Herbert McCabe : Lutte des classes et exigence chrétienne
Herbert McCabe (1906-2001) est un théologien catholique dominicain anglais, rédacteur en chef de la revue New Blackfriars[1]. Il demande la nationalité irlandaise après les tueries du Bloody Sunday (« dimanche sanglant ») en 1972. Il est connu pour la profondeur et la clarté de ses sermons et son engagement politique radical, deux pans de sa vie qu’il articule avec les ressources de la pensée marxiste et thomiste et qui se déploient dans Révolution sociale et amour chrétien[2].

McCabe est marqué de son vivant par les événements de mai 68 et la crise ecclésiale qui y est liée, par l’expansion du capitalisme d’après-guerre, par la menace existentielle de l’armement nucléaire, par le conflit nord-irlandais et par la répression violente de la théologie d la libération en Amérique latine. À partir de ces événements, il approfondit les questions du martyre, de la lutte des classes et de la figure ambivalente d’un Christ politique.
La christologie qu’il développe est une ressource précieuse pour tout révolutionnaire ou disciple souhaitant transfigurer le monde et s’assurer – au vu des forces et des enjeux engagés – que la juste bataille est en train d’être menée. Dans un climat de réflexions foisonnantes autour des injonctions à la non-violence et de comment celles-ci protègent l’état de fait, les idées de McCabe ont quelque chose à nous dire sur le dialogue entre l’exigence chrétienne et les mouvements sociaux révolutionnaires.
Bien que charismatique, Jésus n’est pas un leader politique
« Et Jésus, sachant qu’ils allaient venir l’enlever pour le faire Roi, se retira de nouveau sur la montagne, lui seul » (Jean 6, 15). Pour McCabe, Jésus n’est pas sur terre pour accomplir une mission politique, les Évangiles le montrent fuyant ou subversif quand il s’agit du pouvoir. Pour l’auteur, faire le bilan d’une action politique de Jésus sur terre, c’est conclure à un échec total en termes stricts d’efficacité : Jésus est mort humilié sur une croix, condamné par son peuple, les autorités politiques, les chefs religieux et même ses plus proches camarades. Il part en laissant ses disciples assujettis à l’occupation romaine dont ils pensaient à tort pouvoir être libérés après la venue du Messie. De surcroît, l’Empire romain va s’emparer, trois siècles plus tard, des premières graines chrétiennes et les instituer en une hiérarchie verticale et patriarcale.
Un révolutionnaire cherchant des ressources stratégiques pour les modalités de sa lutte n’ira naturellement pas prospecter dans le corpus biblique pour y mûrir ces questions. « De même que la Genèse n’est pas un manuel de biologie, l’Évangile n’est pas un traité sur les meilleurs types de régime politique ».
Certains révolutionnaires sont venus à Jésus comme Simon le Zélote (mouvement juif nationaliste que McCabe compare à l’IRA – l’Armée républicaine irlandaise – pour l’époque contemporaine), mais le Christ n’était pas attiré par les Zélotes et leurs méthodes. Jésus n’était donc pas un militant politique à proprement parler. Et pourtant, il est frappant de voir comme les politiciens et les grands prêtres étaient obsédés par lui, allant jusqu’à l’exécuter pour motif de menace à l’ordre politique et religieux.
Être humain et en témoigner
McCabe explique que c’est une tout autre mission qui a été confiée au Fils de Dieu : celle d’être un humain, au sens le plus plein, généreux et douloureux du terme. Sur la croix, il échoue, parce que le monde ne peut pas tolérer qu’il reste inconditionnellement fidèle à l’amour et à la parole de Dieu. Et c’est, pour le dominicain, ce que révèle la croix : la réaction hostile du monde à l’amour de Dieu et à la subversion sociétale que celui-ci implique. La lugubre et célèbre phrase de McCabe résume assez bien cette idée : « Si vous n’aimez pas assez, vous êtes déjà mort ; si vous aimez vraiment, ils vous tueront ».
Pour l’auteur, la croix met en évidence et condamne les logiques de domination de l’humanité, dans leurs structures sociales et psychologiques les plus profondes. « Jésus est tué et alors se révèle la fausseté du consensus sur lequel se fonde la société ». La croix renvoie au péché originel, personnel et structurel, elle le révoque. L’enseignement de l’amour et de la possibilité des humains d’en faire le sens de leur vie met en échec les racines des sociétés fondées sur l’antagonisme.
