L’équilibre entre radicalité critique et engagement chrétien peut sembler délicat : l’une ne risquerait-t-elle pas, dans une certaine mesure, de faire vaciller l’autre, et vice-versa ? Cet essai théologico-politique prouve le contraire. En prenant appui tant sur un socle d’intellectuels et militants d’horizons divers (de Simone Weil à Judith Butler, de Blaise Pascal à Dorothy Day) que sur une profonde confiance dans la vertu de la prière, ce trio de jeunes professeurs de philosophie esquisse un appel aussi enthousiasmant que convaincant à une « politisation par la foi ».
On est loin d’une exhortation à évangéliser massivement ou à créer un parti chrétien : cette politisation consiste en un effort de penser et d’organiser la vie en commun qui soit orienté vers la charité et la fraternité plutôt que vers la défense d’intérêts particuliers et la quête de pouvoir. C’est aussi un appel au dégagement vis-à-vis de la sournoiserie du capitalisme contemporain, qui nous enrôle jusqu’au plus intime de nos existences et « subordonne les vies à des comportements qui leur nuisent ». Car c’est bien cela qui est au cœur du message du Christ : tenir pour vains les pouvoirs terrestres, et lutter contre toute forme de réduction ou d’appropriation de la personne humaine.
C’est dans cette perspective que les auteurs invitent à une attention politique à l’ensemble des dispositifs qui sapent la puissance vitale des individus : que ce soit le traitement rapide des malades, le travail aliénant qui mène l’employé au burn-out oule sort réservé aux migrants, aux prisonniers… Ils pointent à ce sujet une forme d’hypocrisie dans les mouvements prolife lorsqu’ils ne se focalisent que sur les questions bioéthiques et ne tiennent pas compte de la diversité des formes de vie négligées, voire broyées. Une certaine colère irrigue d’ailleurs ce pamphlet : bien trop de mensonges et inanités se trouvent accolés au christianisme et participent à alimenter le fléau identitaire, le rêve d’une uniformité de la civilisation. Or, aux antipodes d’une racine ou d’une identité, le christianisme est une « puissance de conversion » et un moteur de renversement des valeurs.
Ce rare alliage entre une foi sincère, qui tient à la « conscience d’une inadéquation au Christ » bien davantage qu’à un stock de certitudes, et une lucidité aiguë à l’égard de la complexité du monde contemporain, se trouve ici mis au service d’un souci de répondre collectivement à l’appel évangélique. L’énergie des auteurs, leur joie, leur colère sont communicatives : elles nous rallient à leur « désir de s’engager différemment [dans notre époque], à partir d’une pensée et d’une action spirituellement inspirées et librement conçues ».
Manon Houtart