L’aliénation, une saturation du futur
Alienus, adjectif latin, signifie : « qui appartient à un autre ». Étymologiquement, l’aliéné est celui qui, dépossédé de soi, se trouve soumis au bon-vouloir d’autrui. Vu sous cet angle, l’horreur que veut dénoncer le terme « aliéné », c’est l’obéissance aux caprices du différent. Et une éthique qui voudrait nous désaliéner dirait : « brisez vos chaînes, devenez vous-même, ‘soyez résolus à ne plus servir et vous voilà libres’ (La Boétie) ». Les mots séduisent, le programme est reluisant. Néanmoins, rapidement, une gêne s’installe. Est-ce donc bien notre horizon désirable que de vouloir, à tout prix, décider seul ? L’altérité, la présence du non-moi, semble pourtant constitutive de l’être humain, et ce même en notre plus profonde intimité. « Je est un autre », disait le poète Arthur Rimbaud, évoquant en ces termes la tâche de l’artiste, celle de convoquer une pensée étrangère afin de la faire éclore dans le poème. Diantre ! Nous étions déjà prêts à hurler « libération ! désaliénation ! » par-delà les barricades, et voici que notre concept révolutionnaire nous file entre les doigts. Point d’inquiétude : agrippez stylos, chauffez méninges, car, dirait l’académique C.S. Lewis, « I must make some distinctions ».
L’aliénation comme perte du produit
Dans son acception marxiste, le terme ‘aliénation’ est un quasi-synonyme du mot ‘servitude’, chargé cependant d’une épaisseur conceptuelle supplémentaire. Ce sont Les manuscrits de 1844, œuvre de jeunesse de Karl Marx, qui établissent la compréhension canonique de l’aliénation en termes d’esclavage. L’argument de Marx est celui-ci. L’être humain, dit-il, est le résultat des objets qu’il produit, donc de son travail. C’est précisément la maîtrise consciente de ce travail qui le distingue de l’animal, et le rend libre. Libre de quoi ? De décider du contenu de son environnement, c’est-à-dire, puisque son environnement est composé de ses produits et que ces derniers reflètent son essence, de lui-même. Grâce au travail, l’être humain façonne la nature, qui lui apparait alors « comme son œuvre et sa réalité (…) et il se contemple ainsi dans un monde qu’il a lui-même créé ».
Qu’arrive-t-il alors avec l’avènement de la société industrielle capitaliste ? L’ouvrier y produit de la richesse en actionnant des machines, mais cette réalisation est captée par la minorité des propriétaires, qui s’accaparent la plus-value engendrée par l’effort collectif. L’objet principal que produit le travailleur – la richesse, ou le fameux capital – lui devient dès lors étranger et, plus terriblement, le soumet à son autorité. En effet, le capital qui se déploie hors de la maîtrise du prolétaire lui impose des conditions de vie indécentes par l’intermédiaire des possesseurs de la richesse – les capitalistes – qui détiennent les usines et proposent des conditions de travail déplorables. L’aliénation moderne, pour Marx, c’est donc « la perte de l’objet » : le monde que nous créons ne nous appartient plus, il s’impose à nous. Nous ne décidons plus de son contenu, nous lui mendions un salaire. Ce que nous sommes – la nature telle qu’aménagée par notre travail – appartient désormais à autrui, et, par là-même, nous sommes aliénés.
So far so good : nul ne niera que l’exploitation de la classe ouvrière est un phénomène tant historique que contemporain. Quiconque croisera un livreur-cycliste qui, sur un mauvais vélo, couvert par un mauvais manteau, payé à la course sans l’ombre d’une sécurité sociale, transporte nos repas, se convaincra que l’enfer des mines décrit par l’écrivain Émile Zola dans Germinal continue de nous hanter. En outre, il est clair que la nature a été balafrée sans notre consentement, car qui voulait réellement des zonings interminables, des nationales à deux bandes au milieu des villages, et l’odieuse tour Blaton en lieu et place de la Maison du Peuple, chef d’œuvre de l’architecte Victor Horta ? L’extension de l’infrastructure nous a échappé. Et, si Marx a raison, si notre essence réside bien dans le produit de notre travail, alors de fait cette essence ne nous exprime plus mais se dresse, écrasante, devant nous, sans que nous soyons plus capables d’en décider la forme…
L’impasse marxiste : le fantasme de la maîtrise
Sa pensée est si élégante qu’on voudrait suivre Marx jusqu’au bout. Certains l’ont d’ailleurs fait, non sans fanatisme, ni désastres. D’où vient que, ainsi que le rappelle le philosophe André Gorz, le credo marxiste « a donné des résultats désastreux partout où l’on a prétendu le mettre en pratique à l’échelle macro-sociale » ? Cessons l’explication, débutons l’hypothèse. Ce qui gratte d’emblée chez Marx, c’est qu’il ne peut dissocier son idée de liberté, et par conséquent de désaliénation, du concept de travail. Or le travail obéit à une logique instrumentale : il est, dit l’auteur du Capital, une « activité adéquate à une fin ». L’instrumentalité fige l’avenir dans des protocoles en vue d’atteindre un objectif déterminé. L’être humain désaliéné, chez l’ami d’Engels, c’est donc le maître absolu des étapes de son auto-développement, dont la finalité est de réaliser une pure extension de soi, un monde à son image. L’être humain désaliéné, c’est un stratège, qui sait d’avance ce qui va résulter des processus dans lesquels il s’engage, et dont le but ultime est de manifester son moi.
