La démocratie libérale à la croisée des chemins
La démocratie libérale doit faire face aujourd’hui à une série de défis globaux. Ceux-ci sont principalement liés à la crise climatique, aux enjeux de la santé publique mondiale et de la diffusion des technologies numériques ainsi qu’à un réveil des identités nationales et convictionnelles. Pour la revue En Question, Raoul Delcorde se demande si la démocratie libérale a les capacités d’affronter les nouveaux enjeux globaux pour survivre au XXIe siècle. Il propose une refonte du principe de solidarité pour préserver la démocratie.
Les manuels de science politique se contentent en général de définir la démocratie en se référant à la théorie de la séparation des pouvoirs de Montesquieu. Mais la démocratie telle que nous la connaissons dans nos pays est la démocratie libérale. Sur le plan politique, pour reprendre la lumineuse définition du philosophe Paul Ricœur, elle « n’est pas un régime politique sans conflits, mais un régime dans lequel les conflits sont ouverts et, en outre, négociables »[1]. Le système représentatif (autre caractéristique de la démocratie libérale) permet aux « élus du peuple » de négocier en son nom en se référant à un corpus juridique que l’on définit communément comme l’État de droit. Pour rappel, l’État de droit, qui est mentionné à l’article 2 du Traité de l’Union européenne (UE), est un « État dans lequel les normes juridiques sont hiérarchisées de telle sorte que sa puissance s’en trouve limitée » (définition classique, attribuée au grand juriste Hans Kelsen). On peut y ajouter le respect de la dignité humaine, des droits humains et des libertés fondamentales telles la liberté de conscience et de culte, la liberté d’expression, la liberté de réunion et d’association.
Un système politique représentatif et pourtant menacé de l’intérieur
Et pourtant, la démocratie libérale apparaît menacée là même où elle émergea. En effet, dans nombre de cas, la démocratie libérale s’est associée à un modèle économique de libre entreprise selon lequel l’État ne doit pas gêner le marché. Or, ce modèle économique est légitimement décrié pour son incapacité à réduire durablement les inégalités au sein des pays développés. En effet, ce projet économique libéral repose sur la promotion de mécanismes de mobilité sociale qui permettraient de réduire la pauvreté. Et, si les inégalités ne sont pas résorbées à travers des mécanismes de mobilité (le fameux ascenseur social, dont on dit aujourd’hui qu’il est en panne), celles-ci peuvent durablement fragiliser la société. Les protestations des « gilets jaunes » en France en portent témoignage. Les films des frères Dardenne illustrent bien cette deshumanisation de notre société face aux impératifs de rentabilité du système économique et social.
Bien plus, le libéralisme ne s’appuie pas sur le lien social pour proposer une éthique commune. L’individu s’efforce alors de construire seul cette morale. À une époque où triomphent les technologies de la communication, les individus sont « seuls ensemble » pour reprendre le titre d’un livre de l’anthropologue américaine Sherry Turkel. En effet, plus l’individu est connecté et plus il a le sentiment d’être proche de tout le monde et pourtant il s’éloigne du monde réel. C’est la voie ouverte aux techniques de conditionnement des masses avec les répercussions que l’on sait dans le fonctionnement des démocraties libérales (cf. l’usage que l’ancien Président Trump fit des réseaux sociaux tant durant sa campagne électorale que durant son mandat).
Enfin, on constate aujourd’hui une montée du populisme, avec l’exploitation que des partis politiques « démocratiques » font du sentiment d’insécurité de certains segments de la population. Insécurité face à la mondialisation, face à l’immigration aussi. La démocratie libérale est, sinon en crise, en tous cas contestée au sein des sociétés qui en ont été les premières bénéficiaires. Mais cette crise est mondiale.
Un processus sujet aux dérives autoritaires ou populistes
Les pays émergents ont connu une montée en puissance économique marquée par une réduction de la pauvreté. Pourtant, la transition démocratique paraît connaître un coup d’arrêt. Le processus démocratique au Moyen-Orient ralentit, malgré les printemps arabes, avec un retour des régimes autoritaires. Des structures sociales néo-patriarcales limitent l’émergence des démocraties libérales.
