L’Indo-Pacifique, nouvel enjeu stratégique mondial ?
Le 15 septembre 2021, l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni ont annoncé la mise en place d’une nouvelle alliance militaire tripartite, dite ‘AUKUS’ (acronyme de l’anglais Australia, United Kingdom et United States), visant à contrer l’expansionnisme chinois dans l’Indo-Pacifique. On a beaucoup parlé des conséquences de l’AUKUS sur les relations entre la France, les États-Unis et l’Australie (vu la rupture d’un contrat de fourniture de 12 sous-marins français, d’une valeur totale de 56 milliards d’euros), mais les implications stratégiques pour les nations de l’Indo-Pacifique (y compris la France), et pour la Chine en particulier, sont également des éléments cruciaux à prendre en considération.
Un jeu de rapport de force entre les États-Unis et ses alliés et la Chine
Du temps du Président Obama, les États-Unis avaient lancé le « Pivot vers l’Asie » en vue de contenir les poussées chinoises de l’océan Indien à l’océan Pacifique. C’est ainsi qu’est née l’idée du bassin « Indo-Pacifique » pour anticiper les rivalités géostratégiques dans la région. Le cœur géographique de l’Indo-Pacifique comprend l’Asie du Sud-Est, la mer de Chine méridionale, le détroit de Malacca et le Golfe de Bengale. En géopolitique, pour citer un expert, « l’espace indo-pacifique désigne avant tout les rivages de l’Asie et de l’Afrique organisés autour du pivot chinois et indien, avec Singapour et Malacca en nœud central et Suez et Panama comme verrous d’accès »[1].
Ce qui est nouveau, c’est le lien entre l’océan Indien et l’océan Pacifique. On parlait naguère de l’Asie-Pacifique (cf. l’APEC, le forum économique de l’Asie-Pacifique). Or, la montée en puissance de l’Inde amène à élargir le concept de l’Asie-Pacifique en l’ouvrant à l’Inde. On sait que 2/3 du commerce mondial transite par l’Indo-Pacifique, grâce aux « sea lanes of communication » (les autoroutes maritimes empruntées par les cargos et porte-conteneurs), les plus encombrées du globe. En réponse aux plans stratégiques américains, Pékin a développé un concept géoéconomique et diplomatique au travers des « Nouvelles routes de la soie » (l’initiative ‘Belt and Road’). Suite à cela, les dirigeants politiques américains ont conçu le projet de renforcer les alliances stratégiques dans la zone. Les États-Unis se sont employés à mobiliser leurs partenaires régionaux dans un jeu de rapports de force avec Pékin.
Cette stratégie indo-pacifique des États-Unis est d’une conception assez classique. Elle est fondée, notamment, sur le renforcement des capacités des alliés américains, c’est-à-dire sur le transfert d’équipements militaires visant à surclasser ou à dissuader les capacités chinoises. Il s’en est suivi la multiplication d’exercices militaires conjoints dans les eaux de la mer de Chine, avec la Corée du Sud, le Japon, et Taïwan. En ce sens, les capacités diplomatiques et militaires des États-Unis ont suivi une courbe croissante de moyens, de navires de guerre déployés et de présence militaire dans la zone indo-pacifique. En impliquant le rival historique de la Chine qu’est l’Inde, en faisant appel à l’Australie et à la Nouvelle-Zélande, mais aussi (jusqu’à récemment) à la France (qui dispose de territoires dans l’océan Pacifique) et à la Grande-Bretagne, les Américains ont véritablement opéré une stratégie d’encerclement de la Chine. Pour ce faire, ils ont également ranimé le QUAD (Quadrilateral Security Dialogue), cette alliance réunissant les États-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde, créée en 2007. Les forces navales de ces quatre pays se sont livrées à des exercices maritimes conjoints en 2020, dans le Golfe de Bengale et au large de la côte des Malabars, en mer d’Arabie. Mais le QUAD est une alliance de circonstance et non une organisation militaire comme l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique nord).
Il y a, d’ailleurs, un intéressant glissement du champ lexical puisque la stratégie indo-pacifique implique les démocraties d’Asie-Pacifique et l’Inde opposées aux régimes autoritaires (Chine) ou totalitaires (Corée du Nord). Au fond, c’est une nouvelle croisade pour la défense de la liberté, dans l’esprit de ses concepteurs. À mesure que la Chine manifeste sa volonté de contrôler son environnement maritime, les États ralliés sous la bannière indo-pacifique n’ont de cesse de défendre la liberté de circuler dans la zone en question. Et de s’opposer à une forme de militarisation de l’espace géostratégique liant les deux océans.
La Chine a elle-même développé une stratégie maritime connue sous le nom de « collier de perles ». Elle consiste en l’installation par la marine de guerre chinoise de points d’appui en mer de Chine et surtout dans l’océan Indien. Depuis la fin des années 1990, la Chine a en effet signé une série d’accords bilatéraux avec des États alliés ou partenaires afin de construire des bases militaires ou des infrastructures portuaires pouvant servir à sa marine. Ces ports construits grâce à la Chine constituent autant de points d’appui stratégiques.
