Le « constitutionalisme du bien commun » : l’intégralisme catholique au cœur de la dérive autoritaire des États-Unis
Derrière l’offensive conservatrice aux États-Unis, une frange catholique intégraliste promeut un « constitutionnalisme du bien commun ». Une vision théocratique qui, au nom de l’ordre moral, menace la démocratie et les droits humains. Matthias Petel en éclaire les ressorts, pour mieux armer la génération se réclamant du pape François.

Les joutes politiques aux États-Unis soulèvent, immanquablement, des débats juridiques féroces qui divisent autant la communauté des juristes que la société dans son ensemble. Jusqu’il y a peu, on pouvait résumer l’opposition à un combat entre deux pôles antagonistes : les progressistes, partisans d’une interprétation évolutive de la Constitution (« living constitutionalism »), et les conservateurs, défenseurs d’une lecture fondée sur le sens originel des textes (« originalism »). Pour ces derniers, toute lecture dynamique dénature la norme pour y projeter des préférences progressistes.
Le petit monde du conservatisme juridique étasunien est en pleine ébullition depuis la parution en 2022 d’un ouvrage d’Adrian Vermeule, professeur de droit à la Harvard Law School, qui prône la mise en œuvre d’un « constitutionnalisme du bien commun »[1]. Pour cet auteur, la doctrine catholique traditionnelle est appelée à devenir le ferment d’une refondation de la société américaine. Après un bref résumé critique de l’ouvrage , j’examinerai ce que sa popularité au sein de la galaxie conservatrice américaine nous dit du basculement idéologique en son sein : un glissement d’un libertarianisme méfiant à l’égard de l’État vers un « post-libéralisme » prônant un exécutif fort – voire autoritaire – au nom de la préservation de l’ordre moral.
Les habits conservateurs du bien commun
Quelle est donc cette société du « bien commun » que Vermeule appelle de ses vœux et qui devrait orienter l’action publique et l’interprétation du droit ? S’inspirant de saint Thomas d’Aquin, l’auteur définit le bien commun comme « le bonheur et l’épanouissement de la communauté » ou encore comme « la vie bien ordonnée de la polis » (p. 28). Ce « bien-être général » repose, selon lui, sur l’action des autorités garantes du « triptyque classique de la justice, de la paix et de l’abondance » (p. 35), auquel il ajoute « la santé, la sécurité et une relation juste avec l’environnement naturel » (p. 36). Difficile de ne pas souscrire à cette vision, tant les concepts employés sont vagues et consensuels. Cela dit, l’argument est relativement circulaire : ces options font consensus précisément parce qu’elles sont vides de contenu précis.
L’horizon politique de l’auteur devient plus clair à mesure qu’il expose les politiques concrètes qu’il préconise, ainsi que les formes institutionnelles destinées à les mettre en œuvre.
Vermeule affirme tout d’abord qu’il est impératif de dépasser la perspective libertarienne ‒ généralement privilégiée par le camp conservateur ‒ entièrement dédiée à la préservation des libertés individuelles et notamment la protection absolue de la propriété privée. L’État, affirme-t-il, doit être doté de la capacité d’intervenir activement au nom du bien commun dans le but de protéger la population contre divers risques sociaux et environnementaux (p. 42). Fort de cette prémisse, on s’attend à ce que l’auteur défende des politiques sociales, telle une assurance santé universelle, ou qu’il promeuve une transition écologique ambitieuse. Il n’en est rien. Ses priorités sont ailleurs : interdiction de la pornographie, restrictions à la liberté d’expression pour proscrire les blasphèmes, interdiction de l’avortement, défense du mariage hétérosexuel, etc. La doctrine sociale de l’Église dont l’auteur se revendique cède ainsi la place à une morale conservatrice focalisée sur le contrôle des mœurs et la limitation de l’autonomie individuelle.
