Le 31 mai 2022

La liberté en question

crédit : Basil James – Unsplash

Dans les crises majeures que nous vivons, le débat public ramène continuellement la question de la préservation des libertés individuelles. Il fallait, par exemple, pour faire face au Covid, imposer certaines règles que nous percevions bien souvent comme une atteinte à nos libertés de base : la liberté de sortir de chez nous, la liberté de voir des gens, la liberté de se vacciner ou non, la liberté de porter un masque ou non, etc.

On retrouve encore aujourd’hui ce débat s’agissant de la crise écologique. Nous sommes bien conscients que nous devons définir des limites à nos comportements quand ceux-ci sont trop impactants pour notre environnement, mais ici aussi la question de ne pas atténuer notre liberté individuelle s’impose toujours comme un élément du débat qui doit nécessairement limiter cette limitation.

Cette notion de liberté est une des rares valeurs partagées par quasi tout le monde dans notre monde moderne. Tout le monde, en effet, se réclame défenseur de la liberté et amoureux de celle-ci bien que chacun mette sous cette notion probablement des choses très différentes. Or, il est bien probable que la refonte totale de cette notion soit en réalité une condition même de notre survie en tant qu’espèce. Et si nous n’avions en fait rien compris à ce concept ?

En philosophie, historiquement, on a pris l’habitude de dégager deux grandes significations du mot liberté. La liberté négative, d’une part, et la liberté positive, d’autre part. C’est une distinction que l’on doit au philosophe Isaiah Berlin. Pour faire simple, la liberté négative est celle qui se définit comme l’absence de contraintes. « Je suis d’autant plus libre que je suis d’autant moins limité dans mes actions » serait le leitmotiv des partisans de cette conception. C’est la liberté telle que défendue par les libertariens : un courant philosophique fort présent en Amérique, qui considère que, partout où cela est possible, il faut étendre la sphère revenant aux choix individuels du sujet. Dans un monde incertain, aux vérités parfois insaisissables, aucune entité n’est mieux placée que moi pour décider et arbitrer les choix qui me concernent.

À l’inverse, la liberté positive, considère que l’absence de contrainte ne permet pas toujours de faire un choix. Par exemple, un individu vivant dans la précarité est peut-être libre de partir en vacances au sens où rien ne l’interdit mais il n’est pas vraiment libre dans la mesure où sa situation financière ne lui permet pas de faire ce choix. Ainsi, la liberté positive considère qu’assurer la liberté c’est aussi donner aux citoyens la possibilité de jouir des choses auquel il a droit. Cette vision est souvent associée à une organisation plus marxiste de la société dans la mesure où la redistribution est l’un des éléments clés de cette conception.

Bien que cette distinction soulève des aspects importants du problème, l’hypothèse que nous voudrions avancer est que la crise écologique nécessite peut-être l’ouverture d’une troisième voie pour nous « libérer » des limites dans lesquelles ces deux conceptions nous enferment.

En effet la crise écologique que nous vivons rebat les cartes et le tournant radical que nous devrons prendre passe forcément par une ré-évaluation de nos représentations. Comme le dit l’astrophysicien Aurélien Barrau, la révolution écologique passera d’abord par une révolution poétique qui redonnera aux mots un sens nouveau.

Quel est le point commun entre les deux écoles mentionnées plus haut ? Et bien, nous pouvons dire que l’une comme l’autre considèrent finalement la liberté comme une diminution de notre dépendance. Dans la liberté négative, la contrainte est vécue comme une dépendance limitante et, dans la liberté positive, l’absence de certains droits et de certains biens de base est vécue comme une dépendance limitant ma possibilité de choisir.

Dans ces deux conceptions, l’être humain est perçu comme un agent appelé à limiter ce qui le limite, à agrandir le périmètre de ses choix, à s’affranchir des liens qui le maintiennent dépendant. Or, ces deux acceptions de la liberté ont toutes deux oublié un acteur incontournable lorsqu’il s’agit de penser l’action de l’homme dans le monde : c’est le monde lui-même, le décor indispensable à la pièce qu’est cette vie que nous voudrions libre.

On pourrait penser, avec la liberté positive, que la nature dépend de nous et qu’il serait donc dans notre intérêt de la préserver. Mais comme le rappelle Bruno Latour dans Mémo sur la nouvelle classe écologique,ce n’est pas la nature qui dépend de nous mais c’est plutôt nous qui dépendons d’elle. Il dit encore « la propriété n’est pas celle des humains sur le monde, mais d’un monde sur les humains ». Et cela change tout. Ainsi, il précise : « S’émanciper change de signification quand il s’agit de s’habituer à dépendre enfin de ce qui nous fait vivre ». Et voilà une définition toute nouvelle de la liberté : « s’habituer à dépendre ».