En Europe centrale, les avancées de la démocratie libérale ont été freinées par l’ampleur de la transition politique et économique post-communiste. Dans un pays comme la Hongrie, un parti « attrape-tout » comme le Fidesz a pris progressivement le contrôle des institutions étatiques, ce qui a permis au chef de gouvernement Viktor Orban de consolider son pouvoir, avec les dérives autoritaires que l’on connait. En outre, le populisme des dirigeants hongrois et polonais veut dénoncer la mondialisation et mobiliser sur un nouveau registre opposant non plus le prolétaire et le bourgeois mais l’enraciné et le déraciné, le local et le global. De telles propositions ne justifient ni l’exclusion de l’étranger ni l’autoritarisme. Ces États correspondent à la définition de Fareed Zakaria au sujet des « démocraties illibérales », c’est-à-dire des États dont les dirigeants sont élus (c’est l’aspect démocratique) mais qui privent leurs citoyens des droits fondamentaux.
En Asie du Sud-Est, la démocratie paraît, là aussi, très « contrôlée ». Selon la « doctrine Lee » (du nom de Lee Kuan Yew, homme d’État singapourien et père du « miracle économique » de Singapour), les libertés individuelles peuvent être un obstacle à une meilleure efficacité économique. C’est ainsi qu’on a pu attribuer le succès de la gestion de la pandémie du Covid à Singapour au caractère « disciplinaire » de la démocratie de la cité-État asiatique. On pourrait en dire de même au sujet des menaces du Président Duterte des Philippines d’envoyer en prison ses compatriotes qui refuseraient de se faire vacciner… Et que dire, sur le continent latino-américain, de la gestion de la pandémie par le président brésilien Bolsonaro ? Là aussi la démocratie libérale est sérieusement mise à mal…
Ainsi donc la démocratie libérale de ce début du XXIe siècle paraît hoqueter tant dans les pays où elle s’est épanouie d’abord que dans de nombreux pays émergents où elle connaît de singulières dérives.
Comment affronter les nouveaux enjeux globaux ?
À ces défis politico-économiques, il convient d’ajouter une série de défis globaux qui affectent la conduite de la démocratie libérale.
La récente crise sanitaire interroge la capacité des démocraties libérales à faire face efficacement à ce type de risque majeur. En cas de menace sur la santé publique, l’État se doit de contraindre les comportements individuels pour limiter les risques d’épidémie. Mais une démocratie peut-elle ordonner un confinement généralisé sans remettre en question fondamentalement son caractère libéral ? Renaît alors la crainte de la manipulation des individus par un « biopouvoir » théorisé par Michel Foucault. Ce dernier avait expliqué dans plusieurs de ses ouvrages que, à partir du XIXe siècle, le contrôle des comportements politiques et sociaux des individus se doublait d’un contrôle de la vie et de la santé de la population. C’est le biopouvoir qui impose des règles sanitaires contraignantes, comme à l’occasion de la pandémie du Covid. Ce biopouvoir entend légitimer le recours à l‘état d’urgence, au confinement. Cette thèse est évidemment discutable mais elle a le mérite de mettre en exergue une constante dans l’histoire des pandémies : un gouvernement qui gère correctement une pandémie en retire toujours un avantage politique, qui est de légitimer ses actions. À l’inverse, une mauvaise gestion d’une pandémie a toujours un coût politique.
Autre défi global, le numérique. Le recours à des décisions fondées sur des algorithmes fait peser un risque direct sur la notion de responsabilité en démocratie. C’est ce qu’explique Cathy O’Neill dans son livre Weapons of math destruction (traduit sous le titre de Algorithmes : la bombe à retardement). Il s’agit d’une analyse très documentée du Big Data, démontrant que l’utilisation massive des données personnelles constitue une menace pour la liberté individuelle à travers le non-respect de la vie privée. Les pays européens seraient perçus comme trop faibles pour défendre une vision commune de la « démocratie numérique » face à des acteurs comme la Chine.
Enfin, la nature délibérative du régime démocratique est vue par certains comme un frein à la lutte contre le changement climatique. Comment concilier les objectifs du long terme que constituent la réduction de l’empreinte environnementale et le développement socio-économique ? La démocratie libérale peut paraître désavantagée face à ces nouveaux défis sanitaires, numériques, et environnementaux.
