En Question n°148 - mars 2024

Le passage au tout digital ou comment le travail social se déshumanise

Mourad s’inquiète de voir son référent social remplacé par une adresse e-mail standard pour tenter d’obtenir sa carte médicale. Françoise ne sait plus où se rendre dans son quartier pour imprimer ses extraits de compte.  Or, c’est une démarche essentielle pour elle, elle y voit une occasion de créer du lien. Un service social et financier demande à Carlos une série de documents, sans pour autant se rendre joignable par téléphone : impossible pour lui de s’exprimer dans la nuance et d’être entendu dans toute la particularité de sa situation.

Homme qui tape à l'ordinateur - crédit : Glenn Carstens Peters - Unsplash
crédit : Glenn Carstens Peters – Unsplash


Assistante sociale, j’accompagne quotidiennement, dans le cadre de mes entretiens sociaux, des démarches administratives et sociales n’aboutissant que très difficilement. J’observe un appauvrissement du réseau de mes patient·e·s, face à l’installation ‒ telle une forteresse ‒ d’un lien digitalisé, dépersonnalisé et distancié entre l’individu, l’associatif et l’administration.

Chaque jour davantage, nos services sociaux, administratifs et financiers se digitalisent, pernicieusement et dans l’indifférence totale. Je constate une banalisation de tous les enjeux que recouvre le passage au tout digital pour un pan entier de notre population, ainsi qu’un manque de moyens humains criant au sein de nos administrations. Celles-ci ne parviennent plus à remplir correctement leurs missions premières : recevoir, répondre ou réorienter la demande qui leur est adressée.

Face à cela, mes patient·e·s semblent pris·e·s dans une forme de tension entre, d’une part, l’activation qui leur est enjointe et, d’autre part, l’immobilisme créé par nos structures d’aides sociales qui, par leur fonctionnement, sont toujours plus chronophages et assourdissantes.

Nous, travailleurs sociaux, ne parvenons plus à remplir notre mandat. Nous sommes mis·e·s à mal dans l’exercice et l’essence même de notre travail. Entre les missions portées par nos institutions et les moyens réels tout simplement insuffisants, nous ne pouvons que nous trouver en décalage.

Une manière de résister aux dérives de la transition au tout digital, pour nous travailleurs sociaux, est de continuer à nous rassembler, échanger, nous indigner et rester concernés. Il est vital de maintenir actifs et animés notre réseau, et celui de nos demandeurs·euses.

C’est probablement ainsi que notre créativité dans la relation d’aide et notre pouvoir d’agir subsisteront, fabuleux boucliers humains contre l’impuissance et la sidération qui, sinon, s’installent trop facilement.