En Question n°150 - octobre 2024

La première visite

Close up d'un grillage. crédit : Wesley ting - Unspalsh
crédit : Wesley ting – Unspalsh

Je ne sais pas comment traduire mes premières impressions en détention. Tout est là, à l’intérieur d’une vingtaine d’habitations, à l’écart des grandes villes. Des lieux flous, qui abritent des familles aux avenirs incertains. Est-ce qu’on peut écrire là-dessus ?

Nous sommes à quarante kilomètres de Bruxelles, devant une maison de briques rouges que j’aurais pu confondre avec la ferme du village. Le trottoir est en travaux : il faut sauter par-dessus un fossé pour rejoindre l’entrée. Je suis en grand écart. Parvenue de l’autre côté, j’ai le réflexe de vouloir entasser mes affaires dans un casier et de présenter mes papiers. Puis, je me rappelle qu’ici, les visiteurs ne doivent pas se plier à ces contrôles de sécurité. Tour à tour, nous rencontrons les familles. Nos mains se serrent ; on communique par monosyllabes avant de recourir à des interprètes qui tentent de traduire l’intraduisible. Je griffonne des mots-clés dans une tentative de tisser, filament par filament, un récit cohérent. Mais au fond, je ne sais pas, et je ne saurai jamais. Ce que je mesure, c’est la rapidité avec laquelle une tasse de café peut créer une intimité, ainsi que les litres d’espérance versés aux portes d’une Europe désenchantée.

« Maisons de retour »[1]. Je me suis longtemps demandé ce qui se cachait derrière cet oxymore. Aujourd’hui, je découvre des pièces de vie austères, vidées de la guerre. Je m’aperçois qu’ici, on habite une ligne plutôt qu’un espace. Une espèce de frontière entre la brutalité d’un monde dévasté et une promesse d’avenir vieille comme le monde. Les enfants jouent pendant que nous affrontons en adultes responsables le présent contraignant. Leurs éclats de rire roulent jusqu’à nos oreilles. Je comprends qu’ils sont, pour cette mère, la boussole guidant chacun de ses pas. « Et leurs pensées, où iront-elles se perdre demain ? Dans l’astronomie ? », m’entends-je penser. Bientôt, je réaliserai que nos écoles n’ouvrent pas systématiquement leurs portes à qui veut apprendre. Que l’éducation pour tous, ça n’existe encore que dans les livres. Dans l’esprit des parents, aussi. C’est sans doute ce qui me frappe le plus. Leur détermination à rebâtir des repères. Cet ailleurs dans lequel ils sont déjà tous. Et comment ne pas se laisser contaminer par le rêve d’un monde plus ouvert avec, à sa source, un enfant qui court et apprend librement au gré du vent ?


[1] Les « maisons de retour » sont des maisons unifamiliales semi-ouvertes où peuvent être détenues des familles sans titre de séjour avec enfants mineurs, en vue d’un retour « volontaire » (qui peut être forcé) vers leur pays d’origine.