des vociférations, l’état de nos mémoires collectives ? Paul Ricoeur disait que « le devoir de mémoire est le devoir de rendre justice, par le souvenir, à un autre que soi »[2]. Cet autre, ce pourraient être les peuples en souffrance de nos jours. Ce sont également nos disparus : Dietrich Bonhoeffer était un pasteur protestant allemand, ferme opposant au régime nazi, résistant, et notamment créateur d’un séminaire clandestin. Il fut enfermé à la prison de Tegel de 1943 à 1945, et exécuté à quelques semaines de la fin de la guerre. En plongeant dans ses lettres de captivité, nous entrons dans le sentiment et l’analyse d’un homme qui, pensant assister au pire, reste persuadé que l’humanité en tirera des leçons, avec une espérance indéfectible.
Déconstruire l’angélisme face aux structures et à la nature humaine
Il est coutume de voir, dans le déferlement des extrêmes, la crainte collective de la perte d’un « État fort ». Autrement dit, la crainte du citoyen identitaire, c’est de voir s’effondrer la structure héritée, qu’elle soit sociétale ou morale. Il a versé l’entièreté de son être dans un drapeau, et, héroïque, a abdiqué sa liberté propre afin de le voir flotter sans discontinuer. Bonhoeffer, finement, le voyait dans l’Allemagne avant le séisme : « Nous autres, Allemands, avons dû apprendre au cours de notre longue histoire la nécessité et la vertu de l’obéissance. Nous avons vu […] la grandeur de notre vie dans la subordination de nos désirs et pensées personnels à […] l’autorité, non dans une crainte servile, mais dans une confiance librement consentie […], une vocation. C’est un peu de défiance justifiée à l’égard de notre propre cœur qui fait naitre en nous cet empressement de suivre plutôt l’ordre d’en ‘haut’ que notre avis personnel » (p. 21)[3].
Le pasteur, face à cette attitude, met en garde contre l’abandon de la volonté propre, dans un idéal naïf, inconscient des aléas de la nature humaine : « Mais par là nous avons méconnu le monde. Nous n’avions pas escompté la possibilité qu’on abuserait pour le mal de notre inclination à la soumission et de notre disponibilité ». Que ce cas se présente, dit-il, « alors toutes nos notions de morale sont ébranlées ». Il explique en effet : « Nous devions découvrir qu’une notion fondamentale nous manquait encore ; celle de la nécessité d’une action libre et responsable, même en opposition à l’ordre et à la mission qu’on nous dictait. […] Le courage civique ne peut naitre que de la responsabilité d’un homme libre » (pp. 21-22).
Ainsi, pour le pasteur, la personne capable de justice face aux corps établis à la dérive, est d’abord une personne libre, lucide quant à la possibilité qu’un idéal collectif puisse être abusé. On est loin de ces États-uniens contemporains, persuadés de rendre à leur patrie sa pureté « de toujours ». Ils ont abdiqué leur réflexion, se soumettant à un gouvernement qui finit par enfermer les mères d’origine sud-américaine, en les arrachant aux bras de leurs enfants.
Bonhoeffer, avec la lucidité qui le caractérise, souligne l’importance d’identifier les racines de la perversion de la collectivité : « On constate que la bêtise n’est pas un défaut inné, mais que, dans certaines circonstances, les gens s’abêtissent ou se laissent abêtir […]. La bêtise semble être un problème sociologique, plutôt que psychologique » (p. 25). Comment ne pas reconnaitre à nouveau notre monde, noyé dans des méandres matérialistes ? La bêtise peut être la source d’une grande violence, et d’une perversion de l’ordre moral tout entier : « Le stupide est entièrement satisfait de lui-même : il devient même dangereux lorsque, facilement irrité, il passe à l’attaque ». On pourrait rire des bêtises individuelles, et pourtant ; « la puissance des uns a besoin de la bêtise des autres » (pp. 24-25). Les divers contextes électoraux contemporains nous le confirment.
Le temps de la révolte
Face à ce constat, que faire ? Bonhoeffer pressent depuis sa cellule la souffrance des clairvoyants : « Peut-être aussi l’intelligence souffre-t-elle de l’étroitesse dans laquelle on vit ? » (p. 58). Deux chemins s’offrent alors.
Soit c’est le consentement, servile, face au mal qui nous dépasse. Comme le dit le pasteur : « Il est infiniment plus facile de souffrir dans l’obéissance à un ordre humain que dans la liberté d’une action personnelle et responsable » (p. 34). On reconnaitra les personnes qui, face à une norme avec laquelle elles ont grandi, pressentent l’injustice du positionnement et s’abstiennent d’agir. Ainsi, cet ami, baigné dans un environnement familial populiste et identitaire, s’était convaincu de voter selon des convictions écologistes, après diverses lectures. Mais dans l’isoloir, à la dernière seconde, il plaça finalement le bulletin d’un parti d’extrême droite, se résignant à obéir à son milieu, sa classe, sa famille, contre sa volonté propre et son discernement.