Il faut le reconnaitre, toute la modernité a consisté, pour nous autres occidentaux, à s’appliquer à franchir les barrières et les limites et à gagner une pseudo-autonomie permettant la production de services aux humains. Or, le monde tel qu’il doit advenir nous engage à réinvestir ces liens. C’est un renversement complet, car nous découvrons que plus nous dépendons, mieux c’est. Et ceci va totalement à l’encontre de nos habitudes. On peut parler de liens qui libèrent. La contradiction n’est en fait qu’apparente car ces liens sont, en réalité, une condition pratique de tous ces services et de toute cette organisation qui ont permis cette société où la liberté s’est érigée en idéal.


La nature n’est donc pas cette victime que nous maltraiterions depuis notre trop grande puissance, non, c’est elle qui nous possède. Nous ne devons pas veiller sur la pauvre nature mais nous préparer à « une dure reprise en main par celle-ci » mettant fin à tout ce qui nous semble constituer aujourd’hui notre idéal de liberté.

Mais dire cela n’est encore que le début. Car un tel renversement de nos conceptions ne peut se décider par un simple effort de la raison. Ce sont des siècles de culture moderne qu’il nous faut corriger. Cela doit probablement passer par un récit puissant, voire même une nouvelle esthétique dans laquelle c’est la perception de notre place ici-bas qui s’en retrouverait bouleversée.

De plus en plus, je suis convaincu que l’inertie générale face aux défis climatiques et environnementaux ne requiert pas tant la compréhension du problème ni même la conscience des catastrophes à venir. Non, cette révolution devra forcément, pour parvenir à ses fins, être avant tout une révolution philosophique et sémantique. Il nous faudrait des humains capables de nous faire entrevoir à quoi pourrait ressembler cet autre monde qui ne peut pas être ce monde-ci seulement corrigé avec des solutions techniques.

Notre perception de la contrainte est amenée à muter pour devenir autre chose que l’opposé de la liberté. Nous avons d’ailleurs parfaitement assimilé certaines contraintes que personne aujourd’hui ne voudrait remettre en cause au nom de la liberté : ainsi, l’interdiction de tuer, de voler, de fumer en présence d’autres ou de rouler à 200 km/h dans une agglomération.


À l’heure actuelle, il n’existe qu’une seule vraie condition à la pratique de nos comportements polluants. C’est l’argent. Pour autant que nous en ayons les moyens, la possibilité de prendre l’avion plusieurs fois par an est considérée comme relevant de la plus élémentaire des libertés tout comme la possibilité de manger tous les jours de la viande ou de construire des maisons quatre façades. Mais à l’heure où nous assistons à un effondrement massif de la vie sur terre (en moins d’une seule décennie nous avons exterminé un peu plus de la moitié des insectes en Europe), il y a une conditionnalité qui doit prévaloir sur celle des moyens financiers : celle de la compatibilité avec notre survie-même.

Il ne s’agit pas de contraintes que nous nous imposerions gratuitement selon des lubies écologiques comme le suggèrent ceux qui brandissent régulièrement la menace de la dictature verte. Il s’agit bien plutôt d’inventer un nouveau monde dans lequel notre dépendance au vivant devienne aussi perceptible et respectée que le sont aujourd’hui les aspects de notre dépendance financière dans nos projets.

Enfin, pour terminer, je voudrais donner la parole à ces experts en matière de dépendance que sont les alcooliques anonymes. Cette méthode menant à l’abstinence est aujourd’hui pratiquée par des millions de gens à travers le monde. Elle a pour prérequis l’acceptation de leur impuissance face à l’alcool et la reconnaissance que cette substance a pris le contrôle de leur vie jusqu’à les priver de leur liberté la plus élémentaire. Il n’est pas anodin de constater que la libération proposée par ce mouvement passe non pas par une volonté déterminée à faire les bons choix mais plutôt par la reconnaissance que notre volonté seule n’est pas suffisante et que rien n’est possible tant que l’alcoolique n’accède pas au désir d’arrêter de boire et de mener une vie libérée du poison. Une grande partie du travail consiste juste à pouvoir envisager cette autre vie comme digne d’intérêt.


C’est précisément ce à quoi l’urgence écologique nous pousse. Il ne s’agit pas tant dans un premier temps de corriger nos comportements que d’admettre que nous ne parviendrons pas à être libres dans un monde drogué à la croissance. Il faut d’abord rendre les armes, tout arrêter, pour dissiper le brouillard de confusion que génère chez nous un modèle de société toxique et invivable à moyen terme.