Faut-il annuler les dettes publiques des pays insolvables ?
L’annulation (partielle) des dettes publiques des pays exsangues est-elle une folie ? Pourrait-elle encourager d’autres gouvernements à emprunter de manière irresponsable ou à mal gérer leurs finances, dans l’espoir de futurs renflouements ? Au nom de quoi les emprunteurs pourraient-ils s’exempter d’avoir à honorer leur engagement ? Gaël Giraud répond à ces interrogations émanant des milieux d’affaires. Arguments à l’appui, il soutient l’invitation du pape François aux pays riches à annuler les dettes des pays insolvables. Selon l’économiste jésuite, « la justice climatique exigerait [même] bien davantage que la seule annulation de ces dettes publiques ».
Le 9 mai 2024, le pape François a publié une « bulle d’indiction » (lettre patente), intitulée Spes non Confundit (SnC – L’espérance ne déçoit pas), où il annonce le lancement du Jubilé 2025 et en définit les principales orientations spirituelles et pastorales. 2025 est aussi le 800ᵉ anniversaire de l’écriture du Cantique des Créatures par Saint François d’Assise. Or, parallèlement, les émissions mondiales de carbone provenant des combustibles fossiles ont atteint un niveau record en 2024, avec une augmentation de 0,8% par rapport à 2023[1]. Les projections que nous pouvons réaliser suggèrent, depuis plusieurs années déjà, que le seuil d’augmentation de la température moyenne à la surface du globe de +1,5°C sera peut-être atteint avant la fin de cette décennie (ou, à coup sûr, dans la décennie 2030) et qu’il sera très difficile de ne pas franchir le seuil de +2°C au plus tard au tournant de la moitié de ce siècle.
C’est dans ce contexte que le Pape invite les « pays riches » à annuler les dettes des « pays qui ne pourront jamais les rembourser » (SnC §16). Bien qu’une telle invitation fasse évidemment écho au jubilé de la tradition biblique (Lévitique 25) et aux actions couronnées de succès du pape Jean-Paul II dans les années 1990[2], elle ne manque pas de susciter des interrogations dans les milieux d’affaires. Est-ce raisonnable ? Est-ce moral ?
Il s’agit, très probablement, de l’unique voie raisonnable de nous donner les moyens justes, collectivement, de relever les gigantesques défis, à la fois environnementaux, économiques, financiers et sociaux, qui sont les nôtres. Ne pas y consentir aujourd’hui est, au contraire, l’un des plus sûrs moyens de prolonger la grave injustice climatique dont les pays anciennement industrialisés sont responsables et de hâter la ruine de l’ensemble de notre économie mondiale.
Pourquoi annuler les dettes souveraines n’est pas une injustice ?
Lorsqu’un État s’endette, il émet des Bons du Trésor qui, le plus souvent – en particulier pour les pays des Suds –, sont souscrits par des institutions bancaires. Cela signifie qu’une banque accorde un prêt à cet État en échange d’une reconnaissance de dette publique. La plupart du temps, la maturité (c’est-à-dire l’échéance de remboursement) est de l’ordre de deux à trois décennies. Il est crucial de comprendre qu’en accordant ce prêt, une banque crée de la monnaie ex nihilo. Il ne s’agit pas de l’épargne d’un travailleur qui aurait sué sang et eau toute sa vie et dont les maigres économies seraient confiées à l’État. C’est d’ailleurs uniquement par le mécanisme du crédit bancaire que se crée la monnaie dans nos économies. Lorsqu’une banque vous accorde un prêt, l’essentiel de l’argent qu’elle vous prête n’existait pas avant que vous n’ayez signé votre contrat d’emprunt[3]. Inversement, toutes les fois qu’un emprunteur rembourse sa dette, il y a destruction de monnaie. L’annulation d’une dette consiste donc à empêcher la monnaie d’être détruite et à la laisser continuer de circuler. Qui, dans ce cas, est pénalisé ? La banque et ses actionnaires. Personne d’autre. Bien sûr, le secteur bancaire est lésé car les profits qu’il espérait engranger (via le paiement des intérêts) ne lui reviendront pas. Ce n’est pas négligeable, loin de là, mais cela n’a rien à voir avec la spoliation d’une famille qui serait ruinée après avoir durement travaillé pour épargner l’argent qu’un État impécunieux lui aurait volé. En effet, que coûte la création monétaire proprement dite par une banque ? L’huile de coude et un peu d’électricité pour écrire une ligne de code sur un écran d’ordinateur : « je crédite tel compte de telle quantité d’argent (frais) ».