Une lutte des classes christiano-compatible
Jésus, par sa vie, sacralise l’amitié et l’unité des humains. Il convient donc de se demander quel régime politique favorise et permet la disposition à l’amour du prochain. À l’aune du commandement de l’amour fraternel, le scandale de l’ordre capitaliste se dévoile dans toute sa splendeur. Il ne s’agit pas juste de l’affront de savoir qu’il y’a plus riche que soi ou que certains vivent dans une pauvreté injuste. McCabe explique que ce qu’il y’a de fondamentalement problématique dans le capitalisme c’est qu’il est fondé sur l’antagonisme entre les humains. Le capitalisme prospère grâce à l’oppression, à la dépendance, à la destruction, à l’aliénation des travailleurs et le tout à travers une concurrence généralisée. C’est un système de l’inimitié. La lutte des classes elle-même est une réalité antichrétienne et déplorable. Selon l’auteur, elle n’est aucunement le fruit d’une volonté partagée de travailleurs cherchant furieusement à troubler la stabilité de l’ordre établi, elle est avant tout un état de fait. Elle est une description de la réalité économique capitaliste : un état de guerre continue contre les humains, un régime de division. Il faut donc y mettre un terme le plus tôt possible. « On ne peut pas s’abstenir de mener la lutte des classes. Elle est déjà là, nous pouvons juste choisir un camp ou un autre. Ce qui s’apparente à la neutralité est tout simplement une alliance avec la classe au pouvoir ».
Violence évangélique
Le théologien souligne que c’est par amitié pour les hommes qu’on s’engage dans la lutte prolétarienne. Si la mobilisation de la violence n’apparaît pas comme une déclaration d’amour chrétienne évidente au premier abord, c’est que la lecture contemporaine des Évangiles tend à restreindre l’amour à une relation interindividuelle entre un « je » et un « tu ». Mais si nous aimons des individus en tant qu’ils sont impliqués dans des structures sociales et que nous voulons préserver et construire des structures sociales qui rendent la vie véritablement humaine possible, alors faire usage de rapports de force violents, exceptionnels, réfléchis et toujours regrettables, paraît des plus légitime.
Ceux qui sortent gagnant de l’organisation actuelle du monde et du travail ne peuvent voir et comprendre l’humiliation et l’oppression quotidienne des classes laborieuses comme des violences suscitant de l’inimitié. Il faut réinvestir des moyens de lutte capables d’instaurer un rapport de force pour obliger l’interlocuteur à prendre en considération la réalité de l’exploitation. McCabe pense que les chrétiens auraient tort d’écarter l’usage de la violence dans toutes les circonstances pour la raison très banale que la classe dirigeante finira toujours par protéger ses intérêts par les armes. Il le constate dans les conflits d’Amérique latine et la dictature chilienne de Pinochet. Dans de tels contextes de répression, les travailleurs n’ont pas seulement besoin de solidarité et de conscience de classe. Ils ont aussi besoin d’armes pour se défendre et instaurer un rapport de force. En ce sens, l’auteur mobilise la doctrine philosophique et les critères de la guerre juste[3] pour appuyer la légitimité et la nécessité vitale des actes révolutionnaires directement violents.
Et c’est dans un second temps, avec la neutralisation de la société de classe, que pourront être pensés la stabilité et le bien commun avec tout le sérieux qu’ils exigent. On ne déclare pas la paix et l’esprit de concorde en plein champ de bataille.
Dernières hostilités
L’œil marxiste aide McCabe à comprendre que l’Évangile et les intérêts de l’Église romaine ne coïncident pas exactement. Dans la fin du second millénaire, l’Église s’oppose au conflit social dans des moments charnières de l’Histoire (interdiction des prêtres-ouvriers par le Saint-Siège[4], critique de la théologie de la libération sous Jean-Paul II…). De plus, pour assurer le libre exercice de son culte, l’Église se lie avec la classe dominante en maintenant le statu quo. En condamnant et en aliénant l’agitateur, elle s’oppose à la classe laborieuse. « L’Évangile de l’amour peut être prêché sans dommage à la bourgeoisie, car pour elle, il se traduira en philanthropie et en soupe pour les pauvres méritants. Il peut être prêché avec profit aux travailleurs car il émasculera leur lutte et les incitera à endurer leur situation avec une résignation toute chrétienne ».
