(Bien) manger : le défi de notre siècle
article - Dimanche
C’est l’un des scandales de notre temps : en 2020, on meurt encore de faim ! Mais le problème est plus profond. Désarroi des agriculteurs, impact écologique, risques sanitaires et inégalités sociales constituent les différentes facettes d’un même défi.
Une personne sur neuf. Le chiffre est édifiant : sur notre planète, 821,6 millions de personnes ne mangent pas à leur faim. Sans doute cette réalité est-elle, pour nous, difficile à concevoir. Car dans nos supermarchés, les étals ne sont jamais vides. Et nos frigos sont tellement pleins qu’on les double de congélateurs. Les principales victimes sont loin de nous : c’est en Asie et en Afrique que le fléau est le plus meurtrier. Et parmi les victimes se trouvent de nombreux… paysans !
Le vrai scandale n’est pourtant pas là. Il est plutôt dans le fait que notre Terre pourrait nourrir… 12 milliards d’êtres humains ! Produire plus n’est donc pas la solution. En revanche, il conviendrait d’apprendre à partager. Car chaque jour, on jette, on perd, on gaspille. « Le gaspillage est l’expression de l’indifférence vis-à-vis des choses et vis-à-vis de ceux qui en ont besoin », déplorait le pape, en mai 2019. « Jeter de la nourriture signifie jeter des personnes », ajoutait-il dans son style habituel, fort et imagé.
Le prix du « low cost »
Mais l’alimentation n’est pas qu’un lointain problème. Chez nous, la nourriture peut aussi venir à manquer. Et lorsqu’elle ne manque pas, elle ne donne pas toujours vie… « Depuis cinquante ans, on a prétendu répondre aux attentes des familles les plus défavorisées en encourageant une production alimentaire de masse », observe Olivier De Schutter, ancien rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation. « Mais à présent, une prise de conscience se fait jour : cette alimentation ‘low cost’ s’avère être un échec patent. Les dimensions qualitatives de l’alimentation ont été négligées au nom de la réduction des coûts ». Produits transformés, pesticides, hormones de croissance : voilà le régime de l’Occidental moyen. S’il ne paye qu’un prix raisonnable à la caisse de son supermarché, il finit tout de même par régler le véritable montant de la facture. A la pharmacie ou à l’hôpital, par exemple. « Dans l’Union européenne, 80% des coûts en soins de santé sont consacrés au traitement de maladies chroniques dans le développement desquelles nos régimes alimentaires ont un rôle décisif »,souligne le professeur De Schutter. Qui pointe aussi l’impact environnemental critique du système alimentaire dominant.
Dessiner la transition
Une transition s’impose donc. Elle doit être individuelle. Ce qui est une bonne nouvelle : pour l’initier, chacun a un rôle à jouer. Comment agir ? En se renseignant plus. En achetant mieux. En jetant moins. Mais bien entendu, le défi est aussi politique. Olivier De Schutetr en est conscient : « il convient de soutenir une alimentation durable, qui protège la santé des populations, qui respecte les écosystèmes, et qui garantit un revenu digne aux producteurs. » La fiscalité, des campagnes de sensibilisation, une réorientation des subsides… Voilà autant d’instruments utiles. Pour Olivier De Schutter, il faudra cependant aller plus loin : « L’alimentation est, en somme, une question de civilisation. Réapprendre à cuisiner. Y prendre plaisir : le vivre comme une diversion, et non pas comme une corvée. Bref, replacer l’alimentation comme élément de notre culture, et ne plus la voir seulement comme une nécessité physiologique. » Sans doute est-ce aussi ainsi que se dessinera la si nécessaire transition.
Manger, une affaire spirituelle ?