Qui plus est, le pape François a pris soin de préciser que l’annulation des dettes souveraines devrait concerner les pays « qui ne pourront jamais rembourser » (SnC §16). Pour ces pays, une sage gestion de la banque créditrice devrait prendre acte du fait que, de toutes les façons, elle ne récupérera pas le capital qu’elle a prêté mais seulement une partie des intérêts. C’était le cas, par exemple, pour la Grèce dès 2010[4]. Finalement, les créanciers d’Athènes (en majorité, des banques allemandes et françaises) se sont résolus à consentir un haircut (une annulation partielle) de plus de 25% de la dette publique grecque en 2012, donnant lieu à la plus grande restructuration de dette souveraine de l’histoire. Une grande partie des prêts bancaires entre 2001 et 2010 a financé les jeux olympiques de 2004 et l’extension du métro d’Athènes en vue d’accueillir les jeux. Je peux témoigner que certains créanciers savaient bien avant 2010 qu’Athènes ne pourrait pas rembourser. Le capitalisme ne repose-t-il pas justement sur ce critère : les bons gérants sont récompensés par leurs profits, et les mauvais, sanctionnés par leurs pertes ?
La situation se complique du fait que les banques ne sont pas les seules à prêter aux États. Tout d’abord, il existe quelques rares pays où des particuliers sont encore autorisés à prêter à leur pays : les États-Unis, le Japon, la Belgique et l’Italie, notamment[5]. Mais, à ma connaissance, ce n’est le cas d’aucun pays du Sud global. Autre complication, même pour les pays des Suds : les investisseurs institutionnels (fonds de pension, compagnies d’assurance, fonds communs de placement…) se constituent parfois également prêteurs. Ceux d’entre eux qui n’ont pas la licence bancaire ne créent pas de monnaie mais prêtent l’argent des autres.
La situation se complique encore car les Bons du Trésor sont un outil fondamental dans les marchés financiers, où ils servent de collatéraux (c’est-à-dire de garantie à la manière d’une hypothèque) pour diverses opérations financières. Ils agissent comme une colonne vertébrale du système financier mondial, permettant la confiance sur tous les marchés. Une annulation brouillonne des dettes publiques mettrait donc en danger la stabilité des marchés financiers globalisés. Toutefois, la bonne réponse à cette difficulté ne consiste pas à renoncer à négocier les annulations de dettes souveraines des pays pris à la gorge mais à encadrer par la réglementation l’usage des titres de dette publique comme collatéral financier (par exemple, en interdisant qu’un même Bon du Trésor puisse servir simultanément comme garantie à plusieurs opérations distinctes).
Qui peut rembourser ?
Rappelons tout d’abord que, depuis plus de 30 ans, des défauts souverains ont lieu, en moyenne, tous les deux ans. Le non-remboursement d’une dette publique n’est aucunement un phénomène exceptionnel : il fait presque partie de la routine financière internationale.
Aujourd’hui, la dette souveraine mondiale s’élève à environ 97.000 milliards de dollars, dont un gros tiers concerne les pays autrefois dits « en voie de développement ». Elle pourrait dépasser 100.000 milliards de dollars d’ici la fin de 2024, soit l’équivalent du PIB mondial[6]. D’après la Banque Mondiale, en 2022, les pays dits « en développement » ont consacré un montant record de 443,5 milliards de dollars au service de leur dette publique extérieure et des dettes garanties par l’État[7]. La même année, selon l’OCDE, l’aide publique mondiale au développement a atteint environ 204 milliards de dollars[8].
Récemment, l’Égypte, le Pakistan, le Sri Lanka, le Ghana, la Zambie, le Tchad, le Soudan et le Zimbabwe ont été désignés comme des pays très probablement insolvables[9]. Si seule la dette extérieure peut raisonnablement être annulée (car la dette intérieure pénaliserait le secteur bancaire national), son total, pour ces huit pays s’élève à 438 milliards de dollars. Il y a toutefois une légère ironie à pointer certains pays davantage que d’autres. En effet, en réalité, aucun État souverain ne rembourse vraiment sa dette : il la « roule », c’est-à-dire qu’il rembourse une dette arrivée à échéance en contractant un nouvel emprunt du même montant. En principe, un État peut continuer à rouler sa dette indéfiniment, tant qu’il est en mesure d’emprunter à des taux d’intérêt favorables car, ce à quoi il ne peut pas se soustraire, c’est au paiement des intérêts. C’est d’ailleurs la seule chose qui intéresse vraiment les créanciers puisque c’est du paiement des intérêts qu’ils tirent leur profit (et non du remboursement du capital) : contrairement aux apparences, le roulement de la dette est donc une « très bonne affaire » pour les banques puisqu’il permet de prolonger indéfiniment le paiement des intérêts. Mais il induit aussi un chantage au remboursement de la dette qui peut potentiellement ne jamais prendre fin et justifier – comme c’est le cas aujourd’hui en Europe – des coupes budgétaires insensées et la destruction du service public. Aucun État ne rembourse jamais sa dette : il la refinance. Cela profite à ses créanciers et sert de prétexte à la suppression du financement des services publics.
