Établir des ponts entre les générations, tenir la porte ouverte entre les vivants et les morts, incarner, par la transmission des textes ancestraux, la promesse d’une continuité : telles sont les tâches que Delphine Horvilleur cherche à honorer en tant que rabbine. Sa fonction – encore très rarement endossée par des femmes – s’apparente ainsi à celle d’une conteuse : elle fait entendre à ses contemporains des récits sacrés, et ouvre à une lecture inédite des phrases mille fois prononcées. C’est en particulier aux « moments charnières de la vie », telle l’épreuve du deuil, que le rabbin se tient présent pour pallier l’insuffisance du langage grâce aux mots de la tradition – car la parole est toujours défaillante et mésusée lorsqu’il est question de mort. Par le recours aux sagesses du temps long qui rappellent « la possibilité d’une stabilité », ces récits assurent ainsi une fonction de résilience.
Mais, fidèlement à la tradition juive, Horvilleur appelle à soumettre les textes à une inlassable réinterprétation, pour maintenir leur sens ouvert. Rien de pire, affirme-t-elle, que la définition définitive et le figement. Ce refus de toute illusion de complétude innerve alors une réflexion sur le piège de l’identité : contre l’aspiration à être quelque part vraiment chez soi, l’auteure fait l’éloge du mouvant, du faillible, et de la conscience de l’étranger en soi. L’entreprise littéraire de Romain Gary, sur laquelle elle prend appui pour développer son propos, est emblématique de ce souci de « n’être jamais complètement soi-même » : son pseudonyme Emile Ajar est un pied de nez à l’assignation identitaire. Dans sa langue (l’hébreu ne permet pas de conjuguer le verbe être au présent), comme dans ses traditions (notamment celle qui veut que toute habitation reste partiellement non construite, en gardant une fissure ou un carrelage manquant), le judaïsme incite à soustraire la question de l’identité à toute résolution, à toute sédentarité.
Les deux livres récents de Delphine Horvilleur, Vivre avec nos morts et Il n’y a pas de Ajar, convergent ainsi en la reconnaissance d’une double dette : celle que nous avons à l’égard de la tradition (porteuse de rites et de langages sans lesquels nous serions plus démunis encore face à l’indicible), inséparable de celle que nous avons envers l’altérité (car se savoir composite et en permanente mutation invalide tant la recherche de pureté que le réflexe de repli).
Manon Houtart