L’indifférence est un produit industriel
Dans le film Faust (1926)de F.W. Murnau, Méphisto, prince des ténèbres, veut convaincre le héros éponyme de lui céder son âme en échange d’un pouvoir absolu sur le monde. Sa ruse : offrir 24 heures de puissance au vieil alchimiste pour lui faire miroiter tout ce dont son impotence le frustre, et le contraindre ainsi à se damner volontairement pour l’éternité. Alors qu’après avoir recouvré sa jeunesse et enlevé une duchesse parmesane grâce à son sulfureux compagnon, Faust est sur le point de posséder la noble italienne, Méphisto lui indique que le jour d’essai est écoulé : il va redevenir vieux, et commun. Ivre de désir, le malheureux accepte de se placer sous la tutelle du démon pourvu qu’il puisse consommer ses noces barbares… L’histoire, emblématique de l’impérissable thématique du pacte avec le diable, est connue. A-t-on néanmoins suffisamment mesuré ce que les stratégies de Méphisto pouvaient révéler de la logique de notre propre kobold : la machine ?
Une éthique de la modération
Quel est le point commun entre le diable tel que le dépeint Murnau et nos robots, qu’il s’agisse de smartphones, d’avions ou de Thermomix ? Répondons : la puissance. L’infrastructure industrielle est une formidable pourvoyeuse de biens et services disponibles instantanément. En parcourant le site de Jean-Marc Jancovici, ingénieur, nous apprenons qu’un français moyen disposait, en 2012 et en matière de kWh, de 400 esclaves fictifs, concrètement remplacés par une armada d’appareils gourmands en énergie. Dès lors, si Méphisto rejoint la machine en tant que serviteur tout-puissant de notre espèce, en quoi le destin de sa victime nous renseigne-t-il sur notre condition contemporaine ?
Commençons par interroger Faust. À son échelle, le pouvoir qu’il convoite sert un seul but : la jouissance. Méphisto lui apparait comme un moyen de combler ses appétits, et l’impétueux allemand sombre rapidement dans une avalanche de caprices, pour se retrouver finalement lassé par l’existence. Le sort de celui qui était pourtant un talentueux érudit nous instruit donc : au bout d’une volupté si facilement conquise, point de bonheur, mais l’ennui. Si chaque satisfaction est pourvue sans effort, si l’envie n’a pas le temps de mûrir qu’elle est déjà satisfaite, toute expérience, si fastueuse soit-elle, devient rapidement médiocre. Car dans le patient modelage du désir s’amoncelle également une foule de phénomènes qui donnent toute son épaisseur au plaisir : la recherche, l’espérance, la rencontre… On n’apprend pas cela à qui s’est un jour privé de son confort pour aller s’égarer sur des sentiers terreux. Et Faust, cette fois-ci sous la plume de Goethe, de constater : « Ainsi, je passe avec transport du désir à la jouissance, et, dans la jouissance, je regrette le désir ». Selon cette lecture, le conseil émanant de la fable serait celui déjà énoncé par Ben Sira le Sage dans l’Ancien Testament : « Si tu as été forcé de trop manger, lève-toi, quitte la table et fais une pause » (Si 31, 21).