Est-il immoral d’annuler ?
L’annulation de la dette pourrait-elle encourager d’autres gouvernements à emprunter de manière irresponsable ou à mal gérer leurs finances, dans l’espoir de futurs renflouements ? Ce risque dit « d’aléa moral »[10] (qui n’a, à vrai dire, pas grand-chose à voir avec la morale) n’a pourtant pas un poids considérable : s’opposer à négocier des annulations au motif que cela inciterait d’autres pays à mettre en œuvre une gestion laxiste de leurs finances publiques a autant de valeur morale que de s’opposer à pratiquer les ablations de métastases contre les cancers du poumon au motif que cela en inciterait d’autres à continuer de fumer. En outre, le risque d’aléa moral peut être atténué en liant les annulations de dettes à des engagements clairs et vérifiables en matière de réformes économiques. Tous les tristement célèbres plans d’ajustement structurel du FMI sont construits sur cette idée de la conditionnalité[11] attachée aux restructurations de dettes publiques[12].
Qui plus est, les pays qui ont subi des réformes sévères pour rembourser leurs dettes pourraient considérer l’annulation comme injuste : n’induirait-elle pas une inégalité de traitement entre les pays débiteurs ? Réfléchissons : la plupart du temps, les sacrifices qui ont été exigés de certains pays débiteurs pour qu’ils remboursent leurs dettes (par exemple, au Mexique durant la « décennie perdue » des années 1980) l’ont été parce que les créanciers ont exigé des réformes structurelles dont nous savons aujourd’hui qu’elles étaient souvent pires que le mal. C’est le cas, par exemple, de la saignée infligée en pure perte à la Grèce dans la décennie 2010 : le ratio dette/PIB était de 206,3% en 2020 contre 146,2% en 2010. S’interdire de renégocier une dette au motif que d’autres ont souffert de ne pas pouvoir le faire revient à prétendre que ceux qui sont morts d’avoir subi de mauvais traitements contre le cancer des poumons trouveraient injuste que les autres tabagistes ne puissent pas bénéficier de meilleures thérapies.
Reste l’argument « moral » élémentaire : après tout, en contractant un prêt, les emprunteurs se sont engagés[13]. Au nom de quoi pourraient-ils s’exempter d’avoir à honorer leur engagement ? S’il est clair qu’un certain nombre de pays ont contracté des emprunts déraisonnables (par exemple, le Venezuela mais aussi les États-Unis)[14], il faut souligner que, souvent, leur insolvabilité provient d’événements qui échappent à leur contrôle : une guerre (Soudan, Ukraine, Liban…), une catastrophe climatique (Bangladesh, Mozambique, les îles du Pacifique…), la hausse des taux d’intérêt directeurs de la Réserve fédérale américaine (Pakistan, Egypte, Ghana, Argentine…)[15], etc. En outre, on l’a dit, les créanciers portent eux aussi une responsabilité dans l’endettement insoutenable, en prêtant de manière excessive ou irresponsable sans évaluer correctement les risques qu’ils courent. C’est le cas entre autres des créanciers de la Grèce entre 2001 et 2010, de la Zambie en 2010, ou encore de l’Argentine en 2018 puis 2020.
Toutefois, le principal argument avancé, à juste titre, par François pour justifier le non-remboursement d’une partie des dettes souveraines des pays pauvres est celui de la dette écologique (Laudato si’ §51, citée dans SnC §21). Une manière d’estimer la dette écologique des pays « riches » à l’égard des autres consiste à calculer le coût actuel du réchauffement sur les pays et à en imputer la responsabilité aux pays industrialisés au prorata de leur contribution aux émissions. Quant aux « créanciers » de la « dette écologique », ce devraient être logiquement les pays les plus durement touchés par notre addiction aux hydrocarbures fossiles.
Si l’on combine le PIB et les pertes en capital, on constate que les pays à revenu faible et intermédiaire ont subi une perte totale de 21.000 milliards de dollars depuis l’adoption de la Convention de Rio en 1992[16]. Tous les groupes de parties à la Convention-cadre des Nations unies sur le changement climatique (CCNUCC), à l’exception de l’Union européenne, ont subi des pertes totales nettes, les plus importantes étant celles du G77 (pays du Sud et Chine), d’un montant d’environ 29.000 milliards de dollars. Ce qui nous fournit un ordre de grandeur de la dette écologique totale, aujourd’hui, due par les pays anciennement industrialisés à presque tous les autres. Les 438 milliards de dollars d’annulation de dette publique extérieure d’une poignée de pays en grande difficulté dont il a été question plus haut représentent donc une fraction ridicule de cette dette (moins de 1,7%). Les objections à l’annulation qui tenteraient de s’appuyer sur des arguments moraux doivent donc se rendre à l’évidence : la justice climatique exigerait, au contraire, bien davantage que la seule annulation de ces dettes publiques.