Une refonte du principe de solidarité pour préserver la démocratie
La crise que traverse la démocratie libérale n’est pas nécessairement le signe d’un état pathologique. Karl Popper, dans La société ouverte et ses ennemis explique que la démocratie est un régime politique imparfait qui, au gré des succès et des échecs, tente d’éviter le péril de la tyrannie. De son côté, Edgar Morin explique que la démocratie exige à la fois consensus, diversité et conflictualité. Il précise que « la démocratie constitue un système politique complexe dans le sens où elle vit de pluralités, concurrences et antagonismes tout en demeurant une communauté »[2].
Comment garantir un avenir à la démocratie au XXIe siècle ? Par la réinvention de son modèle économique d’une manière aussi profonde que ce qui fut opéré dans les années 1950 face à la menace que représentait alors le communisme. L’adoption par l’UE en juillet 2020 d’un plan de relance de 750 milliards d’euros baptisé « Next Generation EU » a été qualifié d’historique. Mais est-ce suffisant pour rétablir la confiance dans le système démocratique libéral ?
Le concept-clef qui permettra à la démocratie de subsister est sans doute celui de solidarité. En effet, la multiplication des crises appelle à un renforcement et à une refonte de la solidarité internationale. Les crises environnementales et sociales que traverse le monde imposent de repenser le mode d’expression de la solidarité internationale. Comme le note Nicole Gnesotto, « on n’insistera jamais assez sur ce paradoxe de la mondialisation : elle n’est ni globale ni mondiale. Elle n’enrichit pas tous les États de la planète, elle n’enrichit pas toutes les catégories sociales dans les pays développés »[3]. Du fait de la mondialisation, les grands enjeux internationaux sont aujourd’hui des enjeux sociaux (comment gérer la planète ?). La sécurité alimentaire, environnementale, sanitaire, économique, est plus importante pour la stabilité du système mondial que les grandes questions politico-stratégiques. Parce qu’elle abolit les distances, la mondialisation se traduit par une forme d’inclusion puisque tous les êtres humains sont dans un monde unique, caractérisé par l’interdépendance et la mobilité.
Les crises que nous vivons appellent une refonte du principe de solidarité autour de la notion de responsabilité. Les États de la planète partagent une même destinée. Ainsi la crise environnementale doit elle être analysée à travers le prisme de la « responsabilité commune mais différenciée »[4]. Ce même principe pourrait être appliqué à la crise migratoire entre les pays de transit, de départ et d’arrivée. En outre, il ne revient pas seulement aux États et aux individus d’agir de manière solidaire. De plus en plus, les entreprises remettent en cause le principe de pure rentabilité pour une logique de responsabilité sociale des entreprises. Celle-ci influe sur le modèle économique complet de l’entreprise en y intégrant des critères environnementaux, sociaux et de bonne gouvernance.
Malgré son apparente faiblesse et l’ampleur des défis nouveaux qu’apporte le XXIe siècle, notre modèle démocratique dispose des capacités structurelles de se réinventer pour organiser la vie sociale. Pour cela, le principe de liberté qui y est consacré doit pouvoir s’équilibrer avec les principes d’égalité et de fraternité. C’est l’idée du contrat social (et écologique), qu’il semble impératif de redéfinir. À l’échelle de la planète, et face à la multiplication des crises, il importe de réaffirmer l’exigence d’une solidarité qui concerne l’ensemble des acteurs internationaux. Et comme l’explique l’éminente juriste Mireille Delmas-Marty, dans Aux quatre vents du monde[5], il convient de transformer les souverainetés solitaires en souverainetés solidaires. Selon cette auteure, nous (les Européens) sommes dans l’illusion d’une souveraineté nationale qui pourrait rester solitaire. En réalité, à l’échelle européenne et même mondiale, ce dont on a besoin est d’une souveraineté solidaire, qui prenne en charge à la fois les intérêts nationaux mais aussi mondiaux. Ou comme le dit poétiquement la même auteure, « nous devrions devenir les gardiens d’une terre habitable et d’une paix durable ».