Pour la marine chinoise, l’objectif est de pouvoir contrôler la mer de Chine et l’océan Indien. Il est aussi de contrer la présence américaine (directe ou via des alliés) au large de ses côtes. Contrôler les mers et les routes commerciales, c’est aussi s’assurer de la sécurité de ses approvisionnements en énergie, alors que le modèle de croissance chinois est énergivore. Il y a, de ce point de vue, le syndrome de Malacca. Il faut savoir que près de 80% des importations d’hydrocarbures de la Chine passent par le détroit de Malacca. Or, il est principalement sous contrôle américain. En cas de blocus de ce détroit, la Chine serait exposée à une crise énergétique majeure et donc très vulnérable aux pressions américaines. La stratégie du « collier de perles » doit permettre à la Chine de pouvoir mener une stratégie maritime loin de ses côtes (deep water ou blue water strategy), grâce à des ports où les navires de combat chinois peuvent mouiller sans risque (au Pakistan, au Bangladesh, au Sri Lanka). Mais dans la mer de Chine, le contrôle stratégique passe par des revendications territoriales : îles Senkaku, Paracels, Natuna et Spratleys. Ces différentes îles constituent le premier cercle du collier de perles. Il y a eu des accrochages, notamment entre la marine chinoise et celle du Vietnam au sujet des Paracels. Tous ces États aux prises avec un différend territorial avec la Chine ont demandé la protection américaine contre ce qu’ils considèrent comme des visées expansionnistes de la Chine.
Pour tous ceux qui auraient encore des doutes, Washington a clairement indiqué, dès l’annonce de la nouvelle alliance trilatérale avec l’Australie et le Royaume-Uni (AUKUS), que contrer la Chine est sa priorité numéro un et qu’il fera tout ce qu’il faut pour y parvenir.
La suprématie militaire contre le piège de Thucydide
La création de l’AUKUS, et en particulier la décision d’exporter des sous-marins nucléaires d’attaque (SNA), a suscité des réactions mitigées parmi les partenaires de l’Amérique en Asie orientale. Ces réactions sont largement reflétées par deux approches concurrentes : renforcer la suprématie militaire face à une Chine montante, d’une part, et tenter d’éviter le tristement célèbre « piège de Thucydide », d’autre part. Il s’agit d’une expression forgée par le politologue américain Graham Allison pour décrire la situation dans laquelle se trouve une puissance longtemps dominante, face à l’émergence d’une nouvelle puissance rivale.
Les partisans de l’équilibre des forces considèrent que la seule façon de contenir la montée agressive et expansionniste de Pékin est de rétablir la supériorité militaire. À ce titre, ils accueillent l’AUKUS comme un signal fort de l’engagement et du soutien de Washington. Ce groupe comprend des pays qui entretiennent des relations conflictuelles durables avec la Chine : le Japon, Taïwan, la Corée du Sud, les Philippines et le Vietnam. L’Inde doit également être incluse dans ce groupe. Pour être précis, certains de ces pays considèrent également le contrat de livraison de SNA à l’Australie comme une opportunité d’acquérir le sous-marin pour eux-mêmes.
De cet aperçu, nous pouvons souligner que la France n’est pas le seul pays de l’Indo-Pacifique qui ne veut pas suivre aveuglément et inconditionnellement les États-Unis sur leur chemin risqué contre la Chine. La vision française et européenne de l’Indo-Pacifique, qui consiste davantage à renforcer la coopération et le dialogue avec les alliés et les partenaires afin de faire face aux menaces croissantes dans la région, n’est donc pas aussi isolée que certains l’ont affirmé.
La décision de Washington alimente également la rhétorique de la Chine. Tout d’abord, l’AUKUS a renforcé l’argument selon lequel les États-Unis sont en fin de compte un allié peu fiable. Ce discours a notamment pris de l’ampleur pendant le mandat de Trump, et Pékin l’a repris lorsque les Américains se sont retirés d’Afghanistan en août dernier, accusant Washington d’abandonner ses alliés quand il n’en a plus besoin.
En outre, l’AUKUS est utilisé pour galvaniser le nationalisme à l’intérieur du pays, en alimentant la rhétorique des autorités chinoises sur la menace américaine. Au cours des derniers mois, la Chine a renforcé sa stratégie de pression à l’égard de ses voisins maritimes par le biais d’opérations militaires aériennes au large de Taïwan, du Japon ou de la Malaisie, la militarisation de ses garde-côtes et l’utilisation sans retenue de la police maritime, notamment contre les Philippines. Il faut donc s’attendre à une attitude encore plus agressive de la Chine dans les mois à venir.
En ce qui concerne l’Australie, les médias d’État officiels chinois ont déjà menacé directement Canberra. Dans un éditorial du journal chinois Global Times, par exemple, on peut lire : si nécessaire, « la Chine punira certainement [l’Australie] sans pitié », et […] « les troupes australiennes sont également les plus susceptibles d’être touchées par la guerre ».
