Le 16 mars 2023

Le Phénomène Humain de Pierre Teilhard de Chardin. Genèse d’une publication hors normes

Couverture de l'épingle

Solidement documenté, l’ouvrage retrace avec soin la longue et laborieuse élaboration du Phénomène humain, que Teilhard (1881-1955) considérait comme « le livre de sa vie » (p. 85). Une élaboration qui correspond au mûrissement de la réflexion que le prêtre jésuite mène à partir de ses recherches scientifiques (géologie et paléontologie).

Le chapitre 1 (« Esquisse d’une fresque grandiose ») évoque les composantes essentielles de ce mûrissement. En constatant l’évolution du vivant et aussi celui de tout le cosmos, Teilhard observe une complexification croissante de la matière qui atteint un seuil, à partir duquel émerge le vivant. Et, en se complexifiant, les vivants évoluent jusqu’à un psychisme qui en arrive au seuil de la réflexion et de la conscience – le seuil de l’hominisation.

Pour Teilhard, « si l’Homme a une dimension spirituelle, c’est que le milieu dans lequel il s’enracine avait déjà une trace de cette dimension » (p. 19). C’est le « dedans » des choses, leur profondeur qui croît avec la complexité des êtres. Teilhard y voit « la présence d’une finalité à l’œuvre dans l’univers tout entier » (p. 20). Et il lui apparaitrait incohérent que l’évolution du phénomène humain ne se continue pas dans le sens d’une union sociale croissante (noosphère), une « planétisation » où, surmontant les forces destructrices, « l’unité se fera sans renoncement ni à la liberté ni à la personnalité » (p. 26).

Enfin, à la source de cette évolution, Teilhard fait l’hypothèse de l’existence d’un Centre personnel (le Point Oméga) qui, sans se confondre avec le monde ou l’humanité, lui donne d’être et de trouver son sens et son terme » (p.26). Comme chrétien, Teilhard y voit le Christ, dont la pensée chrétienne affirme que, Dieu fait homme, il est tout en tous.

Après cette esquisse, l’ouvrage présente, de façon détaillée, le mûrissement de la pensée de Teilhard depuis 1910 jusqu’à la laborieuse rédaction du Phénomène humain (1937-1940). Un mûrissement qui bénéficie des échanges avec de nombreux amis et amies, scientifiques, philosophes, théologiens… Citons Édouard Le Roy (mathématicien et philosophe), Marguerite Teillard-Chambon (cousine de Teilhard, écrivaine), l’abbé Henri Breuil (préhistorien), le chanoine belge Henry de Dorlodot (géologue), les jésuites français (Henri de Lubac, Auguste Valensin, Pierre Leroy) ou belges (Joseph Maréchal, Pierre Charles), Mgr Bruno de Solages (recteur de l’Institut catholique de Toulouse). Un mûrissement qui rencontre aussi incompréhension et oppositions, en particulier de la part de personnalités influentes dans les milieux d’Église, réticentes à reconnaitre l’évolutionnisme et suspicieuses à l’égard de toute idée qui, selon elles, paraitrait contraire à l’enseignement traditionnel de l’Église catholique. Tant et si bien que, tout en sachant se montrer conciliants, les responsables des jésuites, craignant les réactions du Saint Office (le Dicastère du Vatican veillant à l’intégrité de la doctrine catholique), refusent la publication du Phénomène humain, en dépit des corrections apportées par son auteur.

Il faudra attende la mort de Teilhard (10/04/1955) pour que l’héritière de ses écrits, avec le soutien de nombreuses personnalités, publie l’ouvrage en octobre 1955 et assure l’édition de ses œuvres. Un succès considérable. Des responsables du Saint Office continuent leur opposition, mais ils ne peuvent empêcher que le pape Paul VI et d’autres papes après lu reconnaissent en Teilhard un penseur inspirant[1].

Inspirant, Teilhard continue de l’être. Bien sûr, son œuvre connaît des limites. Ses travaux scientifiques doivent être complétés par les recherches réalisées depuis les années 50. On peut y trouver des insuffisances, des ambiguïtés – ainsi en ce qui concerne le problème du mal et la question de l’eugénisme, comme le remarquent les auteurs (pp. 239-242). Mais la démarche de Teilhard, qui est celle d’une « herméneutique du phénomène » (p. 278), réactive – comme le soulignent les auteurs – un débat essentiel concernant « la pertinence d’un discours qui, sans nier les acquis des sciences et en s’y enracinant, pourrait leur conférer ce surcroît d’intelligence que leur désir de rationalité ultime exige d’elles, mais qu’elles sont incapables de satisfaire » (p. 278).

Émerveillé par l’étoffe de la Matière et tout autant passionné par le Christ, penseur et mystique, épris de cohérence, résolument fidèle à son engagement de religieux dans l’Église et solidement attaché à la rigueur scientifique, homme d’amitiés profondes, Teilhard est de ces personnalités attachantes qui peuvent continuer à nous inspirer dans nos propres cheminements humains.

Guy Cossée de Maulde   


[1] Signalons que le présent ouvrage est préfacé par le cardinal Paul Poupard et comporte un avant-propos d’Arturo Sosa, l’actuel supérieur général des jésuites.