Un arrêt cristallise sa critique : Obergefell v. Hodges (2015), qui reconnaît le droit au mariage homosexuel sur la base du droit de chacun à « définir et exprimer son identité ». Vermeule y voit l’expression de la « liturgie du constitutionnalisme progressiste » érigée en religion séculière et fondée sur la libération de l’individu des normes traditionnelles (p. 119). Il offre finalement peu d’arguments de fond contre cette reconnaissance, sinon qu’elle s’éloigne des contraintes érigées par le droit naturel. De même, l’arrêt Planned Parenthood v. Casey de 1992, affirmant que chaque individu peut « définir sa propre conception de l’existence, du sens, de l’univers et du mystère de la vie humaine », est qualifié d’« abominable » et déclaré hors du champ de l’acceptable (p. 42).
Sur le plan institutionnel, Vermeule plaide pour un transfert de pouvoir vers les autorités politiques, sans spécifier lesquelles ni encadrer juridiquement leur action. Les tribunaux devraient s’incliner devant les choix des décideurs publics, sauf en cas d’arbitraire manifeste (43), car le bien commun passerait avant tout par une « présidence puissante, régnant et gouvernant en partie sur une bureaucratie puissante » (p. 42). Inspiré par Carl Schmitt, juriste allemand devenu éminence grise du régime nazi, Vermeule conçoit ainsi l’exécutif comme le principal dépositaire de la souveraineté populaire, seul capable d’agir efficacement en période de crise[2]. Aucune mention n’est faite de la doctrine libérale de la séparation des pouvoirs, censée prévenir la concentration du pouvoir entre les mains d’une seule institution. La possibilité d’un abus de pouvoir ne semble pas prise en compte. Plus troublant encore, l’auteur ne manifeste aucun attachement de principe au régime démocratique, se disant « agnostique » sur ce point. De manière particulièrement inquiétante, il affirme que la démocratie « n’a de valeur que dans la mesure où elle contribue au bien commun » (p.48) : elle ne constitue qu’un moyen parmi d’autres d’y parvenir, sans supériorité intrinsèque, et ne bénéficie « d’aucun privilège particulier » (p. 47) par rapport à d’autres formes de gouvernement.
En définitive, Vermeule relativise les deux piliers du libéralisme politique : les libertés individuelles sont considérées comme des obstacles à l’action de l’État et le régime démocratique est relégué au rang de simple option. On ne sera donc pas surpris de constater sa mansuétude voire son franc soutien aux mesures prises par l’administration Trump durant les derniers mois. Il qualifie sa théorie de « légalisme illibéral », dont l’objectif n’est ni de maximiser l’autonomie individuelle ni de limiter les abus de pouvoir, mais de doter les autorités publiques d’un pouvoir suffisant pour promouvoir activement une morale substantielle – une conception déterminée du bien commun[3].
Le tournant post-libéral du conservatisme états-unien
Le constitutionalisme du bien commun offre une assise juridique, elle-même fondée sur des références théologiques, pour le mouvement disparate du « post-libéralisme »[4]. À rebours de l’opposition classique entre une gauche interventionniste et une droite attachée à un État minimal centré sur les libertés économiques, les post-libéraux revendiquent un usage musclé de la puissance publique afin d’instaurer un ordre moral. Ce combat doit notamment être mené contre l’« hégémonie culturelle progressiste » qui ferait le lit d’un individualisme forcené au détriment des traditions et du lien social. Il en résulterait une société fragmentée, moralement instable et incapable de définir une orientation collective. Dans ce paysage, Vermeule incarne une variante particulière : l’« intégralisme catholique », courant minoritaire mais influent qui appelle à assujettir l’ordre juridique aux dogmes de l’Église romaine[5]. Vermeule n’est pas seul dans ce projet : James David (JD) Vance, également converti au catholicisme, affirme ainsi que son programme est aligné sur la doctrine de l’Église[6].
