Renouveler le sens politique de l’eucharistie
Le dernier numéro (148) d’En Question a mis en avant l’importance des corps intermédiaires pour lutter contre les idées d’extrême droite. Ces enjeux font directement écho à la lecture de Torture et Eucharistie[1], ouvrage de William Cavanaugh qui analyse le rôle de l’Église catholique dans la résistance à la dictature chilienne. Face à la violence de l’État, quelle est la place de l’Église ? Les réflexions ecclésiologiques présentées ici quant à la place des chrétiens dans l’espace politique font suite à une soirée de décembre 2023 organisée par le collectif Bâtir le Bien Commun[2] au Nomade (café-atelier associatif chrétien situé à Ixelles).
Le coup d’État perpétré au Chili le 11 septembre 1973 par le général Pinochet installa une dictature militaire qui prit fin en 1990. Très vite, ce nouveau régime voulut mettre au pas l’ensemble de la population chilienne afin de réaliser sa prétention à l’omnipotence. Cette stratégie fut coordonnée par une agence étatique, la DINA (Dirección de Inteligencia Nacional – Direction nationale du renseignement) qui disposa d’un pouvoir illimité pour arrêter, torturer et tuer les citoyens chiliens, souvent détenus dans des centres clandestins.
Imagination et discipline
Dans son livre, Cavanaugh montre que la torture fut pratiquée au Chili dans le but d’inventer, de produire un réel (ce qu’il dénomme « imagination ») qui légitime le régime en place et sa prétention à la toute-puissance. Ainsi, l’enjeu de la torture n’était pas de faire avouer aux victimes une quelconque vérité – 46% des personnes disparues ou torturées n’étaient pas connues pour avoir des activités politiques – mais bien de les faire souffrir jusqu’à ce qu’elles intègrent le discours du régime et renient toutes leurs valeurs ainsi que leurs proches. Que la personne suppliciée retrouve ou non la liberté par la suite, la torture vécue avait pour conséquence la destruction de son monde dans toutes ses dimensions et donc, entre autres, un effondrement de sa capacité à entrer en relation, à s’associer et à s’organiser avec autrui.
Si la torture fut infligée individuellement au corps de nombreuses personnes, cette pratique s’adressait à la société chilienne dans son entièreté, poursuivant un double but. D’une part, celui de créer un réel effrayant face auquel l’État aurait représenté la seule protection possible. D’autre part, celui de créer des corps isolés et dociles au régime, une société fragmentée, et de démanteler par là tous les corps sociaux intermédiaires qui auraient pu rivaliser avec la junte dans son entreprise de fabrication du réel. L’auteur envisage ainsi la torture en tant que « discipline » (ce mot désigne la façon d’organiser les corps sociaux et individuels dans le temps et dans l’espace) qui réalise « liturgiquement » la prétention étatique à la toute-puissance, puisque le corps de la victime devient le lieu rituel où le pouvoir de l’État se manifeste de la manière la plus terrifiante, tout en étant invisibilisée et niée par les discours officiels.
L’Église chilienne comme résistance
Cavanaugh rappelle que la nature de l’Église est d’être, à la lumière de l’eucharistie, un corps communautaire et non simplement l’âme de la société, ou l’entité qui forme les consciences individuelles. Si l’Église ne se perçoit pas en tant que corps social, elle ne dispose pas des ressources ecclésiologiques pour résister aux assauts de l’État et à sa prétention à disposer de pouvoirs absolus sur les corps de ses citoyens. Il a donc fallu que l’Église chilienne apprenne à redevenir un corps pour s’opposer aux disciplines violentes et à l’imagination de la dictature en place.
Le coup d’État de Pinochet survint à un moment où l’Église chilienne[3] était profondément divisée. D’un côté, la théologie de la libération se déployait en Amérique du Sud, développant des concepts tels que l’option préférentielle pour les pauvres ou la légitimité de l’insurrection révolutionnaire. De l’autre, le parti conservateur, parti historique de l’Église chilienne, craignait les partisans d’Allende et s’opposait à leurs réformes. Les autorités religieuses décidèrent de négocier avec le nouveau pouvoir en place, malgré un déchaînement de violence sur de nombreux citoyens, y compris sur des membres du clergé. L’Église promut l’unité, se percevant avant tout comme l’âme de la société, le versant spirituel d’un peuple uni, ce qui convenait à l’objectif dictatorial de dépolitisation de la société. Pendant des mois, la conférence épiscopale travailla ainsi avec le gouvernement, prônant la diplomatie secrète face aux situations de torture qui lui parvenaient, ces dernières étant perçues comme des excès malheureux du régime. Néanmoins, tous les autres corps sociaux (partis, syndicats, cercles de solidarité) ayant été mis hors-la-loi, la population se tourna vers l’Église, qui fut finalement obligée de réagir. C’est ainsi qu’elle s’opposa de plus en plus ouvertement au gouvernement, jusqu’à la chute de celui-ci.
Cette situation renvoie à un enjeu de taille : quelle place l’Église doit-elle prendre dans l’espace politique ? Opposé à l’idée d’une alliance du trône et de l’autel, que ce soit par la délégation complète de la gestion temporelle à l’État ou un travail conjoint de l’Église et de l’État en vue d’unifier la société, Cavanaugh théorise une contre-politique ecclésiale[4], ou plutôt une discipline du corps, basée sur la vie du Christ, déployée dans l’eucharistie. C’est en effet dans l’eucharistie que se réalise le corps du Christ, un corps marqué par la résistance au pouvoir temporel. La fragmentation et l’isolement des corps sont surmontés dans l’eucharistie par la constitution d’un corps communautaire qui résiste aux tentatives de l’État de le faire disparaître. Parmi de nombreux exemples de résistance ecclésiale développés dans le livre, trois sont particulièrement étudiés : l’excommunication, le Vicariat de la Solidarité et le mouvement Sebastian Acevedo contre la torture. Nous développerons les deux premiers.