Au-delà de son athéisme, l’hostilité du marxiste à l’égard du chrétien provient d’une crainte que l’obsession chrétienne pour l’aliénation ultime qu’est le péché et l’obsession de la transcendance de l’homme dans sa mort, ne soient que des excuses théologiques pour contourner les urgences du présent historique.
Pour les chrétiens, une analyse critique de la grille de lecture marxiste met en lumière l’illusion que la société sans classe pourrait nous débarrasser totalement du péché originel, des structures de domination et de souffrance qui se manifestent dans l’ordre social, politique et économique et qui plongent au plus profond de nous pour nous détourner de l’amour. McCabe présente le capitalisme comme n’étant pas juste une erreur de trajectoire mais, comme dans tant d’autres institutions, le fruit d’une constante humaine à produire des rites, des dogmes, des hiérarchies, des fanatismes dans tous les domaines. La fin du capitalisme ne marquerait pas la fin de cette constante. Le socialisme ne serait que le diagnostic et le traitement ponctuel d’un symptôme redoutable, mais pas la guérison ultime tant attendue par l’homme.
Ainsi, Marx et McCabe n’ont pas la même conception des communautés rédemptrices post-révolutionnaires. Marx croit au salut de ceux qu’on a dépossédés d’eux-mêmes par des conditions de travail aliénantes et l’humiliation infligée à leur classe. La finalité de la lutte des classes se résulte en l’octroi principal des droits humains qu’on leur a confisqués et l’établissement d’une égalité matérielle et structurelle. McCabe, lui, revendique le salut de ceux qui ont la foi et qui, pour se faire, se sont dépossédés d’eux-mêmes et de leur affirmation de soi. « La classe libératrice est composée de ceux qui sont plongés dans une pauvreté plus profonde que celle du prolétariat. Ils ont dépassé une pauvreté infligée de l’extérieur, pour atteindre une pauvreté plus profonde, celle de l’esprit ». Pour McCabe, les pauvres sont bien ceux qui posséderont le Royaume des Cieux, mais cette rédemption n’est pas réservée qu’aux prolétaires. « Marx ne prétend en finir qu’avec l’aliénation générée par les conditions de vie, et particulièrement les conditions de travail. Jésus prétend en finir avec l’aliénation qui entraîne la mort ».
Le salut aujourd’hui
Est-il pertinent de penser dès à présent au salut du monde ? De le placer en dehors des conditions bien présentes de la vie sur terre ? Si le salut est ailleurs, cela n’aurait-il pas pour effet de calmer l’ardeur des plus déterminés à renverser une structure économique qui cause un tort innommable à la Création tout entière ? Considérer les observations de McCabe sur la nécessité de la lutte des classes et ses limites présente deux intérêts majeurs. Premièrement, de prémunir tout mouvement révolutionnaire de se transformer en ce qu’il décrie. Et deuxièmement, par cet examen de conscience renouvelé, de lui donner une force de frappe attrayante et profonde, car lucide et confiante sur la justesse de l’objectif visé : l’amitié.
[1] Poste duquel il sera licencié en 1967, après qu’il y écrit que l’Église est corrompue mais que cela n’est pas pour lui une raison suffisante de la quitter.
[2] Herbert McCabe, Révolution sociale et amour chrétien (Cerf, 2023, préface de Timothy Radcliffe, introduction et traduction de Benoît Gautier).
[3] Jus ad bellum. Principe de la cause juste : la guerre doit être un dernier recours, pour corriger un tort grave, comme une agression, et viser le rétablissement de la paix.
[4] En 1954, le pape Pie XII ordonne aux prêtres-ouvriers de limiter leur présence en usine à trois heures par jour et de cesser toute activité syndicale. En 1959, de nouvelles directives romaines interdisent formellement aux prêtres d’exercer un travail manuel. En 1965, à l’issue du concile Vatican II, l’expérience des prêtres-ouvriers est de nouveau autorisée, mais dans des conditions différentes.