L’autre option, c’est lecombat pour la liberté, intérieure d’abord, collective ensuite. Pour les chrétiens, comme pour tout un chacun, le constat d’échec de nos communautés humaines à garantir la paix peut être éprouvant : « Je n’avais jamais aussi bien compris ce que La Bible et Luther entendent par ‘épreuve’. Tout à coup, sans raison physique ou psychique discernable, la paix et le calme qui vous portaient sont ébranlés » (p. 45). On ne peut pourtant s’en tenir à la blessure : « Celui qui se laisse déchirer par les évènements […] a échoué devant l’épreuve du présent, et de l’avenir » (p. 148). Un des enseignements de Bonhoeffer depuis sa prison, c’est que face à l’injustice, la révolte est légitime : « Il m’arrive de m’emporter quand je remarque qu’on insulte et rudoie des gens qui ne peuvent absolument pas se défendre. Ces esprits malfaisants, qui veulent se décharger de leur fiel sur les autres et qu’on trouve partout, m’irritent parfois pendant des heures » (p. 113). C’est alors la rage du pasteur (sans mauvais jeu de mots !) : « Le monde devient souvent un fardeau que je prends en dégout » (p. 125). Dans sa droiture, il ne rejettera pas la colère, pour autant qu’elle permette de bâtir l’action.
Une nouvelle noblesse, au-delà des polarités
Pas question cependant, pour l’homme de foi qu’il est, de n’ajouter que de l’ire à la violence du monde : « Des conflits insupportables nous ont rendus désabusés, voire cyniques. Sommes-nous encore ‘utilisables’ ? Nous avons besoin […] d’hommes simples, humbles et droits » (p .38). Dietrich Bonhoeffer entrevoit, à travers les polarités d’une société en déliquescence, l’avènement d’une humanité qui transcende les classes et les factions. Si même les grands de ce monde sont capables d’un abaissement minable, il ne reste à ses yeux qu’une noblesse, d’un genre nouveau : « Nous voyons aujourd’hui des représentants de toutes les classes sociales devenir plébéiens et en même temps apparaitre une nouvelle noblesse qui comprend des hommes de toutes les couches de la société du passé ». Il livre alors les attributs de cette dignité nouvelle : « La noblesse prend naissance et subsiste par des sacrifices, des actes de courage et une conscience aiguë de ce qu’on doit à soi-même et à d’autres, enfin par l’exigence naturelle du respect de la personne et par la sauvegarde tout aussi naturelle du respect envers les humbles aussi bien qu’envers les grands » (p. 32). Il s’agit alors, comme condition fondamentale de l’humain capable d’action révolutionnaire profonde, d’abandonner à tout jamais les présupposés assassins : « En méprisant les hommes, nous succombons au défaut principal de nos adversaires » (p. 27).
La responsabilité, en vue du bien
Nous voilà capables d’une action libre. Mais pour quelle visée ? « Le but d’une action politique est le rétablissement du droit et non simplement l’autoconservation » (p. 29). Voilà les prétentions partisanes et autocentrées qui volent à nouveau en éclat. À l’inverse, une humanité libre est invitée par le pasteur à prendre sa part de responsabilité : « Nous ne voulons et ne devons être ni des censeurs offensés ni des opportunistes, mais prendre nos responsabilités dans chaque cas et à chaque instant, que nous soyons vainqueurs ou vaincus. Qui n’abdique pas, quoi qu’il arrive, sa responsabilité, parce qu’il sait qu’elle lui est imposée par Dieu, trouvera au-delà de la critique stérile et de l’opportunisme, tout aussi stérile, une attitude féconde face aux événements de l’histoire » (p. 23). Cette attitude féconde nous invite alors à rétablir les liens entre les femmes et les hommes, en vue de la paix. Même sous les bombardements nocturnes, Bonhoeffer croit encore au tissu social ; dans ce contexte de risque vital, le voilà qui s’exclame : « […] pendant des nuits pareilles, seule vous émeut la pensée de ceux sans qui on ne voudrait pas vivre ». Alors « la préoccupation de soi-même s’efface ou disparaît complètement », et « on réalise à quel point notre vie propre est unie étroitement à celle d’autres hommes […] et combien on est peu un individu isolé » (p. 71). Ces phrases résonnent avec force dans nos communautés humaines détricotées, jusqu’au paroxysme de nos agendas confinés. Et de conclure : « Rien n’est pire que de semer et de favoriser la méfiance ; au contraire, nous devons fortifier et encourager la confiance partout où c’est possible » (p. 30). À l’heure de la diversité et du multiculturalisme, voilà un message puissant au service d’une paix que l’on désire, en commençant par les petites actions quotidiennes, jusqu’aux initiatives associatives globales. Cet homme aura donc sacrifié sa vie pour une parole, chrétienne, mais à visée pleinement universelle. En parlant des survivants de la guerre, il disait : « J’espère que les expériences de ces jeunes gens ne les rendront ni trop amers ni trop désabusés, mais plus résistants et forts » (p. 78). Et nous, à qui cette mémoire a été transmise, sommes-nous faits de ce bois ? Entendrons-nous cet appel ? Il faut nous y encourager mutuellement, car, comme le disait le pasteur : « le vrai danger consiste à vaciller sans croire, à délibérer indéfiniment sans agir, et à ne rien oser » (p. 136). Alors, osons !
[1] Entretien réalisé par Annick Cojean, le 18 juin 2024, dans le cadre de la collection de l’INA « Passé composé, figures du siècle ».
[2] Paul Ricœur, « La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli », L’Ordre philosophique, Le Seuil, 2014, p. 106.
[3] Tous les extraits de Dietrich Bonhoeffer cités dans cet article viennent de ses lettres réunies dans le livre Résistance et soumission. Lettres et notes de captivité, Labor et Fides, 2024.