Changer nos pratiques alimentaires ? Facile à dire ! Mais à faire… Il fait dire qu’en la matière, nos habitudes sont souvent profondément ancrées. Dans certaines familles, c’est depuis toujours que l’on mange de la viande rouge chaque jour. Que l’on achète des plats préparés. Ou le haché le moins cher…
Pour changer, il convient de gagner en lucidité. Et si, pour y parvenir, on apprenait à contempler ? « Contempler les aliments avant de les manger permet une mise à distance bénéfique qui rompt avec le réflexe de se remplir », explique Martine Henao, auteure d’un livre explorant les liens entre nourriture et spiritualité. La femme invite d’ailleurs ses lecteurs à « manger en pleine présence ». « Présence à soi-même tout d’abord : qu’est-ce que je fais quand je me nourris ? Présence à la nourriture ensuite ».
Martine Henao suggère une autre piste : redécouvrir le sens profond de la communion. « Peut-être est-il bon de se souvenir que le terme ‘eucharistie’ signifie rendre grâce », précise-t-elle. « Ce qui fonde une commune union entre les convives, c’est le partage communautaire de l’action de la grâce présente en notre monde et en chacun. »
Deux pistes donc : contempler et rendre grâce. Deux manières d’ouvrir des voies nouvelles. La nourriture n’est plus une chose ; elle devient un don. Qui se reçoit, unit et se partage. Qui nous invite, peut-être aussi, à nous interroger sur l’identité du donateur. L’agriculteur, le producteur, le vendeur… ? Mais aussi le Créateur ! Comme nous y invite le pape François dans Laudato si’, nous découvrirons alors « combien la spiritualité n’est déconnectée ni de notre propre corps ni de la nature, ni des réalités de ce monde ».
Martine Henao de Legge avec la collaboration de Teresa Fernandez-Gil et Monique Coltelloni- Lehrmann, Se nourrir corps et âme. La Bible et la table, Ed. Mediaspaul, 2019.
Matthieu, le cultivateur de liens Bienvenu à la Ferme de la Tortue ! A Neufvilles (Soignies), Matthieu Pire cultive 7 hectares de terres. Et quand il ne s’occupe pas de ses poules, il tient le comptoir de la boutique. Voici son témoignage. Je me suis intéressé au maraichage parce que je ne m’épanouissais pas dans le métier que j’exerçais. En tant qu’architecte de jardin, j’avais l’impression de ne construire que du « luxe » pour des gens qui n’en avaient pas réellement besoin. Je voulais quelque chose de plus fondamental, qui me rapproche de l’essentiel… L’alimentation, couplée à un contact direct avec les consommateurs, répondait à ces attentes. Le sens que je donne à ce projet est aussi le sens que je recherche pour ma vie : il s’agit de faire l’unité. Dans ce cas-ci, je souhaite restaurer le lien entre la terre et la nourriture, entre le consommateur et le producteur. Et, plus largement, entre ce que je crois juste et ce que je fais… Le contact avec les personnes qui mangent mes légumes m’apporte énormément de satisfaction. C’est vraiment un échange. Par exemple, quand quelqu’un revient en me disant que nos produits lui rappellent les légumes qu’il mangeait, enfant, dans le potager de son grand-père, j’ai vraiment l’impression d’apporter davantage que de la nourriture. C’est un des enjeux de la vente directe : le lien humain entre le producteur et le consommateur. Essayer de se comprendre, de se connaitre, de s’apprécier, pour que les « courses » redeviennent un endroit où l’on prend le temps de vivre. Le métier d’agriculteur est essentiel pour tous. Et pourtant, il n’est pas facile, et n’est pas reconnu à sa juste valeur. Ainsi, les gens constatent parfois que nos prix sont plus élevés qu’en grande surface, mais ils ne se posent pas nécessairement la question de savoir d’où vient la différence. Les gens ne sont pas toujours conscients des implications de leurs achats à bon marché, tant en terme de qualité que d’écologie ou de justice sociale. www.fermedelatortue.com Rue Ramée 10 7063 Neufvilles (Soignies) |
Vincent Delcorps
« Vers une nouvelle culture alimentaire ? ». Numéro de mars de la revue En Question. Pour les lecteurs de Dimanche : 5€ (au lieu de 7€). www.centreavec.be – info@centreavec.be – 02.738.08.28.