Il n’est dès lors pas étonnant que Marx ait sombré dans une philosophie de l’histoire complètement déterministe, qui légitima tant de violences : une fois l’être humain posé avant tout comme travailleur, la société communiste devait advenir comme produit de l’activité collective, et une telle perspective justifiait impérieusement toutes les souffrances que la révolution pouvait engendrer. S’il s’agit de bâtir l’humanité libérée, s’il faut, dirait la politologue Hannah Arendt, « faire la Cité comme le sculpteur fait sa statue », l’obstacle, dans la figure de l’opposant, devient rapidement une aspérité à éradiquer.
La part de l’autre
Si fécond soit-il pour fournir une critique du capitalisme, nous ne pouvons nous arrêter au diagnostic marxien, par trop dangereux dans sa métaphysique du travail. Cela signifie-t-il que nous devrions abandonner le concept d’aliénation ? Certes non, car il demeure un outil critique puissant. Vous lirez La Communion qui vient, dont une recension est faite dans la section « épinglés » et, à peine aurez-vous franchi quelques paragraphes que vous tomberez sur un appel, celui à être « moins lâches et moins durs devant le pauvre, le souffrant, l’aliéné». Ce dernier terme, nous le comprenons, nous est indispensable pour penser la société contemporaine. Mais, demandait le controversé Maurice Clavel dans son ouvrage éponyme, «qui est aliéné» ?
Revenons à Rimbaud. « Je est un autre » nous dit-il dans une lettre datée du 15 mai 1871. Cet autre, le romantique le situe au-delà de soi, dans les contrées inexplorées de l’« âme », où chacun doit s’engager afin d’arriver à « l’inconnu ». Et si c’était, précisément, cet inconnu situé par-delà notre « Je » qui était le signe distinctif de notre humanité ? Vu sous cet angle, l’être humain ne serait pas celui qui se prolonge lui-même par son travail, mais celui, au contraire, qui rompt avec l’inertie de la vie bien administrée et, en cela, se permet d’être un autre. Cette tâche n’est pourtant pas solitaire : elle suppose à l’inverse une tension toujours renouvelée vers celui que nous ne connaissons pas, ultime pourvoyeur de nouveauté. Est-ce un hasard si c’est précisément dans une lettre, objet intrinsèquement tourné vers un destinataire, par laquelle Rimbaud soumet ses textes à Paul Demeny, que le jeune romantique veut définir la pratique poétique ? La quête de l’inconnu semble devoir toujours passer par la médiation d’un tiers, comme si seul l’interlocuteur pouvait provoquer le déplacement en dehors de soi. D’où l’appel du poète à la libération de la femme, qui, une fois émancipée du joug masculin – nous sommes au 19ème – « trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons». Être autre ne peut se concevoir sans confrontation avec, dans ce cas, une autre, ou Rimbaud n’aurait pas précisé qu’il est faux de dire «je pense», et appelé à dire : « On me pense ».
Contrairement à ce que nous trouvons chez Marx, ce n’est plus la projection de soi dans la fabrication d’une société planifiée qui, pour Rimbaud, nous fait Homme, mais l’ouverture à des horizons inattendus par l’intermédiaire de la sollicitation d’autrui. La part de l’« autre », c’est ce qui nous fait bifurquer et qui, dans cette négation de soi, paradoxalement, réalise notre spécificité : l’altérité. Et s’anéantir à travers l’autre pour mieux se découvrir, n’est-ce pas là l’enseignement de celui qui ordonna : « Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, et va vers le pays que je te montrerai » (Genèse 12, 1) ?
Se désaliéner par l’espérance
Que devient alors l’aliénation ? Si l’essence de l’être humain réside dans son altérité, sa faculté à être un autre,alors l’aliéné n’est pas celui qui est étranger à soi, mais bien au contraire, celui qui ne peut pas l’être, qui, figé dans un futur saturé, ne rencontre rien d’autre que lui-même ou, comme c’est le cas chez Marx, rien d’autre que les produits de son propre travail. Sous l’angle rimbaldien, la maitrise individuelle de ce qui advient nous apparait désormais comme une aliénation de soi par soi, et seule l’épreuve de l’inconnu peut nous dégager de cette prison subjective.
Alors quel rapport au monde doit-on adopter si l’on veut, enfin, sortir de l’aliénation ? C’est le théologien protestant Jacques Ellul qui nous répond sans détour : « l’espérance ». Voilà peut-être celle qui nous permettra d’hurler le slogan que nous avions laissé en suspens : « libération ! désaliénation ! » Car que signifie ce terme d’‘espérance’, si doux aux oreilles chrétiennes ? Que l’on confie à celui que nous ne connaissons pas la mission de nous libérer, c’est-à-dire de provoquer l’inattendu, de nous désaliéner. Le contraire de l’espérance, ce qui aliène, ce qui « empêche d’être Homme », c’est d’ailleurs bien, dit Ellul, le « mépris », qui pose l’interlocuteur comme « stérile », incapable d’être autre que ce qu’on a déjà conclu sur lui. Alors, contre cette immobilisation de l’avenir dans le mépris, se hisse précisément l’espérance, d’autant plus réelle que nous ignorons ce vers quoi elle nous porte. « Ce que l’on voit, [demandait Paul de Tarse], comment peut-on l’espérer encore ? » (Lettre aux Romains 8, 24).
Puisque les crises à venir semblent être écrites d’avance, puisque nos smartphones ne font que flatter ce que nous sommes déjà, se désaliéner nécessite plus que jamais d’arracher au monde les possibles dont nous ignorons le contenu. Ainsi, à l’instar du psalmiste qui, ayant pris connaissance du nombre de ses jours, écrivait : « Maintenant, que puis-je attendre, Seigneur ? Elle est en toi, mon espérance» (Psaume 38, 8), sans doute devons-nous, nous qui savons déjà tout, confier à l’étranger notre libération.