Appliquée à la technique, cette éthique de la modération nous enjoindrait à être prudent dans notre usage des machines, au nom d’une certaine qualité du désir, qui ne saurait se déployer que dans la durée. Avons-nous néanmoins résolu le problème existentiel posé par notre condition machinique ? Rien n’est moins sûr. Au fond, nous restons ici sur le simple plan de la jouissance personnelle. Ce que nous, êtres gavés, souhaitons désormais, c’est désirer. Fatigués d’être dorlotés par l’automatisation du monde,nous sommes empreints d’un désir de désir, et, avertis par la légende, nous nous efforçons de créer un espace temporel entre nos souhaits et nos satisfactions. Pourtant, signe du maintien de notre servitude, nous ne renvoyons pas notre malin serviteur. Si nous réussissons à complexifier la nature de nos envies – quête d’incarnation, de romantisme, d’intensité –, nous nous tournons toujours vers lui pour quémander. Dans le film de Murnau, Faust tombe amoureux de Gretchen, magnifique jeune fillequi s’avère difficile à séduire. Bien : l’espace difficultueux du désir réapparait chez notre héros. Mais qui lui soufflera d’offrir à la bien-aimée tel bijou, ou de la retrouver dans tel parc ? Qui parera l’éphèbe de beaux habits et distraira la tutrice de l’amante ? Méphisto, toujours. Ainsi l’individu moderne soucieux de vivre authentiquement voudra renoncer à la technique, et, pour ce faire, recourra… à la technique. Il voudra voyager pour quitter son ordinateur, et se retrouvera calé dans une cabine d’avion. Il aura soif de contemplation intellectuelle, et commandera ses livres sur Amazon. Il refusera d’être rivé sur son smartphone, et y installera l’application Stay focused pour limiter son temps d’écran. Solution technique, toujours. Alors se réalise la prophétie de Jacques Ellul, écologiste : « l’exaltation du désir ne peut que nous faire avancer dans la voie technicienne ».
Notre identité faustienne
Bien qu’on puisse discourir sur notre désir à partir des pérégrinations du convoiteux savant – ne sommes-nous pas très faustiens lorsque nous acceptons sans hésitation de livrer nos données à Facebook et consorts afin de jouir gratuitement des outils connectés ? –, il semblerait que vouloir sauver notre bonheur en délayant nos contentements ne nous affranchisse nullement de nos magiciens mécaniques. Plaçons-nous dès lors, non plus à hauteur de l’être humain, mais face au démon. Que veut Méphisto ? Étendre son influence. À chaque fois que Faust le convoque, il en profite pour accomplir quantité d’ignominies : assassinats, mensonges, manipulations. Dans sa scénographie, Murnau donne d’ailleurs une place d’honneur à ce qui se trame à l’insu du héros, et c’est en définitive la ruse du diable, plus que la folie de l’homme, qui interpelle. Or qu’est-ce qui rend possible cette expansion de l’emprise de Méphisto ? L’indifférence de Faust. L’œuvre ultime du diable, ce n’est pas la jouissance de son prétendu maître, c’est sa démission morale, c’est son oubli des conséquences induites par son insatiable avidité. Car Faust, aussitôt déchargé de son âme, ne considérera plus les sordides actions de son compagnon : son seul questionnement sera toujours, et unilatéralement, tourné vers lui-même.
En quoi cette seconde lecture du mythe éclaire-t-elle notre rapport à la technique ? De deux façons. D’abord, à l’instar de Méphisto, les machines ne servent pas ce pourquoi nous les utilisons, mais bien leurs fins propres. Ceci est particulièrement vrai à l’heure du numérique. Dans son livre Le capitalisme de surveillance, Shoshana Zuboff, philosophe, démontre en effet que l’industrie visait traditionnellement la satisfaction du client. « La production de masse débute avec la perception d’un besoin public », déclarait Henry Ford, si bien qu’il existait, jusqu’il y a peu, un contrat social entre producteurs et consommateurs, structuré autour de l’offre et de la demande, au sens où l’utilité d’un objet affichée par le marchand était équivalente à son utilité réelle. Avec Google, nous sommes désormais en présence d’un outil qui, bien qu’il se déclare plateforme de recherche et de communication, ambitionne avant tout de collecter nos données comportementales dans le but de vendre des espaces publicitaires à ses véritables clients,les entreprises. À ce sujet, Mark Hunyadi, théoricien du numérique, conclut que, à travers notre usage des technologies, nous faisons face à « un immense dispositif instrumental qui sert les fins du système tout en les masquant sous le voile libidinal des satisfactions individuelles ». La pernicieuse ruse du diable, n’est-ce pas de nous faire croire qu’il sert notre plaisir, quand son seul intérêt est sa propre prééminence ?