Conclusion ?
L’annulation partielle des dettes publiques des pays exsangues est-elle une folie ? La question mérite d’autant plus d’être posée qu’aucun pays souverain ne devrait avoir besoin, en réalité, de s’endetter sur les marchés pour financer ses dépenses publiques. Il pourrait fort bien décider de se financer à taux nul auprès de sa banque centrale comme l’ont fait, avant les années 1970, les pays jouissant de la souveraineté monétaire et qui, à l’instar de la France, s’étaient affranchis des contraintes de l’étalon-or. Pourquoi avons-nous choisi, il y a un demi-siècle, d’obliger les États à s’endetter à des taux positifs auprès du secteur bancaire privé ? Cette disposition a largement contribué au triplement de la dette publique mondiale depuis les années 1980, et elle a principalement servi à enrichir les « élites » prioritairement responsables du désastre écologique. Ne serait-ce pas plutôt justice et sagesse que d’annuler une (modeste) partie de cette dette pour les pays en difficulté en vue, par exemple, de contribuer à financer de quoi sauver notre maison commune ?
[1] « Global carbon emissions from fossil fuels have reached a record high in 2024 », University of Exeter, 12 novembre 2024.
[2] Dès l’encyclique Centesimus Annus (1991) et jusqu’à l’année jubilaire 2000, Jean-Paul II a plaidé pour l’annulation de certaines dettes publiques des Suds, en particulier en Afrique. Son plaidoyer est crédité d’avoir influencé les restructurations de dettes consenties au début des années 2000.
[3] Richard A. Werner, « Can banks individually create money out of nothing? The theories and the empirical evidence », International Review of Financial Analysis, vol. 36, décembre 2014, pp. 1-19 et Gaël Giraud, Illusion financière, Éd. de l’Atelier, 2014.
[4] En 2011, j’avais alerté sur l’incapacité d’Athènes à rembourser sa dette : Gaël Giraud, « Grèce : dettes publiques contre dettes privées », Projet, n°320, 2011, pp. 8-16.
[5] La souscription de Bons d’État à un an pour environ 22 milliards d’euros par les particuliers belges en 2023 reste un événement exceptionnel : d’ordinaire, l’État belge emprunte aux particuliers à hauteur de quelques centaines de millions d’euros, et uniquement en cas de crise.
[6] Era Dabla-Norris, Davide Furceri, Raphael Lam, Jeta Menkulasi, « Global Public Debt Is Probably Worse Than it Looks », IMF Blog, 15 octobre 2024.
[7] Banque Mondiale, « Remboursement de la dette publique : les pays en développement ont dépensé un montant record de 443,5 milliards de dollars en 2022 », communiqué de presse, 13 décembre 2023.
[8] OCDE, « Flux financiers vers les pays en développement », statistiques, 21 mars 2024.
[9] Libby George, « S&P Global says countries likely to default more often in coming decade », Reuters, 14 octobre 2024.
[10] L’aléa moral consiste dans le fait qu’un agent assuré contre un risque peut se comporter de manière plus risquée que s’il était totalement exposé au risque.
[11] L’idée d’imposer une « bonne gouvernance » technocratique, qui a prévalu dans les années 1990, est très critiquée aujourd’hui. Voir, par exemple, Katharina Pistor, « Good governance is a bad Idea », Project Syndicate, 9 août 2023.
[12] Les swaps de dette pour le climat sont une solution beaucoup plus prometteuse (voir Gaël Giraud, « Remettre les dettes publiques des pays insolvables : scandale ou sagesse ? », Civilta Cattolica, à paraître).
[13] Sur la théologie politique sous-jacente à l’impératif du remboursement des dettes, voir Gaël Giraud, Composer un monde en commun, Seuil, 2022, chapitre 7.
[14] Le Venezuela a emprunté davantage que le montant de son PIB annuel en endossant ses emprunts sur le prix du pétrole. Lorsque ce dernier s’est effondré, Caracas s’est retrouvé en défaut de paiement. Aux États-Unis, le ratio service de la dette/recettes fiscales est aujourd’hui de 24%…
[15] La hausse des taux de la Fed attire les investisseurs vers les actifs en dollars, provoquant une fuite des capitaux des économies émergentes et une dépréciation de leurs devises locales, ce qui fait augmenter leur dette publique. Ce fut déjà le drame qui a décimé l’Asie du Sud-Est en 1997.
[16] Syders, « Loss and Damage Today: The Uneven Effect of Climate Change on GDP and Capital », University of Delaware, 28 novembre 2023.