Accroissement des tensions dans la région indo-pacifique
Alors que le concept indo-pacifique a gagné du terrain parmi les démocraties du monde entier au cours des dernières années, l’AUKUS semble avoir fracturé cette convergence apparente. En négociant avec l’Australie dans le dos de la France, les États-Unis ont alimenté le sentiment anti-américain déjà très répandu en France. Ils ont mis sur la touche une nation fermement engagée dans l’Indo-Pacifique et le partisan le plus actif de ce concept au sein de l’Union européenne (UE). La France a été le premier pays européen à publier sa stratégie nationale indo-pacifique (2018), avant l’Allemagne et les Pays-Bas (2020). Autre geste discutable, l’annonce de la nouvelle alliance AUKUS par Washington, Canberra et Londres le jour même où l’UE a publié sa propre « stratégie de coopération dans l’Indo-Pacifique ».
En outre, au lieu de procéder étape par étape, patiemment et en concertation avec les alliés et les partenaires, Washington, Canberra et Londres ont déclenché un tollé mondial avec l’annonce surprise de l’AUKUS et du programme SNA aux contours encore assez vagues.
Le battage médiatique autour de l’AUKUS et du SNA accentue les rhétoriques guerrières dans la région. À première vue, les 8 SNA annoncés pour la marine australienne pourraient faire basculer de manière significative l’équilibre des forces militaires en faveur des Américains (dont la flotte actuelle de SNA est supérieure à 50, contre une douzaine pour la Chine).
Cela dit, face à une menace chinoise croissante, l’Australie a estimé que les États-Unis, puissance dominante dans la région, offre davantage de garanties de sécurité qu’une France aux moyens limités.
La Chine dispose actuellement d’une flotte de 8 SNA, qu’elle a construits en moins de 15 ans. Elle dispose aussi de 60 sous-marins conventionnels. L’expansion de la flotte se poursuit, la prochaine génération de SNA sortira des chantiers navals chinois dans les prochaines années. À ce titre, on peut s’interroger sur la décision précipitée des Australiens de rompre un contrat vieux de 6 ans avec Naval Group et de modifier un élément entier de leur stratégie navale. Canberra perçoit un besoin urgent d’équilibrer la Chine, mais devra désormais attendre 20 ans, au lieu de 10, pour recevoir son premier sous-marin d’attaque. S’il y a une telle hâte à affronter la Chine, pourquoi prendre le chemin le plus long ?
Il reste une question importante : la zone indo-pacifique est beaucoup trop grande pour être défendue par les États-Unis. Ils disposent bien d’appuis en Asie du Sud-Est mais ce n’est pas vraiment le cas dans l’océan Indien (si ce n’est à Oman et sur l’île de Diego-Garcia, à 2.000 km de la pointe méridionale de l’Inde). Dès lors, cette stratégie nécessite une « sur-extension » des capacités navales américaines, très hypothétique pour le moment. Mais la Chine, ne disposant que de peu d’alliés régionaux, est également assez isolée par rapport aux coalitions qui se mettent en place pour contrer son hégémonie régionale. Le jeu stratégique dans l’Indo-Pacifique n’en demeure que plus incertain.
Que faire pour stabiliser la région ?
Aucune région ne sera plus importante pour la paix et la prospérité mondiales dans les années à venir que la région indo-pacifique, qui compte nombre de points chauds géopolitiques, de puissances émergentes, de partenariats politiques et économiques qui se chevauchent et de risques de conflit. L’Asie du Nord-Est (notamment la Corée du Nord et la mer de Chine orientale) reste l’épicentre des risques sécuritaires de la région. Si l’Asie du Sud-Est est un moteur de la croissance économique régionale et mondiale, les conflits frontaliers en mer de Chine méridionale menacent également la stabilité régionale. L’expansion de l’initiative chinoise ‘Belt and Road’ (BRI) accroît également l’importance géopolitique de l’océan Indien et du détroit de Malacca en tant que voie maritime pour les ressources naturelles. Du point de vue de la sécurité, l’intensification de la concurrence entre les États-Unis et la Chine a encore compliqué ces tensions géopolitiques et géoéconomiques, une tendance qui s’est accélérée pendant la pandémie de Covid-19.
Dans un contexte de concurrence croissante entre les États-Unis et la Chine, les pays de moyenne puissance, en particulier le Japon, devraient jouer un rôle important dans l’élaboration des fondements de la stabilité et de la prospérité dans la région indo-pacifique. Le rôle de leader des États-Unis reste d’une importance capitale, mais il est nécessaire de construire un réseau de puissances moyennes, dont font partie le Japon, l’Australie, l’Inde et l’Indonésie, plutôt qu’un Indo-Pacifique bipolaire ou unipolaire soumis à la coercition chinoise. Le Japon devrait assumer un rôle de coordination en écoutant les voix des pays de l’Indo-Pacifique et en utilisant des institutions multilatérales telles que l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN), tout en renforçant son alliance avec les États-Unis et en établissant des réseaux avec des partenaires partageant les mêmes idées, comme l’Australie et l’Inde. Le Japon devrait prendre la tête de l’élaboration d’une stratégie souple et adaptée aux besoins de la région par le biais d’une série de dialogues multilatéraux et bilatéraux.