Ensuite, et plus fondamentalement encore, les machines colonisent la terre en la ravageant, et nous ne nous en soucions guère alors même que nous sommes causes de leur extension. Ainsi que Faust à Méphisto, nous avons confié à la technique les tâches pénibles au profit de notre épanouissement. Il en résulte une forme de perte existentielle, comme si la sphère technique de notre être nous était devenue étrangère. L’œil fixé sur nos loisirs, ou plus largement sur nos soucis individuels, nous sommes arrivés au stade où nous ne sommes même plus capables de percevoir les désastres écologiques et humains découlant de notre usage écervelé des machines. À propos de Claude Earthely, pilote d’avion qui donna le feu vert météo au largage de la première bombe atomique sur Hiroshima, le philosophe Günther Anders écrit cette phrase terrible : « lorsqu’il accomplit son acte, (…) il ne savait simplement rien, il était l’incarnation de l’ignorance (…) ; non seulement ce qu’il faisait n’était pas son affaire mais, dans une certaine mesure, le fait même de faire quoi que ce soit ». Voici donc, sans doute, notre véritable identité faustienne : ce que nous faisons, c’est-à-dire l’empreinte que nous laissons sur le monde, nous est devenu absolument étranger. Hébété par la puissance des instruments qui prétendent nous servir, nous sommes devenus incapables de nous représenter les effets de leur déploiement, et, au lieu d’exiger de Méphisto qu’il nous révèle ses intentions, nous nous en remettons à notre incapacité à concevoir l’étendue du désastre pour organiser insouciamment nos petits itinéraires singuliers. Alors, pendant que Gretchen, dont il a tué le frère et la mère, regarde mourir de froid l’enfant qu’elle tenait de lui, Faust, en haut d’une montagne, médite sur son ennui…
Entendre à nouveau, pour agir enfin
Karl Marx soutenait que le premier pas vers la liberté consiste à prendre conscience de la nature de nos chaînes. Or celles-ci sont d’une curieuse facture : elles ne nous astreignent pas directement, elles obscurcissent une part de notre monde. Nos Méphistos électroniques nous servent diligemment, au prix de notre indifférence, et c’est chacun dans son coin, inquiets de ne pas nous amuser tant que ça, que nous laissons des creuseurs sous-payés trouer le sol de la RDC en quête du cobalt qui stabilisera nos batteries… Ainsi le totalitarisme machinique que d’aucuns annoncent ne sera pas une guerre totale médiée par des automates, ce ne sera pas la« guerre de tous contre tous »(Thomas Hobbes), mais bien l’indifférence de chacun à l’égard du reste, c’est-à-dire à l’égard de nos déchets, ou de ce que nous ne considérons pas, mais vient de nous. Jean Baudrillard, sociologue, avait raison : « quand le reste atteint les dimensions de la société entière, on a une socialisation parfaite. Tout le monde est parfaitement exclu et pris en charge, parfaitement désintégré et socialisé ». Autrement dit : chacun est lesté d’un Méphisto qui le « prend en charge » tout en lui dissimulant tout du réel agonisant.
Qu’est-ce qui nous sauvera de ce destin funeste ? Ce qui sauva Faust : la capacité à se représenter celles et ceux qui subissent les effets de notre indigence. Son humanité refait en effet surface au dernier moment : lorsqu’il entend soudainement la détresse de Gretchen, dont il a ruiné l’existence, et se précipite à son secours. Sans doute est-ce un revirement de la sorte dont nous devrions faire preuve. Posons-nous la question : eu égard à la technique, quelle est notre faute ? Nous l’avons laissé faire. Nous l’avons laissé bétonner les territoires, saturer les airs de pollution et exploiter le prolétariat. Là est notre péché moderne. Citons encore Günther Anders : « si qualifier l’homme de pécheur (…) revêt un sens quelconque, alors cet état de pécheur ne peut aujourd’hui résider que dans l’indifférence qui est la sienne vis-à-vis des effets indirects de son agir, que dans ce non-savoir bienvenu à ses yeux ». Afin de réparer cette faute, notre pénitence doit donc être de l’ordre de l’attention à ces effets. Alors, cessant de nous laisser berner par le ton doucereux des machines qui sapent notre conscience morale, nous pourrons enfin entendre, à l’invite du théologien Leonardo Boff, « le cri des pauvres pour la vie, la liberté et la beauté (…) et le cri de la Terre qui gémit sous l’oppression ».