Ce discours post-libéral puise aussi sa vitalité dans la détresse sociale de certaines classes populaires américaines, notamment dans les anciens bassins industriels. Conor Casey, proche de Vermeule, parle ouvertement de la construction d’un « bloc post-libéral » rassemblant les victimes de la mondialisation économique autour d’un projet de restauration morale[7]. Le post-libéralisme conserve ainsi la rhétorique de la critique sociale, sans jamais cependant nommer les causes structurelles de la pauvreté rampante, tout en réactivant un conservatisme classique aux relents identitaires. Il renoue avec une stratégie bien identifiée par Pierre Rosanvallon dans le contexte français : celle des néo-réactionnaires qui, dès les années 1990, s’érigeaient en critiques du consumérisme et de l’individualisme pour mieux réhabiliter les valeurs traditionnelles[8]. Les politiques sociales ne sont défendues que du bout des lèvres, principalement pour servir de contrepoint aux prétendues « dérives sociétales » (droits des femmes ou des personnes LGBT notamment), comme si la solidarité et la reconnaissance des minorités étaient incompatibles.
Le conservatisme américain contemporain prend assurément des visages contrastés et il serait hasardeux de réduire la dynamique actuelle à un triomphe du seul post-libéralisme. Diverses tendances coexistent dans l’orbite trumpiste : d’un côté, les libertariens techno-futuristes, comme Elon Musk, prônent le démantèlement de l’État fédéral ; de l’autre, les post-libéraux, tel JD Vance, souhaitent s’en emparer pour imposer une morale traditionnelle. Les seconds semblent néanmoins s’accommoder aisément de la violence sociale des premiers tant que l’orientation conservatrice est conservée. Par ailleurs, les deux factions partagent une même aversion pour la démocratie. Les milliardaires de la « tech » souhaitent s’émanciper des contraintes démocratiques pour protéger leur fortune[9], quand les intégralistes catholiques voient d’un bon œil le retour d’une forme d’autoritarisme anti-pluraliste garant d’un renouveau moral. Après le décès du pape François, la génération qui se réclame de lui doit ainsi se préparer à affronter la tendance théocratique qui nait dans certains cercles catholiques. Le destin du christianisme social, comme celui des démocraties libérales, pourrait bien se jouer dans cette confrontation à venir.
[1] Adrian Vermeule, Common Good Constitutionalism, Polity, 2022.
[2] James Chappel, “Nudging Toward Theocracy: Adrian Vermeule’s War on Liberalism”, The Dissent, Spring 2020.
[3] Adrian Vermeule, “Beyond Originalism”, The Atlantic, 31 mars 2020.
[4] Ce courant est notamment emmené par Patrick Deneen, professeur à l’université catholique Notre-Dame (Indiana) et auteur de Why Liberalism Failed, en 2018, et de Regime Change : Toward a Postliberal Future, en 2023.
[5] Benoît Gautier et Ludivine Gilli, « Qui sont les intégralistes catholiques, cette jeune garde conservatrice qui soutient J. D. Vance ? », Le Croix, 2 octobre 2024.
[6] Henrik Lindell, « Comment le vice-président américain J.D. Vance utilise-t-il le catholicisme à des fins populistes ? », La Vie, 21 mars 2025. Pour une analyse de la théologie politique de J.D. Vance et de ses soutiens : Jean-Baptiste Ghins, « Catholicisme politique : JD Vance est-il l’unique horizon ? », Revue Politique, 5 mai 2025.
[7] Conor Casey, « Common Good Constitutionalism and the New Battle over Constitutional Interpretation in the United States », Public Law, 2021, p.765.
[8] Voir son analyse issue de son cours au Collège de France : Pierre Rosanvallon, Notre histoire intellectuelle et politique (1968-2018), Seuil, 2018.
[9] Quinn Slobodian, Crack-Up Capitalism: Market Radicals and the Dream of a World Without Democracy, Metropolitan Books, 2023.