En 1980, sept évêques publièrent un document qui excommuniait toute personne ayant pratiqué la torture ou l’ayant permise. Cavanaugh retourne aux premières communautés chrétiennes pour nous montrer que cette mesure ne fut pas conçue comme une sanction archaïque ni une décision hiérarchique et définitive, mais bien comme une pratique sociale au caractère médicinal, une tentative publique et prophétique de rassembler l’Église, un appel à la repentance adressé aux bourreaux afin qu’ils cherchent à réintégrer la communion quittée. Cette excommunication chilienne entrait donc dans la logique de faire corps, de rendre visible ce qu’est l’Église et ce qu’elle n’est pas, en signifiant aux tortionnaires qu’ils s’étaient retranchés du corps du Christ, de la communion avec le reste de l’assemblée. Comment prétendre encore faire corps, demande Cavanaugh, alors que se tiennent dans la même église les victimes et les bourreaux ?
Le Vicariat de la Solidarité fut la réponse de l’Église chilienne comme seul corps intermédiaire subsistant. Dans le Chili des Chicago boys (des économistes mandatés par le gouvernement pour mettre en œuvre des politiques ultralibérales), le Vicariat avait ses propres cliniques, distribuait de la nourriture, mais soutenait aussi des formations de dirigeants pour des organisations clandestines de voisins et de syndicats, et coordonnait des jardins potagers et des achats groupés. Par ailleurs, grâce à un travail juridique, le Vicariat força le système judiciaire chilien à documenter les disparitions des citoyens torturés alors que le régime les invisibilisait. Face à un État qui atomisait les individus, les mesures du Vicariat avaient donc pour but de reconstituer le tissu social. Toutefois, Cavanaugh rappelle que l’Église n’est pas un corps social comme le serait un parti ou un syndicat, mais qu’elle se configure au Christ, avec cette attention toujours première aux plus faibles. Elle ne vise pas sa propre reproduction, contrairement à l’État. Se déployant certes dans l’espace, l’Église est avant tout une réponse aux évènements du présent, une forme de témoignage de l’actualité du corps du Christ.
Que retenir de Torture et Eucharistie ?
La torture est un exemple paradigmatique de violation de la dignité humaine que toute organisation doit dénoncer. Toutefois, au fil de notre lecture, émergent des réflexions ecclésiologiques, fondées sur l’eucharistie, qui résonnent aujourd’hui. Retenons-en trois.
Tout d’abord, le besoin perpétuel de réactualiser le corps du Christ, pour que l’Église se conçoive comme une réponse et non comme une institution qui vise sa propre reproduction. L’Église chilienne a pu être le témoin du corps du Christ lors de la dictature, mais elle a aussi largement failli à sa mission lorsqu’elle a couvert les agressions sexuelles des dernières années. Mis en cause par le Pape lui-même pour la gestion calamiteuse des affaires de pédocriminalité dans leur clergé, tous les évêques chiliens ont présenté leur démission au souverain pontife le 18 mai 2018. L’Église n’accomplit jamais sa mission en tant qu’institution finie, mais toujours en tant que communauté qui se recrée. Elle est ouverte à celles et ceux qui n’en font pas partie, non pour les inclure et les homogénéiser, mais bien pour se laisser déplacer et entrer en communion avec eux.
Ensuite, concernant la présence des victimes et des bourreaux au même repas eucharistique, comment comprendre l’absence d’excommunication des religieux coupables d’agressions sexuelles ? Le pape François a certes excommunié un prêtre pédocriminel en 2014, mais cette démarche ne devrait-elle pas être généralisée ? Comment oser un véritable chemin d’humilité envers la société civile, pour permettre les processus de réparation, de guérison et de réconciliation, pour reconnaitre la fracture du corps et prendre le temps de la pénitence ?
Enfin, une dernière question : face à l’imagination technocratique capitaliste actuelle, comment l’Église peut-elle entrer dans l’imagination de Dieu ? Quelles disciplines adopter, en tant que communauté, pour une dynamique de relations toujours renouvelées : avec la Création dévastée, avec les migrants, avec les minorités de genre, avec le quart monde toujours exclu ? Inspirée par l’Esprit, l’Église doit devenir corps par l’eucharistie pour faire corps avec les réalités sociales contemporaines.
[1] Torture et Eucharistie (2009) est la publication de la thèse de l’auteur en français, parue initialement en 1998 en anglais.
[2] Bâtir le Bien Commun est un collectif basé à Bruxelles qui a pour but de redynamiser la critique chrétienne du capitalisme et des structures de domination. Voir www.batirlebiencommun.com.
[3] L’auteur se concentre sur la conférence des évêques du Chili pour analyser l’Église chilienne dans son ensemble, mais ne cessera de rappeler à la fois les résistances plus radicales de religieux comme de fidèles, et a contrario l’attitude d’une partie du clergé qui soutiendra le régime tout du long.
[4] Le terme « politique » est entendu ici au sens analogique d’une action qui se déploie dans l’espace public, ne pouvant se comprendre comme la promotion de la prééminence de l’Église sur l’État comme au temps de la chrétienté, ou le choix d’un repli sectaire dans un espace séparé du reste du monde. Pour désigner l’action de l’Église, Cavanaugh préfère donc le terme de « discipline ».